Barres de fer
antoinej
Je rentre souvent tard le soir. Mon quartier est plutôt sûr, c’est même pour cela que je l’ai choisi. J’ai un bon quart d’heure de marche à faire pour retrouver mon havre de paix, ma chaumière, enfin… mon appartement de célibataire, au troisième étage d’une résidence bas de gamme.
Au commencement de la nuit, la foule que je croise est bigarrée, faite de gens pressés, comme moi. Surtout des hommes en costume sombre, et quelques femmes en tailleur strict. Ils marchent la tête baissée, concentrés sur leur objectif : il s’agit avant tout de ne pas perdre de temps. Leurs pas claquent sur le sol à un rythme effréné foulant du pied la terre de leur mère patrie. Il trahi leur fatigue, pris dans l’urgence du seul modèle socialement acceptable : « famille travail, travail famille ». Mon chez moi est dans une banlieue dortoir, tristounette.
Sous la lumière des réverbères, le long de volets clos depuis la disparition des derniers rayons du soleil, ils déambulent, pantins articulés, le long des trottoirs sales. Les déjections canines se confondent avec les détritus et autres papiers gras. Il faut être attentif, savoir où on l’on met les pieds.
Après cinq cents mètres de rues bordées d’immeubles, je passe par une petite rue pavillonnaire, dont les lumières sont, depuis quelques mois déjà, effacées. Dans ce demi-jour, je n’aperçois que des formes indistinctes dans les jardinets, et toujours des volets fermés. De temps en temps, la clarté d’un salon vient m’apporter un peu de réconfort : lumière dans la nuit. J’imagine la famille, vivante à l’intérieur, au chaud.
Cette rue est toujours déserte, ce n’est qu’une liaison entre deux quartiers qui s’évitent. Peu de personnes l’utilisent, en dehors des riverains, qui eux ont déjà regagnés leur havre de quiétude. Au milieu de la rue, je distingue deux jeunes hommes en train de discuter, accoudés à une voiture. De loin, on dirait des saltimbanques faisant une représentation. Ils font de grands mouvements, brassant l’air autour d’eux. Je n’entends pas ce qu’ils se disent, leurs paroles sont feutrées, étouffées par le silence de l’air pollué.
Je m’imagine un complot, deux fils de famille ayant décidé d’emprunter la voiture d’un des parents pour se faire une virée en boîte de nuit. L’un d’entre eux devait prendre les clefs, mais il n’a pas eu ce courage. L’autre le rabaisse, le minabilise.
En m’approchant, je commence à entrapercevoir des objets au bout de leurs bras, des barres de fer. Ils ne font pas attention à moi, mais ma tension augmente, mes pas se raidissent. Les trente mètres qui me restent à faire vont être une épreuve initiatique.
Si je fais demi-tour, vont-ils me suivre ? Vont-ils se dire que je les ai repérés et que je vais les dénoncer à je ne sais quel policier ? Dans la rue d’où je sors, il n’y a pas d’endroit où se terrer. Toutes les portes sont cadenassées. Je ne suis pas un sportif, je n’ai pas de souffle. Ils me rattraperaient vite.
Si je m’arrête, ils vont prendre conscience d’un changement dans ma présence, ressentir ma peur, mon angoisse. Pour peu qu’ils aient de l’empathie, je vais passer pour le chien qui passe, la queue entre les jambes, comme s’il rampait devant ses maîtres. Et ensuite, je ferai quoi ? Je ne vais pas faire semblant de téléphoner, ils penseraient que j’appelle de l’aide et ils risquent de vouloir me prendre mon téléphone. Je pourrais stopper mes pas sous un de ces lampadaires qui projettent encore quelques lueurs blafardes. Je prendrais un papier dans mon sac et je ferais celui qui cherche sa route.
Je pourrais aussi sonner chez quelqu’un. Me faire passer pour un vendeur ambulant d’aspirateurs ou de fenêtres à double-vitrage qui a un rendez-vous tardif avec un prospect à permuter en client. Cela me semblait bien, mais chez qui carillonner ? Je me sens seul et abandonné. Je n’ai pas le courage suffisant pour y arriver. Je dépense toute mon énergie à nourrir ma peur. Mon ventre est noué. Je suis inondé de sueur.
J’ai parcouru quinze mètres, perdu dans mes pensées. Malgré le clair-obscur, je les vois bien maintenant : cagoule sur la tête, corpulence massive, une belle barre de fer bien solide en main. Ils vont peut être se taper dessus entre eux finalement.
