Beauté secrète

Catherine Killarney

Conte d'autrefois à la manière d'aujourd'hui : Cendrillon

 

Flora était née dans les beaux quartiers de Londres, là où les trottoirs étaient propres et où les façades des maisons comportaient au moins six fenêtres sur la rue, une belle porte brillante et un petit perron. Elle avait vécu ses premières années choyée, protégée, aimée, par sa mère, Blanche, qui traduisait des romans à la maison, une jeune femme douce et pleine d'esprit , adorant lire et apprendre, par son père, Paul, négociant en articles divers, qu'il allait chercher très loin dans des pays du bout du monde et revendait aux grands magasins du pays, par le personnel de maison aussi, une femme de ménage et une cuisinière, qui étaient si bien traitées qu'elles n'auraient pour rien au monde accepté un travail chez quelqu'un d'autre. La petite fille, belle comme dans un conte de fées, avec ses boucles blondes et ses immenses yeux bleus, faisait la joie de la maisonnée, qu'elle enchantait – ou parfois exaspérait, cela dépendait des moments – par ses rires et ses chansons. Mais tout cela était trop beau pour durer. On le sait. Nulle famille n'est à l'abri du malheur.

Flora perdit sa mère alors qu'elle avait sept ans. Un cancer du sein, tellement banal, tellement injuste, tellement cruel. Fou de chagrin, son père s'était alors réfugié dans le travail, encore plus qu'auparavant, et Flora trouva heureusement réconfort et affection auprès de Rose, la cuisinière, qui, étant divorcée et sans enfant, vivait désormais à demeure dans l'hôtel particulier, et devint à la fois nounou, gouvernante, et maman de substitution. Et puis Paul annonça un an plus tard qu'il avait rencontré, au cours de ses nombreux voyages, une très charmante veuve et qu'il allait l'épouser. Flora en fut très heureuse pour lui et se fit belle pour accueillir, le jour de la première présentation, celle qui allait être sa belle-mère. Rose avait soigneusement tressé les longs cheveux de l'enfant en une grosse natte et lui avait suggéré de mettre sa jolie tunique en tissu liberty, sur un jean blanc.

Paul avait omis quelques détails sur sa future femme. Lorsque Mabel parut, surprise, elle n'était pas seule, mais accompagnée de deux petites filles, assez laides, il faut bien l'avouer. Ce qui était d'autant plus étonnant que Mabel affichait quant à elle une silhouette et un visage absolument ravissants. Ses yeux verts, sa peau blanche, contrastant avec sa chevelure brune, lui donnait des airs de magicienne, un peu sorcière, et Flora se dit que – même si elle ne croyait plus aux fées depuis longtemps– ce serait toujours bon, voire amusant, d'en avoir une dans la famille.

Son père annonça les prénoms de chacune : Flora, Mabel, Sadie et Hazel. Ces deux dernières, des jumelles, sensiblement du même âge que Flora, rousses et assez dodues, avaient un long nez, une bouche trop fine, et surtout un regard hostile, vrillant directement Flora, le type même de la petite fille modèle, bien élevée, trop belle et trop riche, un genre qu'elle détestait parce que, depuis leur naissance, elles voguait de familles en familles au gré des mariages de leur mère, s'accommodant mal des traditions de chacune, souvent mal accueillies car Mabel cédait à tous leurs caprices, ce qui provoquait disputes et rivalités.

Mabel, dès son entrée dans la maison, s'était mise à observer chaque détail de la décoration et du mobilier, l'évaluant en monnaie sonnante et trébuchante. Bien sûr Flora était loin d'imaginer ce qui se passait dans la jolie tête de la magicienne, mais nous, nous pouvons bien le deviner, n'est-ce pas ? Cette femme était visiblement très heureuse d'épouser un homme qui avait de l'argent et à qui elle adressait d'innombrables sourires, battant des cils et s'émerveillant de tout. Sadie et Hazel, immobiles, serrées l'une contre l'autre, continuaient de dévisager Flora avec insistance sans le moindre signe d'empathie, bien au contraire. Flora était une ennemie, qui tenterait peut-être de leur voler leur mère. Or, elles n'avaient elles aucune envie de lui prendre son père, Mabel leur suffisait amplement.

