Bernardin, 53 ans

georges

Bernardin se place devant le miroir de la salle de bains.  Se campe sur ses deux pieds, ignorant qu’il ressemble à un cow-boy figé dans l’attente d’un duel.  Et se rend compte qu’il a ignoré les règles élémentaires de l’hygiène quotidienne ces derniers jours.  Ses dents sont maculées de nicotine et de café.  Ses poils de barbe forment un conglomérat hirsute avec ses cheveux.  De nouvelles rides strient le contour de ses yeux injectés de sang.  Un vrai tableau cubique.

Il inspire et se lance pour la centième fois.  Et sa langue ripe,  une soupe de mots franchit sa bouche.  La fin de la phrase se noie dans un soupir.  Bernardin sent le feu de la honte grimper le long de ses joues barbues.  Il ferme les yeux.  Inspire.  Expire.  Et s’arrache les cheveux.  Cela n’a rien d’une figure de style.  Les touffes volent dans la salle de bains, devant le torse nu de Bernardin, en plaques brunes.  Il ne sent pas la douleur, envoûté par la rage aveugle de son énervement.  La crise cesse aussi brusquement qu’elle avait commencé, comme un freinage à bloc.  Bernardin respire longuement cette fois-ci.  Et retourne dans sa chambre.  La lippe d’un enfant boudeur lui barrant le visage. 

Il saisit le paquet de cigarillos qui ne quitte plus sa table de nuit.  Dans le mouvement sec du geste, sa main effleure le tas de mégots du cendrier.  Des cendres bruinent sur le tapis.  Le briquet claque.  Le tabac grésille.  La tension retombe.  Bernardin s’assoit sur le matelas.  Se détend.

D’une voix à peine audible, il répète les mots avec la lenteur d’un mantra.  La musique de la phrase coule comme un ruisseau.  Mais n’a pas le rythme de la rivière d’une conversation.  Quand il tente à nouveau d’accélérer le tempo, Bernardin se retrouve avec des cailloux dans la bouche.  Les mots lui écorchent la langue et les joues.  Il bredouille, crache, hoquète.  Pathétique.  A cinquante-trois ans, obligé de se plier à ce genre d’exercice.  Pourquoi n’y arrive-t-il pas ?  Quel obscur recoin de son inconscient l’empêche de mener cette tâche à bien ?  La phrase est pourtant simple.  La question est formulée dans un vocabulaire accessible et compréhensible.  Il devrait y arriver.  Des centaines d’hommes y arrivent tous les jours.

Bernardin écrase son cigarillo.  Il prend la douleur de son crâne entre ses mains.  Pour un peu, il se laisserait presque submerger par les larmes.  Merde.

  

Ça ne doit tout de même pas être si compliqué de demander l’heure à une femme.

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