Les scénarii viennent se bousculer dans ma tête : turbulence cérébrale incontrôlable qui me plonge dans une torpeur fétide. Je passe de l’un à l’autre sans me contrôler, incapable de bâtir ne serait-ce que le début d’une stratégie. Je n’ai plus aucune pensée cohérente : ramené au niveau de la proie qui avance lentement vers son bourreau, je marche, fantoche écervelé.
À cinq mètres d’eux, j’en suis au point où j’ai décidé que la rue était à tout le monde. Je n’ai pas à m’abaisser devant ces monstres asociaux, buveurs de sang, où à défaut de ma carte bleue. Je suis un homme que diable. J’ai des droits. Le monde continue à tourner malgré les terroristes.
Je passe à côté d’eux, comme s’ils n’existaient pas, mais sans les ignorer non plus. J’ai le regard rivé devant moi, les épaules droites : je suis mort de frayeur, je n’ai plus d’intestin, mes pieds ne m’appartiennent plus, mon cerveau est un trou noir où se perdent mes pensées, prisonnières d’une gravitation brownienne.
Je suis passé ! Cinq mètres plus loin, j’ai un besoin extrême, vital, urgentissime, de courir, de fuir !
Leurs regards dans mon dos sont des lames aiguisées qui me transpercent les reins, les poumons : ne pas savoir ce qu’ils font est la pire des tortures. Je n’ai pas été attentif à leurs chaussures. Peuvent-ils ne pas faire de bruit en me suivant ?
Trente mètres plus loin : trente kilos de moins. Je laisse une marre de sueur derrière moi, limace à deux pattes marquant sa route d’une bave gluante. Mon moral est bien calé dans les bas-fonds. Ils me suivent, c’est sûr. Le bout de la rue, planche de salut si proche et si lointaine, s’approche. Si je survis, je tournerais à gauche. Mon immeuble est à peine à deux cents mètres.
Chaque pas est un effort, mes jambes pèsent des tonnes, mon désir de sprinter m’enserre la gorge. Je vais me décapiter tout seul ! Je ne pense plus, j’ai oublié qui je suis. Je me résume à ce bout trottoir qui me reste à parcourir, fil de vie, esclave d’un destin capricieux.
Je tourne à gauche et du coin de l’œil, je les devine toujours au même endroit.
Je m’envole, léger, tel un prisonnier ayant réussi son évasion, libéré d’une chape de plomb immatérielle. Je suis un héros ! Je vais exécuter la danse de la victoire torse nu au milieu de la rue. J’ai vaincu ces horreurs, et mes démons intérieurs. J’existe encore !
Je continue mon chemin, l’esprit libre, recouvrant petit à petit ma raison. Mon sang reprend le rythme confortable de sa circulation routinière. Je relâche ma main gauche, la poignée de ma mallette s’est enfoncée dans ma paume, trace indélébile de cette aventure. Mes ressorts se soulagent. Je suis contraint de contracter mon sphincter pour éviter une catastrophe.
Je vais bientôt être chez moi.
Brutalement, sortant de nulle part, ou d’une porte cochère, d’un trou de nuit, un homme se dresse devant moi. Dans ma rue ! À cinquante mètres de mon entrée ! C’est injuste, je ne mérite pas cela. Je vais lui rentrer dedans. La barre de fer qu’il tient à deux mains me retient plus efficacement qu’une corde, sa densité largement supérieure à ma témérité. Décidément, ces barres sont à la mode.
Il doit me confondre avec les deux abrutis que j’ai croisés tout à l’heure. Je vais lui expliquer.
— Ton fric, vite.
— Je…
— Vite, connard. Et ton téléphone.
— Mais…
— Putain, donne !
— Attention, là derrière, une voiture de police !
Il se retourne. Et je pars en courant. Pourquoi ai-je dit ça ?
Un dixième de seconde s’écoule et je réalise que ses pieds courent derrière moi, avec lui dessus. J’image sa tige métallique dressée, prête à me déchirer le crâne, à me pénétrer. Je fonce tout droit, à l’opposé de mon chez moi, n’importe où. Je passe devant la rue des deux vauriens. J’ai l’intuition qu’ils vont le poursuivre, qu’ils étaient là pour combattre mon égorgeur potentiel. Mais ils ne sont plus là.
Je cours. Je souffle comme un taureau : respirer me fait mal. Ma mallette me gêne, je ne peux pourtant pas la lâcher, la laisser à cette crapule. Il y a ma vie dedans, enfin… mon ordinateur portable quoi.
Je plonge à gauche dans une rue, tout aussi sombre que celle d’où je viens. Je cours comme un fou. Je suis vide. Je n’en peux plus, je vais m’allonger et mourir. Attendre mon destin sous la forme d’un barreau rouillé. Je n’espère plus.