Pour le mariage, les trois enfants furent habillées de la même robe rose ceinturée d'un large ruban fuchsia et tenaient dans leurs mains un petit bouquet de fleurs fraîches, roses, mauves, noyées au milieu de feuilles bien vertes. La mariée arborait une tenue de princesse, qui ressemblait à celle de Kate Middleton – elle en rêvait depuis longtemps - un gracieux chignon piqué de perles et à son bras son époux semblait le plus heureux des hommes. Tout le quartier se réjouissait pour ce gentil et discret voisin, qui avait eu bien du malheur, mais déplorait que le cortège nuptial fut si modeste. Apparemment la nouvelle femme de Paul n'avait pas plus de famille et d'amis que lui. Et elle avait des yeux verts étonnamment brillants. A vrai dire, elle faisait un peu peur.

La première année, tout se passa à peu près bien. Mabel et ses filles tentaient bien de faire passer les bêtises du jour sur le compte de Flora, bien qu'elles fussent toutes commises par Sadie et Hazel, mais Rose savait à quoi s'en tenir, de la laisser seule dans sa chambre lorsque Paul était en voyage et qu'elles décidaient d'aller visiter les magasins ou des amies, toujours en trio. Mais Flora était d'un caractère si heureux qu'elle ne se rendait compte de rien. Elle restait la même, douce, aimable et joyeuse et lorsque ses deux sœurs ne voulaient pas d'elle pour jouer, elle retournait tranquillement à ses livres et ses poupées.  

Quand Paul mourut à son tour, dans un accident d'avion – avouez que la pauvre petite Flora n'avait pas de chance - c'est là que la fillette comprit que Mabel et ses filles ne les aimaient pas, ni son père, ni elle. Elles ne versèrent pas une larme et ne se préoccupèrent en rien du chagrin de la petite fille, qui avait déjà été douloureusement éprouvée par la perte de sa mère, qu'elle avait longtemps pleurée. Flora se tourna à nouveau tout entière vers la fidèle Rose, que Mabel foudroyait du regard comme si elle ruminait déjà les raisons qui seraient invoquées pour son licenciement. Pourquoi garder cette empêcheuse de tourner en rond qui prenait systématiquement la défense de cette gamine sans intérêt ? La veuve non éplorée se mit à fouiller le bureau de son défunt mari, à tourner les dossiers et les papiers dans tous les sens pour vérifier qu'il ne lui avait rien caché de ses biens. Le notaire lui précisa néanmoins, avec un petit air pincé, qu'elle ne pouvait prétendre qu'aux des biens mobiliers et à une somme forfaitaire de 250.000 livres, tout le reste revenant à Flora. Ce qui n'était pas si mal. Pas suffisant pourtant pour une femme comme Mabel. Si le patrimoine de l'enfant, mineure, était bloqué pour l'instant. Mabel se réservait un peu de temps pour gérer au mieux de ses intérêts à elle les affaires de la petite, dont elle demanda immédiatement la tutelle, et réfléchir aux moyens de récupérer les biens immobiliers et les placements financiers. Avec un bon avocat un peu malin, il y avait sûrement moyen de s'y retrouver. C'était bien le moins qu'elle pût faire pour ses bien chères petites filles – dont la laideur hélas transmise par leur père – gênerait à coup sûr les riches héritiers qu'elle voulait leur trouver pour maris. Car pour Mabel, son but dans l'existence était simple : il fallait devenir riche, immensément riche, afin de profiter des meilleures choses que la planète offrait et, pour ce faire, prendre l'argent là où il se trouvait. Elle méprisait profondément les pauvres qui ne comprenaient rien au sens de la vie.

Pour commencer, le monde entier devait oublier l'existence de Flora, qui demeurait un obstacle. Elle se promit d'ailleurs de veiller à ce que son prochain mari n'eut pas de descendance. Elle avait commis une erreur, une grossière erreur et cette enfant l'encombrait. Il valait mieux qu'elle « disparaisse » des esprits de tous afin qu'elle pût manœuvrer comme elle le voulait. Mabel sortait avec ses filles, prenait un air mélancolique évoquant son bien aimé mari disparu si tôt. Et quand on lui demandait des nouvelles de la petite Flora, elle répondait, au bord des larmes, que la pauvre enfant ne parvenait pas à se remettre de ses deuils successifs et qu'elle envisageait de la mener chez un psychiatre tant elle était inquiète… Peu à peu on s'habitua, et on ne lui posa plus de questions. N'ayant pas d'autre famille, Flora ne manquait à personne. 

