Bancale
minuitxv
Une frêle silhouette apparaît en haut de la ruelle pavée. Il avance lentement, aidé de sa canne. Ses pas timides et discrets semblent s'excuser. Pourtant on ne peut l'ignorer. Il est distingué et raffiné, aussi bien dans sa posture que dans sa tenue vestimentaire. Fragile et vulnérable, il se donne pourtant la peine d'être impeccable et cette politesse qu'il fait aux autres sans même parler est touchante et admirable.
Moi, assise sur un banc, téléphone à la main et écouteurs sur les oreilles, je parle à mon interlocuteur en même temps que je l'observe. Il approche, je me hâte de finir ma conversation, honteuse de mon impudeur.
Il s'assied sur le banc en prenant soin de laisser une place libre entre nous. Je quitte mes lunettes de soleil pour le regarder. Il me regarde. Je lui souris, il me sourit. Je le salue, il me salue.
Je range mon matériel dans mon sac et remets mes lunettes de soleil pour mieux scruter le ciel et rejoindre les nuées d'oiseaux tout en espérant qu'il entame la conversation. Les oiseaux rient, font des pirouettes au-dessus de nos têtes, tandis que quelque chose en moi supplie :
"Regardez-moi, plongez vos yeux dans les miens, il fera doux, souriez-moi encore, demandez-moi comment je vais, parlez-moi de vous, je pourrai pendant ce temps essayer de vous parler avec les yeux, la langue des sentiments. Dites-moi que vous êtes seul, abandonné, et là je tiendrai à vous éperdument. Vous savez maintenant pourquoi vous êtes sorti de chez vous, pourquoi je me suis arrêtée ici, sur ce banc improbable où personne ne s'assied jamais. C'est une rencontre comme on n'en fait pas, une rencontre comme on n'en fait plus. Regardez-moi ! Et dîtes-vous « nous » maintenant que je suis là".
Les nuages se chargent de mes vapeurs cérébrales, le ciel s'assombrit. Il se lève et reprend sa route en me saluant au passage. Je ne peux me résigner à quitter cette fulgurance et rentrer lamentablement chez moi. Je ne veux absolument pas qu'il sorte de mon champ de vision, lui , l'être total. Alors je décide de le suivre de loin.
Je perdis sa trace à l'entrée d'un parc où je m'arrêtai quelques instants face à la cathédrale, pour écouter de la musique et, tandis que je rebroussais chemin pour rentrer chez moi, je l'aperçus attablé à la terrasse couverte du café voisin, à l'abri de l'averse qui ne tarderait pas à venir.
Le silence donne sa voix au monde intérieur. Je reviendrai sur le banc et provoquerai le destin.