'Bateau'

My Martin

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Philibert Humm (né en 1991). Journaliste, écrivain. 

'Roman fleuve' (2022). 

 

Trois amis. Philibert, Bobby, Waquet. 

Un canoë. 'Bateau'. 

Projet. Descendre la Seine, jusqu'à la mer. 

 

 

*** 

 

 

Tarn, Albi. Les pigeons vont se désaltérer sur les rives du Tarn, en un endroit où le fond est faible. Voire inexistant. Vingt centimètres d'eau, parfois moins. 

Tapis là, les silures (Silurus glanis) attendent. 

Le pigeon s'aventure un peu trop près de la gueule du poisson. Le silure jaillit, saisit l'oiseau à l'aile, le coule par le fond.  

 

 

La cité forte de Pont-de-l'Arche a toujours été considérée comme la 'clef de Rouen'. Aussi, une solide chaîne de murailles entoure son église.  

L'un des vitraux, réalisé en 1605 par Martin Vérel, peintre verrier de Rouen, représente le halage d'un bateau par les gens du tiers état. 

 

Autrefois, il fallait aider les bateaux à franchir le pont qui enjambait l'Eure et la Seine.  

 

Sur le vitrail, on distingue le 'maître de pont'. Il guide les monteurs, afin d'éviter que le bateau ne percute une pile du pont. Le montage nécessitait une force parfaitement maîtrisée.  

 

En bas, sur le chemin de halage, se trouvent deux commerçants, propriétaires des bateaux, reconnaissables à leurs capes de voyageurs. 

 

 

Jumièges, église Saint-Pierre. Le tombeau des énervés. 

 

Selon la légende (12e siècle). Les deux fils aînés de Clovis II (fils de Dagobert Ier. Roi des Francs, de 639 à 657 après J.-C.) se révoltent contre leur père et lui livrent bataille. Ils sont vaincus.  

 

Par le conseil de la reine, ils sont 'énervés' : on leur tranche les nerfs des bras et des jarrets -supplice commun, à l'époque.  

 

Les fils du roi sont placés dans une barque et abandonnés à la miséricorde de Dieu. La barque dérive sur la Seine, jusqu'à Jumièges.  

 

Les religieux de l'abbaye s'empressent d'accueillir les deux princes, qui s'intéressent à la vie monastique, prennent bientôt l'habit et meurent en odeur de sainteté. 

 

 

Caudebec-en-Caux. Son église, son bac, son mascaret. 

 

Qui dit grandes marées, dit mascaret. 

Jadis, des trains spéciaux étaient affrétés depuis la gare Saint-Lazare, à Paris. 

À Caudebec (à 40 km de l'estuaire de la Seine), la vague était spectaculaire. 

 

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Lorsque le mascaret s'annonce, le bac s'éloigne de la rive et va se mettre en travers de la Seine, au milieu du fleuve. 

 

Quatre fois par an, aux marées d'équinoxe de mars et septembre, on entend le mascaret, venir de Villequier, à 4 km en aval.  

Un grondement considérable.  

Dans le lointain, une ligne blanche. La 'barre'. 

Superbe, mugissante. Elle vient s'éclater sur un mur de la rive droite. La vague est si forte qu'elle déborde les talus, inonde les prairies, brise les amarres des bateaux.  

La vague vient de l'estuaire en aval, court sur toute la largeur du fleuve mais dans la courbe, en léchant les rives, gagne en puissance.  

Surtout lorsqu'elle rencontre des obstacles, comme le muret du centre-ville de Caudebec qui à ce niveau, rétrécit un peu le lit de la Seine. Le fleuve a été encaissé, pour protéger les riverains.  

 

Au 19e siècle et au début du 20e siècle, aux dates des marées annoncées dans la presse locale, cet endroit est un lieu d'attroupement. Le mascaret est une véritable attraction, rassemblant jusqu'à vingt mille personnes, notamment des Parisiens. 