Flora grandit dans la solitude. Elle avait peu d'amies et ne les gardait pas car elle n'avait pas le droit de les amener à la maison, ni d'aller chez elles. Mais cette situation ne la gênait pas. D'un tempérament réservé, enclin à la gentillesse et à la générosité, elle ne voyait le mal nulle part, étudiait, lisait et ne se plaignait pas. Rose la protégeait lorsque les choses allaient trop loin, puis se taisait quand Mabel la menaçait de la renvoyer – ce que finalement elle voulait éviter car la grosse et accorte dame concoctait la meilleure cuisine du monde. Mabel tendait même à prendre du poids au fil des mois et il allait falloir que cela cesse car il était temps de penser à prendre un nouvel époux. Il allait falloir la brancher sur Weight Watchers.

Mais… cette Flora n'était-elle pas un peu sotte, vous demandez-vous. Et nous vous comprenons, tant il est vrai que de nos jours, une adolescente a généralement le verbe haut et la rébellion facile. Celui ou celle qui se soumet et accepte sa destinée sans maugréer devient suspect et généralement méprisé. Et bien non, Flora était tout sauf bête, ses notes à l'école le prouvaient, mais elle avait un projet en tête et y consacrait toute son énergie. Elle voulait être vétérinaire et partir en Afrique soigner les animaux sauvages. Elle ne pensait qu'à ça, accumulait les livres de biologie et de zoologie, et les DVD sur le sujet, et avait hâte de commencer ses études à l'université. Le reste lui importait peu, finalement : les vêtements, les bijoux, les copines, les amoureux… Tout ça lui semblait dérisoire. Ses sœurs ne l'aimaient pas ? Même pas mal. Une fois en Afrique, elle n'aurait plus à les supporter. Leurs réflexions méchantes, leur jalousie à son égard, qu'elle ne comprenait pas, la laissaient indifférentes. Elle savait par le notaire à quoi elle aurait droit à sa majorité et celui-ci, qui avait bien cerné le profil de Mabel, était bien décidé à s'opposer à la moindre tentative de s'approprier ce qui revenait à Flora. Son étude servait les intérêts de la famille depuis deux générations.

Tandis que Flora accumulait les meilleures notes, Sadie et Hazel se montraient de bien mauvaises élèves, au grand dam de leur mère qui leur répétait que pour trouver un bon mari, il fallait un minimum d'instruction pour parader dans le grand monde. Car pour Mabel et ses filles – et on pouvait s'interroger sur l'origine d'un tel comportement ; ce bon docteur Freud ou ses émules pourraient peut-être nous apporter quelques intéressantes explications – le seul destin pour la femme, nous l'avons déjà évoqué, consistait à dénicher un époux, le plus riche possible. Travailler ? Pourquoi faire, quand d'autres gagnaient suffisamment d'argent pour vous.  

Sadie et Hazel passaient tout leur temps à se rendre belles, en suivant de loin en loin les cours d'une école de mode. Ou du moins à essayer. Elles n'avaient pas vraiment conscience d'être assez laides, mais certaines que le maquillage, une jolie coiffure et de belles toilettes ne pouvaient qu'améliorer leur image, ce en quoi elles n'avaient pas tort. Mais, alors qu'une esthéticienne de bon conseil aurait pu leur donner des astuces pour mettre en valeur leurs atouts et diminuer les défauts, elles préféraient suivre les tutos de maquillage sur internet. Il en existe des bons. Et des moins bons. Avec une tendance certaine au surdosage, en tout. Les deux jeunes filles avaient choisi, comme nombre de leurs congénères, de prendre pour modèle Kim Kardashian. Elles avaient troqué le roux de leurs cheveux pour du noir corbeau et les lissaient au fer pendant des heures, ce qui – on s'en doute – ne leur apportait pas la brillance souhaitée... Leurs sourcils redessinés en brun épais, les yeux ultra maquillés, le fond de teint trop foncé, rehaussé de blush sur les joues, les lèvres dégoulinant de gloss censé les rendre plus pulpeuses… tout était d'un goût affreux, voire extrêmement vulgaire. Mabel s'en désolait. S'il est une chose qu'on ne pouvait lui reprocher, c'était d'avoir un grand sens de l'élégance. Mais ses filles en étaient totalement dépourvues et ne voulaient pas entendre raison. Elles se trouvaient très sexy, à la mode du jour, et ne doutaient pas de trouver rapidement un riche milliardaire ébloui par leur beauté à épouser. Kim avait trouvé son Kanye ; elles trouveraient le leur. C'était oublier que la jeune Californienne était déjà riche avant son mariage et qu'en tout état de cause, elle était au départ beaucoup plus jolie qu'elles. Mais peu importe, continuons notre histoire.