Il est juste derrière moi, son odeur imprègne ma peau. Sa haine me submerge. Je devine son regard bestial, et je l’imagine, lui, lion vrombissant et salivant pour la curée. Je ne veux pas mourir sur un trottoir de banlieue. Je n’ai pas assez fait l’amour. Je ne me suis bourré la gueule qu’une fois. Je n’ai pas eu le temps de goûter à la drogue. Je n’ai pas de Rollex ! Je veux voir la plage de Saint Trop’ d’une Ferrari décapotable. Je suis trop jeune… pitié !
Dans un dernier souffle, j’accélère. J’ai vu une cage d’escalier ouverte à dix pas sur ma droite. Je m’y précipite, bondissant d’une marche à l’autre. Au tournant du premier étage, je vois l’impur quinze marches en dessous de moi. Il est rouge comme un bœuf trop cuit.
Je continue ma montée vers le ciel, j’ai toujours pensé que là était mon salut. Farce du Destin ou jeu de la Fortune, l’escalier s’arrête au quatrième. Il est fermé par des portes fermées et épaisses. Et la bête qui monte, savourant par anticipation son plaisir charnel.
Si, il y a une possibilité au plafond : je saisi une échelle menant à une trappe et je saute. Je ne pensais même pas en être capable. Il est vraiment bien mon corps, finalement. Je le garde. Enfin, si j’en réchappe.
Je brutalise la trappe qui s’ouvre naïvement, dans un grincement métallique lubrique.
Je reçois un coup brutal dans le mollet. J’ai l’impression d’avoir perdu un pied. Je me traîne sur le toit. Je dois pisser le sang.
Je me redresse et vole m’éclipser derrière une cheminée. Je me fais minuscule, tendance infinitésimale, je rentre tout ce que je peux en moi. Rien ne doit dépasser. Je suis silence, oubli. J’ai mal à la jambe et j’ai toujours mes deux pieds. Je me coiffe avec ma mallette, bouclier dérisoire. Je m’assimile à l’ombre. Je suis une ombre. Je ne suis même pas là !
Bruit sourd à ma gauche. Il est monté sur le toit. Il est debout, il me cherche. Il n’y a que deux cheminées et il soupçonne sûrement que je ne me suis pas précipité dans le vide.
La bourse ou la vie ? J’essaye de garder les deux. Il s’éloigne.
Est-ce que j’ai une chance de plonger dans la trappe avant qu’il ne me fauche ? Je ne pourrai pas la bloquer de toute façon. C’est inutile. Mieux vaut attendre la chute.
Dans les livres, le héros voit défiler sa vie devant lui : film en relief accéléré, flux d’émotions attirées par une lumière virginale céleste. Moi, je ne vois rien. Je suis peut-être trop rationnel. Où alors, je suis déjà mort. Cela fait tellement longtemps que je ne respire plus.
Une expiration toute proche, comme le bruit d’un moustique. Je pourrais presque lui donner une tape.
Mon attitude face à ma disparition programmée, en tête-à-tête avec un anéantissement irréfragable, est étonnante. Résigné ? Je le suis. La fatalité a brisé ma volonté. Je suis un fruit trop mur qui attend de tomber, satisfait d’avoir été un bourgeon, puis une jolie fleur : contentement final.
Je comprends enfin - encore que cela ne me sera pas très utile et que je n’en avais aucune envie - le sentiment du sacrifié, de l’homme qui pose la tête doucement, pour ne pas se cogner, sur le billot : acceptation suprême.
Je perçois un mouvement à côté de moi. Il doit lever sa barre. Pourquoi ne parle-t-il pas ?
Je ne peux pas prononcer un mot. Je n’ai plus de souffle. Mes lèvres sont sèches. Ma gorge est un puit aride, tarit depuis des siècles.
Qu’est-ce qu’il attend ? Pourquoi prolonge-t-il le sacrifice ?
Sa main me tape sur l’épaule.
J’implose. Je me déchire. Je suis atomisé. Crise cardiaque.
— Chat.
L’homme repart par la trappe, d’où il est venu pour me détruire, en hurlant d’un rire démoniaque et en courant comme un dératé.
Chat ? Comme chat et souris ? J’étais une souris ? Je suis devenu le chat ?
Quelle heure est-il ? Où est la source ? Qui a mangé le pain ?
Retour à la réalité. Je suis entier. Je me parle. Je m’entends et même mieux, je me comprends. Je suis le chat, félin agile, tigre souverain. Je me redresse fièrement, montrant mes crocs à la lune. Dans un feulement guttural, je me jette à mon tour dans la trappe.
La souris sera pour moi.