Bocal

My Martin

Être autre

Chris, où es-tu ? J'ai fait ce que tu m'as demandé, je suis allé au laboratoire. Les locaux sont luxueux. Ils m'ont fait patienter dans une salle d'attente, j'ai visionné un film qui expliquait leur activité.

Un concentré d'Âmes Douces. Ils les extraient à partir des morts, ils réactivent des zones du cerveau. Ils les implantent dans un récepteur, un hôte. J'ai signé le contrat, l'argent est sur ton compte. Pour ton voyage vers les glaces.



*



Le bocal dans ma chambre. Je branche les fils. Clignotements. J'observe la matière à l'intérieur. Elle palpite. Des ondes de couleur. Des teintes pastel.

Elle souffre, les zébrures se succèdent. Zigzags, pointes.

Je m'allonge sur le lit, tourne la tête vers la présence laiteuse.

Je verse le liquide nutritif. Le bocal se trouble. Infime aspiration. La matière change. Des circonvolutions se forment à la surface, se creusent en replis, en puits. Tube ramifié, volutes tassées. Il s'organise, se divise en labyrinthe.

La matière respire, la lumière qu'elle émet forme des vagues mouvantes sur le papier peint du mur. Un parfum suave se répand dans la chambre -sous-bois, murmure d'une source dans les herbes-, mes narines s'ouvrent, je respire à pleins poumons.

L'air se colore, se concentre en un cône au-dessus de ma tête, me baigne, tiède. Le cône entre en rotation. Il se resserre, pont ondulant, depuis le bocal jusqu'à moi.

Le tube se stabilise, son extrémité se subdivise en une gerbe de filaments. Points incandescents. Mes vêtements se fendent, s'ouvrent, les coutures cèdent. Sueur froide. Les filaments virent au gris. Ils s'insinuent en moi par la bouche, nez, sexe, cul. Le tube en pont s'affine.

Je geins, mon corps est douleur sale.

Sur la table, le bocal est vide.



*



Chris, merci pour ton message. Le laboratoire a appelé : pour des effets secondaires ? Tu sais, Papa et Maman, leurs disputes sont violentes. Maman dit que Papa est responsable, il est invivable. Elle pleure. Papa la houspille, il "râle" du matin au soir.



*



Odeur de viande pourrie. J'ouvre les yeux et m'assieds sur le lit. Des boules molles roulent dans mon ventre. Vibrant. Du sang partout en longues traînées brunes.

Je me courbe : mon sexe, le prépuce adhère, s'éraille aux croûtes qui recouvrent le gland. Je les épluche avec les ongles. Chair à vif, suintements.

Mes vêtements sont décousus, ouverts. Je me lève, débranche les fils noircis. Le bocal est ouvert, le couvercle est cassé, morceaux de verre sur la table. A l'intérieur, la matière est marbrée, sèche, percée, craquelée. Elle pue.

Je me douche, je n'ai pas faim.

Je m'habille, ouvre le vasistas, enveloppe le bocal dans plusieurs sacs de plastique. Le miroir du lavabo me renvoie l'image de mon visage livide. Joues creuses, hâve, les yeux enfoncés, écarquillés. Regard fixe. Je recule.

Je sors, ajuste mon masque. Place du Pilori, soleil rayonnant. Des enfants jouent au ballon.

Des tags sur les murs, "ACAB", "Mort aux Élites". Deux amoureux s'embrassent, près de la statue de la Liberté. Des jeunes pique-niquent, une enceinte diffuse de la musique. Des skateurs font des figures sur les marches en biseau.

Je jette le bocal dans la borne. Il tombe, ricoche, heurte la tôle de la cuve. Aussi l'appareillage, l'écheveau des fils fondus.



*



Au laboratoire, I.A. Alertes en provenance des hôtes.

Chris C. Héberge "la Belva" -rival du Court, mafieux de l'Élite, décédé lors d'un règlement de compte.

Le Court a souscrit le Contrat Top. Le laboratoire a préservé le cerveau de la Belva.

Selon les modélisations, Chris C. était une bonne recrue : jeune, sportif, intelligent. Haut niveau d'études en biologie. L'enquête sur l'environnement familial a été incomplète. Les parents, Cindy la sœur ? Pourquoi a-t-elle représenté Chris C. auprès du laboratoire ?

Les images défilent : les toits, le sang, les forces de l'ordre, le battage médiatique. Détestable pour une start-up.



*



Je fais corps avec la nuit. La Lune luit, froide.

Attroupement dans une impasse. Des Natives, ivres, titubants, bouteilles brandies. Couteaux. Paris, excitations. Un corps à terre.

Je cherche l'ombre, rase les murs. Tags, "Les Élites sont pourries".

Lumières, terrasses, rires de fête. Grésillements, odeurs de cuisine. Capiteux parfums des femmes.

Mes bras, mes jambes, se sont allongés, muscles en câbles sous la peau. Cou sinueux, tête triangulaire.

Le restaurant est violemment éclairé. Ils patientent sur le trottoir. Flashes, robes longues. Masques multicolores brodés de diamants.

Je bondis sur la table, la vaisselle se fracasse par terre. Je saisis quelqu'un par le bras, à ma portée. Hurlements, bousculades, tables renversées.

La gouttière, le balcon du premier étage. Gouttière, second étage. Je grimpe, le toit.

"Ne me tuez pas, s'il vous plaît". Le jeune se débat. Yeux bleus. Je lui laisse son masque à fleurs. Je lui caresse la joue, "ne crains rien, je ne vais pas te faire de mal".

Je le mords à la gorge pour libérer mes mains. Sa nuque craque, sa tête se renverse en arrière. J'appuie le corps contre la cheminée. Spasmes. J'ouvre la gorge, m'abreuve aux bouillons de sang chaud. Pulsations, le flot se tarit.

Chair en lambeaux, vertèbres broyées. La tête aux cheveux blonds roule sur les tuiles, tombe dans la rue.

Sirènes, projecteurs. Je lève les bras. Les balles sifflent, me frappent dans le dos. Les drones convergent.

Je cours sur les toitures. Cour intérieure obscure. Les pavés de la rue.

Le collecteur. Je plonge. Les rats couinants s'égayent. Souples varans, langues bifides. Déchets. Le flot, suaire putride, m'enveloppe. Je me relève, marche sur le trottoir souterrain.

Les rats, les varans se bousculent, se pressent, se mordent derrière moi. Masse bruissante. La grille des Élites.



*



Chris, si tu sors, fais attention. Tu es au courant pour les agressions ? Ne sors pas la nuit. Tu sais, Papa boit, il boit trop. Ses yeux sont méchants. Il frappe. Hier, il était dans le garage, à l'établi, avec son fer à souder. Il ne vient plus montrer à Maman ses pièces parfaites, au fil des étapes. Il ne bricole plus. Il avait appuyé sa tête sur ses bras.



*



Laboratoire, I.A.

I.A. provoque l'explosion de Chris C., l'expulsion de la Bête. Aucune réaction.

Chris C. est inaccessible. Il a franchi la grille des Élites. Il est dans l'enceinte hermétique.



*

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