Mabel comptait parmi ses relations une femme richissime, Lady Phyllis Badminton qui organisait régulièrement de grands dîners où étaient conviées celle qu'elle présentait comme sa meilleure amie et ses deux filles, bien qu'elle détestât ces deux dernières. Autant Mabel, toujours vêtue avec une réelle classe, de manière classique mais avec un petit je ne sais quoi qui faisait toujours la différence – on aurait dit une Française – autant ses filles affichaient un style sexy kitsch et ostentatoire, qui déplaisait à tous. A se demander comment cette belle femme n'avait pas réussi à inculquer à sa descendance les notions élémentaires de l'élégance discrète britannique. Mabel savait ce que l'on pensait de Sadie et Hazel et elle en était navrée ; elle essayait de compenser en répétant combien elles étaient drôles et intelligentes et brillantes. Elle finissait par s'en persuader elle-même, et heureusement pour elle, sinon elle aurait vite désespéré de leur avenir. Quand la lucidité parfois lui revenait, elle se disait qu'elle devrait prendre rendez-vous au plus vite avec une conseillère en relooking… Puis elle renonçait, ou reportait, car, quoi qu'il en fut, les jeunes demoiselles semblaient savoir affrioler les messieurs avec leurs décolletés vertigineux, leurs talons de douze centimètres et leurs minijupes en cuir. Ils tournaient autour d'elles avec gourmandise depuis leurs seize ans. Maintenant qu'elles atteignaient la vingtaine, il allait falloir passer à des choses plus sérieuses et Mabel commençait à lister les candidats possibles.

Il se trouve que Lady Phyllis pour son anniversaire invita le trio à une grande fête en annonçant la venue exceptionnelle d'un lointain cousin – enfin, lointain, comprenez du Yorkshire – qui possédait un titre de comte et avait réussi à conserver la vieille demeure familiale, l'un de ces châteaux du XIXe siècle, immenses et romanesques à souhait, mais si coûteux à entretenir que bien des familles durent y renoncer au fur et à mesure que les fortunes, érigées des siècles auparavant, fondaient comme neige au soleil. Les ancêtres du comte de Mallentoy avaient su gérer leurs biens sans les perdre et lorsqu'il en hérita, la situation commençait à peine à se détériorer. Le jeune comte transforma le domaine familial en hôtel de luxe avec un succès qui ne se démentait pas et investissait désormais un peu partout dans le monde. Il était aujourd'hui milliardaire… et avait un fils unique, Desmond, qui menait des études de droit, d'économie et de gestion, afin de prendre sa suite de son père. C'était LE parti à ne manquer sous aucun prétexte. Mabel savait bien que le jeune homme ne devait pas manquer de soupirantes, car la nature l'avait de surcroit doté d'un visage d'une beauté racée. Mais sa famille le pousserait certainement à choisir dans son milieu. Or, parmi les enfants des amis de Lady Phyllis, on notait peu de jeunes filles et la plupart se trouvaient déjà fiancées. Sadie et Hazel avaient leur chance. Ou du moins l'une d'entre elles. Il ne fallait pas la laisser passer.

C'est alors que Lady Phyllis posa cette question totalement saugrenue :

- Pensez-vous que votre fille Flora pourrait se joindre à nous ?

Mabel faillit recracher son thé. Voilà des années qu'on ne parlait plus de Flora, définie depuis longtemps comme une sorte d'autiste ou de schizophrène, selon les jours, qui faisait régulièrement des stages dans des maisons de soins pour aliénés.

Lady Phyllis la regardait avec une nuance de perfidie dans le regard, observant les changements d'expression qui animaient le visage de Mabel, en pleine agitation intérieure et muette de stupéfaction.

- J'ai entendu dire qu'elle allait mieux, ajouta Lady Phyllis en sirotant son thé, les yeux baissés. Elle est à l'université désormais, non, et il paraît qu'elle est brillante.

- Qui vous a dit ça, ma chère ? Certes, elle suit ses cours, mais elle demeure très fragile psychologiquement. Elle est souvent absente. Elle ne veut voir personne et s'enferme dans sa chambre. Elle vit en recluse et ne parle à personne. Nous ne la voyons pratiquement pas. C'est très triste. Je sais déjà quelle réponse elle me fera lorsque je lui transmettrai votre très aimable invitation.

- Si tant est que vous lui posiez réellement la question…

- Mais qu'est-ce qui vous prend, Phyllis ? Pourquoi me parlez-vous sur ce ton ? Qu'insinuez-vous ?