Pour les Caudebecquais aussi, c'est jour de fête ; on va voir le mascaret en famille. 

Parfois noirâtre, la vague s'écrase sur le mur de la cale aux moules. Elle peut monter jusqu'à cinq mètres de hauteur, voire plus. Elle mouille les badauds qui se sont approchés trop près de la rive. 

'Un mascaret sans linge à sécher, est un mascaret manqué', disait-on à l'époque. 

 

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Vendredi 17 février 1961. Un jeune couple du Havre, vient voir le mascaret. Jacqueline Lebreton (23 ans), et son mari. 

Les journaux annoncent le mascaret pour onze heures du soir. Gros coefficient. À Caudebec, le couple se mêle aux curieux venus, malgré l'heure tardive, assister au spectacle. 

Ils s'installent à côté de l'escalier de la cale aux moules. À l'endroit précis où la vague doit se briser.  

Personne ne les met en garde. 

Mme Lebreton s'abrite sous le manteau de son mari. 

La barre survient à 22 heures 59 exactement.  

Les époux Lebreton n'ont pas le temps de s'écarter. Ils sont renversés, pris dans le flot limoneux. 

Mme Lebreton lâche la main de son mari, est emportée.  

 

Scellée sur le quai, une plaque rappelle la disparition de Jacqueline Lebreton (1938-1961).  

La dernière victime du mascaret. 

 

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Moins d'une décennie plus tard, d'importants travaux de dragage réduisent le mascaret à une vaguelette. On ne l'appelle plus le 'mascaret' ; on dit, le 'flot'. 

 

Parfois, certaines années, aux grandes marées, le fleuve se rappelle sa folle jeunesse. 

Mais le linge n'est plus à sécher. 

 

 

Guy de Maupassant (1850-1893). Écrivain et journaliste littéraire.  

« Sur l'eau » (conte). Sous le titre « En canot », Le Bulletin français, 10 mars 1876. 

 

(La mer) est souvent dure et méchante c'est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l'Océan. 

 

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Lundi 4 septembre 1843.  

Léopoldine (19 ans. La fille aînée de Victor Hugo). Charles Vacquerie (26 ans), son époux. Pierre, l'oncle de Charles, ancien marin, et son fils Arthur (11 ans).  

Se rendent en barque, à Caudebec ; rendez-vous chez le notaire, Me Bazire. 

 

Retour. À hauteur du phare du 'Dos d'Âne', à une encablure de Villequier, brusque coup de vent. Dans un battement, les voiles basculent.  

L'embarcation se retourne.  

 

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Villequier. Dans l'ombre du mur ouest de l'église, les tombes sont groupées. 

Sous l'une des stèles de pierre blanche, inhumés dans le même cercueil, Léopoldine et Charles.  

 

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Charente-Maritime, Rochefort-sur-Mer. Victor Hugo (41 ans), en villégiature avec Juliette Drouet.  

Samedi 9 septembre 1843. Victor Hugo ouvre le journal 'Le Siècle'. Un entrefilet. 

 

L'écrivain prend connaissance de la mort de Léopoldine, qui va profondément l'affecter et marquer son œuvre. 

 

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Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, 

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. 

J'irai par la forêt, j'irai par la montagne. 

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. 

 

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, 

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, 

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, 

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. 

 

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe, 

Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, 

Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe 

Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. 

 

'Les Contemplations' (3 septembre 1847). 

 

 

Retour à Paris, par le train. 

 

26 rue d'Amsterdam (9e), bar 'L'Atlantique'. On boit trois bocks.  

Pas une parole n'est prononcée.  

Pas la peine. 

 

'Faut qu'je rentre', dit malgré tout Bobby, après un temps. 

 

'Moi pareil', ajoute Waquet. 

 

Nous savons où nous dormirons ce soir : chacun chez soi, sauf Bobby, car il habite encore chez ses parents. 

 

Notre jeunesse a mis les voiles. 

 

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