- Calmez-vous, ma chère, calmez-vous. Je sais que c'est une enfant difficile. Ceux qui m'ont parlé d'elle se sont sans doute trompés de jeune fille…

L'incident était clos. Mabel respira. Puis soupira et prit un air tragique, comme elle savait si bien le faire…

- Pauvre petite… Vous savez Phyllis, c'est une réelle souffrance de voir cette enfant si seule, murée dans sa solitude, tellement agressive lorsqu'on essaie de l'en sortir…

- Je comprends, je comprends… Cela doit être bien difficile pour vous. Et la situation vous fait honneur, elle n'est même pas votre fille et vous vous en occupez si bien…

Mabel n'avait pas l'intention, c'était évident, de parler à Flora de l'invitation. Mais Sadie et Hazel ne purent s'en empêcher tant elles étaient excitées en pensant à cette grande soirée. Au dîner, elles s'empressèrent de lui annoncer la nouvelle, tandis que leur mère fronçait les sourcils, furieuse.

- Nous sommes invitées à un dîner grandiose ! Nous allons rencontrer le fils Mallentoy, l'héritier ! L'une de nous deux c'est sûr réussira à le séduire. Et pour l'autre… il ne doit pas manquer d'amis à présenter ! Quand on voit ton allure, Flora… mon Dieu… tu ne trouveras jamais de mari ! Tu es si insignifiante, si mal habillée, si peu soignée, il t'est désormais impossible d'entrer dans le grand monde. On te prendrait pour la bonne. Tu ne connais même pas les manières à adopter en société.

Elles éclatèrent de rire…

- Mallentoy… ce sont eux qui ont une grande réserve d'animaux en Afrique ?

Sadie et Hazel se regardèrent, elles n'en avaient aucune idée. Flora se tourna donc vers Mabel.

- Je ne sais pas, répondit cette dernière. Tu dois confondre. Ils sont dans l'hôtellerie.

- Oui, oui, c'est ça… continua Flora après avoir vérifié sur Google. Ils ont une association de protection des animaux sauvages et plusieurs parcs zoologiques. Et des hôtels, effectivement, mais ça ne m'avait jamais interpellée. J'aimerais bien les rencontrer. Ce serait intéressant pour mes projets.

- C'est dommage, car tu n'es pas invitée, coupa Mabel d'un ton tranchant.

Il était hors de question que cette adorable jeune femme, aux yeux d'un bleu étincelant et au teint de pêche, mette les pieds chez Lady Phyllis. Sadie et Hazel voyant le visage fermé de leur mère comprirent que l'affaire était grave. Elles ne dirent plus un mot.

- J'insiste, rétorqua Flora. J'étais au courant de cette fête, même si je ne savais pas qui serait invité. La mère de ma meilleure amie à l'université travaille chez Lady Phyllis et s'entend très bien avec elle, malgré leur rapport hiérarchique. Je sais que vous dîtes à tout le monde que je suis autiste. Jusqu'à présent cela m'était égal. Mais maintenant j'en ai assez. Et cette occasion est formidable pour moi, je veux absolument rencontrer les Mallentoy, pour avoir des contacts et préparer ma vie professionnelle.

- J'ai dit que tu ne viendrais pas ! lança Mabel.

- Ah ? J'étais donc invitée ! Et bien dîtes à Lady Phyllis que j'ai changé d'avis.

Mabel était contrariée au plus haut point. Après le dîner, elle s'enferma dans sa chambre avec ses filles, essayant de trouver un moyen pour que Flora reste à la maison.

- Si seulement elle attrapait la grippe, dit Hazel.

- Ou le choléra ! ajouta Sadie.

- On pourrait peut-être la pousser dans l'escalier, suggéra Hazel… Une belle entorse…

- Mais… si elle se tuait ?

- Et bien, Maman, ce serait un accident. Voilà tout.

Mabel était une femme redoutable, cruelle, méchante, égoïste… mais de là à devenir meurtrière. Non. Comment faire ?

- Et une bonne gastro-entérite ! s'exclama Hazel ! On lui file un bout de poisson avarié mélangé au reste de son assiette…

- Hum… et si elle résistait à la bactérie… Mais vous me donnez une idée mes chéries ! Si on la gavait de somnifères au dernier moment ! J'en mettrai dans son thé de 17h00. Nous le prenons souvent ensemble, elle ne se méfiera pas.

- Excellent, excellent, Maman, vous êtes la meilleure.

Ainsi fut décidé.

Mabel et ses filles ne parlèrent plus que de choix de toilette et Flora, à qui l'on avait confirmé, traîtreusement, qu'elle pouvait venir, réalisa soudain qu'elle n'avait strictement rien à se mettre. Et qu'elle n'avait par ailleurs aucune idée de ce qui lui allait et de ce qui se portait dans le monde, elle qui était toujours vêtue d'un jean et d'une chemise… Ses rares amies ne purent l'aider, elles n'en savaient pas plus qu'elle… on appelait leur petit groupe « les rats de bibliothèque ». Qui se ressemble s'assemble, n'est-ce pas ? Elle fit des recherches sur Internet, commanda un peu au hasard une petite robe de mousseline qui lui parut jolie, assez simple, le haut croisé sur les seins, la taille serrée dans une jolie et large ceinture drapée, coupée dans le même tissu, l'une des épaule garnie d'une fleur dans le même ton, mais ponctuée de quelques strass. S'admirant dans le miroir, son reflet lui plut. Elle ferait un chignon, c'était très chic, paraît-il. Et porterait des boucles d'oreille pendantes, en strass. Et pour le maquillage… elle se contenterait d'un peu de mascara, d'un soupçon de poudre pour unifier son teint (qui était parfait et n'en avait guère besoin) et d'un rouge à lèvres très discret. Elle voulait rester elle-même mais aussi effacer l'image de la pauvre folle enfermée dans sa chambre que sa belle-mère avait largement divulguée. Quelle surprise ils auraient ! Tout ça était finalement très très amusant !

Hazel et Sadie essayaient bien entendu de savoir comment elle serait habillée et elle leur répondit, car Flora demeurait une jeune femme foncièrement gentille et un peu naïve, on le sait. Lorsqu'elles virent la robe et qu'elles l'imaginèrent sur le corps menu de Flora, et que celle-ci leur expliqua la coiffure qu'elle voulait… elles prirent peur et coururent rapporter tous les détails à leur mère.

- Ne vous inquiétez pas, mes trésors. Il n'y a aucune raison. Je mettrai les pilules dans son thé de 17h00, comme convenu. Je le prends assez souvent avec elle, elle ne se méfiera pas. Je glisserai les cachets avant qu'elle n'arrive. Ce sera très facile et elle dormira comme un bébé ! Et si par hasard, je dépassais la dose… nous dirons qu'elle a fait une tentative de suicide, ce qui accréditera notre version : cette fille est folle !

Hazel et Sadie applaudirent !

- Quant à vous, mes belles, par pitié, mettez moins de fond de teint ! Je vous jure que dans le Yorkshire on ne se maquille pas autant ! Faîtes un effort, je vous en supplie.

Les trois sottes oubliaient que Flora avait un ange gardien dans la maison. Rose. Qui entendit la conversation et prévint sa protégée.

- Ne disons rien, dit Flora, je vais les piéger ! Ce sera si drôle !

- Mais comment faire ? Il faudra que vous buviez votre thé devant Mabel !

- Tu ne rempliras pas trop les tasses. Je ferai semblant de boire, lentement, tranquillement. Elle n'y verra que du feu.

- Elle est rusée…

- Au pire… et bien tant pis ! Je lui dirai que tu as entendu. Je garderai ma tasse, nous lui dirons que nous allons faire analyser le thé, puis je l'accuserai… et bon débarras ! Si elle ose faire ça… je la mets dehors avec ses filles. Après tout, c'est MA maison.

Rose sourit avec volupté. Depuis le temps qu'elle attendait que Flora put rendre à sa belle-mère la monnaie de sa pièce…

Le jour dit, à 16h00, Mabel tapa dans ses mains :

- Les filles, commencez à vous préparer ! J'ai commandé un taxi pour 19h00. Flora, prenons une bonne tasse de thé à 17h00, veux-tu, pour nous donner un petit coup de fouet. Quel dommage que Sadie et Hazel n'aiment pas le thé… je me demande parfois si elles sont tout à fait anglaises. Il est vrai que leur père avait du sang danois…

Tandis que les deux sœurs s'affairaient intensément dans leur chambre, essayant, réessayant leurs tenues, choisissant un collier puis un autre, une coiffure puis une autre, une paire de chaussures puis une autre… Flora descendit tranquillement pour le thé, toujours en jean et long pull.

- Toujours pas prête ma chérie ? demanda Mabel déjà là, pas encore habillée pour la fête, mais le chignon dressé impeccablement, la tasse à la main.

- Nous avons encore beaucoup de temps devant nous… enfiler une robe, un coup de mascara, ce n'est pas bien compliqué. Je ne mets pas des tonnes de peinture comme mes chères sœurs.

Mortifiée, Mabel lui désigna sa tasse sur la table d'un signe de tête. Flora la saisit puis s'approcha de la fenêtre, s'absorbant dans la contemplation du jardin, ce qui lui permettait de faire semblant de boire sans que Mabel puisse réellement voir quelque chose. Mais comme celle-ci ne se doutait de rien, elle était tout à fait persuadée que la jeune fille était bel et bien en train d'avaler son breuvage.

- C'est bizarre, fit Flora, si amusée par la situation qu'elle se sentait audacieuse. Il a un drôle de goût, tu ne trouves pas ? Rose aurait-elle changé de marque ?

- Oui, je l'ai remarqué aussi, répondit Mabel sans se démonter le moins du monde. Un petit goût de poussière. Je verrai ça avec elle. Néanmoins, cela fait du bien.

- Le thé est une invention merveilleuse, confirma Flora, peu désireuse finalement de prolonger la conversation et de se sentir obligée de montrer sa tasse toujours à demi-pleine.

Mais Mabel semblait parfaitement confiante. Elle quitta la pièce l'air ravi.

- A tout à l'heure ma chère. 

Flora emporta les deux tasses à la cuisine et ne vida pas la sienne, demandant à Rose de la garder dans un coin, au cas où. Puis elle monta dans sa chambre, relut des documents concernant l'association des Mallentoy, puis se décida à enfiler sa robe, du même bleu que ses yeux. Puis elle commença à dompter sa longue chevelure blonde, ce qui fut plus difficile que prévu, malgré les tutos d'internet. De toute façon, rien ne pressait et Rose l'aiderait. Après. Après cette scène fabuleuse qu'elle avait préparée et attendait avec impatience de pouvoir jouer.

A 18h45, ces dames étaient en bas et Flora descendit en se tenant à la rampe de l'escalier, quelques mèches en bataille et le visage nu.

- Je ne suis pas prête ! Je ne me sens pas bien du tout… Je ne comprends pas… J'ai envie de dormir, dormir, dormir… Partez sans moi, je crois que ça ne va pas aller du tout…

- Oh ma chérie, quel dommage ! s'écria Mabel. Que se passe-t-il ? Veux-tu que j'appelle le médecin ?

- Non… Attendons demain. C'est juste que… je me sens soudain si fatiguée…

- Tu travailles trop, je te le dis toujours ! Plongée dans tes livres du matin au soir, et tu ne mets le nez dehors que pour te rendre à tes cours. Tu ne prends pas assez le soleil. Tu ne manges pas assez. Pas étonnant que tu sois à plat. Cela tombe mal, vraiment. Mais va te reposer. Une bonne nuit de sommeil, il n'y a que ça.

- Vous m'excuserez auprès de Lady Phyllis… demanda Flora en baillant et en s'écroulant dans le canapé du salon.

- Bien sûr ! Bien sûr ! A demain matin, chérie !

- Amu… sez… vous… bien… bredouilla Flora en s'allongeant.

Mabel et ses trois filles partirent, enchantées. Flora courut à la fenêtre pour s'assurer que le taxi les embarquait et démarrait, puis appela Rose, en sautant de joie.

- Ah quelle réussite, Rose ! Quelle réussite ! Nous les avons bien eues ! Et maintenant, vite, vite, aide-moi à me préparer.

Flora fut rapidement ravissante. Pas trop apprêtée, juste comme elle voulait. La robe bleue juste au-dessus du genou, le chignon un peu flou qui laissait s'échapper quelques petits cheveux fous, les strass bleu foncé qui rappelaient ses yeux… Rose se pâmait devant cette jeune princesse qu'elle considérait comme sa fille.

- Par contre, les talons… ouh la la…

Flora s'entraînait depuis trois semaines dans sa chambre et dans l'escalier et elle espérait que tout se passerait bien. Elle parvenait à garder l'équilibre et à marcher avec élégance (merci internet) mais ses pieds habitués aux baskets souffraient déjà d'un pareil traitement.

- Va, ma belle, va ! dit Rose en l'accompagnant vers le taxi, les larmes aux yeux. Le chauffeur fut si ébloui qu'il sortit pour ouvrir la porte à la jeune beauté qu'on aurait crue en partance pour un bal à Buckingham.

Dans la grande maison de Lady Phyllis, un brouhaha indiquait que le champagne était servi et que tout le monde en profitait. L'arrivée tardive de Flora ne passa pas inaperçue. Qui donc osait se présenter si longtemps après l'heure indiquée sur les cartons d'invitation ? Mais tous les visages qui se tournaient vers elle furent instantanément sous le charme de la jeune inconnue, de son sourire étincelant, et de yeux immenses, et de sa silhouette de rêve.

Lady Phyllis s'approcha…

- Je suis Flora, la belle-fille de Mabel.

- Oh mon dieu… fit la pauvre femme, stupéfaite de voir « l'autiste à lunettes et cheveux gras » tellement peu conforme au portrait qu'on lui avait fait. Même si sa gouvernante lui avait laissé entendre que « la petite Flora était une beauté ». Vous êtes si… si… Venez, mon enfant, je vais vous présenter.

Flora la suivit, salua, sourit, charma tout le monde par sa beauté, mais aussi par son esprit et son humour. Desmond de Mallentoy était émerveillé. Il put l'approcher et quand elle sut qui il était, elle se mit aussitôt à lui parler avec passion de leur engagement envers les animaux, de ses propres aspirations, de ses études… les deux jeunes gens discutaient avec enthousiasme.

De l'autre côté de la salle, Mabel et ses filles enrageaient.

- Il faut faire quelque chose, Maman ! Cette fille qui joue les princesses, qui nous méprise depuis toujours, qui se croit supérieure, qui ne veut jamais sortir tant le monde est trop laid pour elle… et la voilà qui se prend pour la reine du monde.

- Je sais, je sais, mes chéries… je suis exaspérée, je la hais. Nous allons réagir. Nous l'avons toujours présentée comme une asociale. Qu'elle est. Et qu'elle doit rester. Sadie, tu vas lui arracher ses boucles d'oreille, mets y toute la force que tu peux ; tu crieras qu'elle te les a volées, Hazel tu fais pareil pour la robe. Et moi j'enfonce le clou. Vous allez voir. Respirez à fond et on l'écrase, ce moustique gênant !

Elles se dirigèrent vers Flora et Desmond, comme un commando, gonflées de haine et de dépit. En quelques secondes, Flora fut en larmes, tenant son oreille droite sanglante tandis qu'Hazel s'acharnait sur sa robe, tout en lui écrasant le pied.

- Comment oses-tu faire ça ? Tu nous as volé toutes ces affaires ! Tu dis que tu détestes la terre entière, que tu hais tous ces gens qui sont selon toi idiots et ridicules, et tu débarques soudain tout sourire.

Mabel prit un ton contrit, vaguement angoissé.

- Mesdames, messieurs, je suis désolée de ce qui est en train de se passer. Mais faîtes attention. Notre petite Flora est une personne dangereuse ; elle n'a pas la permission de sortir. Elle est maniaco-dépressive depuis des années. Elle peut passer de la joie la plus exaltée à la plus terrible violence, envers elle ou les autres, en quelques secondes. Flora, as-tu pris tes cachets ? Tu sais que le docteur ne veut pas que tu quittes la maison…

La jeune fille s'enfuit à travers la foule interloquée. Mabel fit semblant de la suivre pour la mettre dans un taxi, en criant « Je reviens ! Pardonnez-moi ! Je m'assure qu'elle rentre bien à la maison » pendant que Sadie et Hazel, cette fois définitivement reines du bal, se firent une joie de répondre à toutes les questions qui fusaient. Autiste, bipolaire, limite schizophrène, oui, oui, hélas…

Heureusement pour Mabel, la gouvernante de Lady Phyllis n'était pas là, ayant profité de cette grande fête où du personnel de service était embauché spécialement pour l'occasion, pour prendre sa soirée.

L'incident jeta cependant un froid glacé sur la soirée. Mabel revint rapidement mais dut constater avec amertume qu'on la regardait, elle et ses filles, d'une drôle de façon. Lady Phyllis discutait avec Desmond et son père en jetant vers les trois femmes des regards soupçonneux. Desmond passa un coup de fil, sur les indications de Phyllis, puis il quitta la salle.

Lorsqu'il sonna à la porte de la grande maison, Flora assise sur le canapé pleurait à chaudes larmes. Rose regarda par la fenêtre de la cuisine :

- C'est un jeune homme…

Flora sourit.

Un an après cette histoire, Flora et Desmond se mariaient. Mabel et ses filles avaient quitté la demeure familiale et on n'entendit plus jamais parler d'elles.

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