Boeuf Bourguignon
Sébastien Stasser
Boeuf bourguignon
Alors c'est ça vieillir,
Vivre plus longtemps,
Et perdre chaque jour,
Une dette à payer
Gifle des années qui passent,
Le temps emporte nos atouts,
Étalant nos faiblesses
- C'est décidé, je sors ! Fini de me morfondre !
Tout a commencé sournoisement... Certains détails qui finissent par devenir flous... Le relief du carrelage, la surépaisseur des tapis, la netteté de mon reflet dans le miroir qui s'estompaient lentement. Rien de très grave en soi... Personne ne remarquait vraiment ce qui m'arrivait. Je trompais mon entourage, feintant la bonne vue... L'esprit de l'aigle indien m'habitait, mais plus pour très longtemps.
Cela a vraiment dégénéré lorsque je n'ai plus réussi à éviter les obstacles de mon appartement. Esquiver les meubles, les tables et les chaises se transforma en véritable parcours du combattant. Mon corps meurtri par les chocs répétitifs me faisait souffrir le martyr. Cacher ma cécité ne fonctionna évidemment plus. Mon entourage se rendit bien vite compte que je perdais l'usage de la vue, mes cris de douleurs les alertant quotidiennement. Un vrai colvert sans permis de naviguer en eaux troubles.
Tout fut ensuite étudié pour minimiser les contusions à répétitions. L'appartement se métamorphosa alors en promenade de santé, finit les embûches à chaque coin de porte, plus rien ne traînait dans le chemin. Les espaces séparant le salon des autres pièces de vie se muèrent en terrain de détente pour bébé. Grâce à ce tour de passe-passe, je finis par oublier mon handicap un certain temps. Cet aménagement me complaisait dans cette nouvelle vie qui s'offrait à moi et au final, je ne m'en sortais pas si mal.
Malheureusement pour moi, le temps de l'acclimatation s'évapora. Je me rendis compte rapidement que je ne pourrais plus sortir seul dehors. Cette tare me coupait de ma vie sociale : fini les agréables senteurs du monde extérieur qui enivraient mes narines, terminé la douce chaleur du soleil qui réchauffait mon corps, au revoir la caresse du vent sur ma belle chevelure ondulante, adieu les rencontres improbables aux coins des rues animées. Malgré ma force de caractère, une certaine lassitude s'empara de moi. Mes membres s'engourdirent peu à peu, mon cerveau se mit en mode veille et ma soif de rencontrer des gens disparut quelque part au fond de ma petite personne.
Ma vie se résuma alors en trois tâches routinières : manger, boire et me déplacer tant bien que mal de mon canapé moelleux à ma couette fatiguée. Je me surpris même à ne plus trouver l'envie de décoller de mon divan. La dépression s'emparait de moi. Je culminais malgré tout au sommet de la dépendance...
Mon meilleur ami tenta de me réconforter du mieux qu'il le pouvait, m'invitant le plus souvent possible à sortir en sa compagnie, me laissant sous-entendre qu'en remuant mes petites fesses, ça ne pourrait qu'aller mieux. Il mettait en place toutes sortes de stratagèmes dignes d'un général confédéré. Mais, ma mélancolie chronique déjouait chacun d'entre eux. Imaginez-vous ne plus rien voir, comment surmonter ce handicap ?
Une nuit de sommeil agitée dont j'ai le secret depuis un âge avancé me remémora une chose merveilleuse que j'avais oubliée depuis le début de ma vie de non-voyant. Une femme à la chevelure poivre et sel attirait depuis quelque temps mon attention. Elle résidait non loin de la boucherie située dans une rue parallèle à celle où je vivais. Cette jolie demoiselle cendrée était désormais devenue une ombre fugace pour moi.
Aimable et très gentille, elle avait fini par prendre le temps de faire un bout de chemin en ma compagnie. La belle s'appelait Kiara. Ma mémoire fort heureusement ne flanchait pas. On ne peut quand même pas tout cumuler non plus. Imaginez un peu le travail ! Un poisson rouge aveugle oubliant de nager dans son bocal. Ce sentiment de manque éveilla en moi l'envie de quitter à nouveau mon cinq pièces. Mes membres recouvrirent peu à peu leurs vigueurs d'antan et quelques neurones de mon cerveau se reconnectèrent, créant l'alchimie parfaite qui me permettrait de retrouver un peu de courage. Lorsque mon ami me proposa une nouvelle fois la porte de sortie, je bondis sur-le-champ tel un chat retombant sur ses pattes après une chute vertigineuse. Le besoin de revoir la belle Kiara me donna des ailes. La surprise de mon camarade m'arracha même une petite larme, comme celle que l'on peut voir couler le long d'une joue devant les films d'amour qui passent à la période de Noël sur les écrans de télévision.
- C'est bon, j'y vais !
Descendre les trente-neuf marches qui me conduiraient dehors ne fut pas simple. Mes cannes hésitaient à chaque dénivelé. Ce n'est qu'au bout de la vingtième marche que mes pas prirent de l'assurance, ne calculant plus la hauteur et la distance séparant chacune de mes enjambées.
Je me retrouvais enfin sur le plancher des vaches pour ma première sortie depuis des semaines.
La porte s'ouvrit alors sur un monde que je n'apercevais plus, un univers familier que je ne pouvais désormais que me remémorer.
Mes sens en alertes attendaient les instructions de mon meilleur ami. Il avait suivi des cours de conduite dans une école spécialisée durant ma convalescence forcée. Comment déplacer un aveugle en espace ouvert, voire carrément hostile ? La laisse faisait désormais partie intégrante de la promenade. Il suffisait de se concentrer sur les tensions du filin qui nous liait pour être guidé. Tel un alpiniste chevronné, mon meilleur ami assurait mes pas, évitant le piège de la crevasse d'un glacier millénaire qui vous engloutissait pour vous vomir des siècles plus tard.
Les odeurs étaient toujours présentes. Mon nez ne me trahissait pas. Je dirais même qu'il s'était légèrement affiné. Chaque élément autour de moi possédait un goût particulier .
Les bruits de la rue très confus au début se firent rapidement plus distincts. Un nouveau filtre optimisait mes tympans. Dans un vrombissement assourdissant, un camion de poubelle dévorait un vide-ordures. Une trottinette électrique au moteur à peine audible me frôla les fesses sans prévenir, me faisant légèrement sursauter. Un enfant accompagné de sa chère maman nous gratifia d'un rire malicieux. J'ai toujours aimé les bambins, ils sont très câlins et généralement affectueux. Je percevais même le son d'une chanson familière au loin : Le renard des Bérurier noir. La mélodie venait très certainement du troquet situé au coin de la rue, sa terrasse était toujours bondée en été et j'adorais m'y prélasser.
Je n'y voyais plus rien, mais j'imaginais les scènes qui se jouaient devant nous. Cela commençait à devenir amusant. Les souvenirs se matérialisaient en rêves éveillés.
La quête à proprement parler débuta lorsque mon ami commença à se déplacer, remontant le courant qu'empruntaient les riverains qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Je le suivais avec précaution. La peur de buter contre un obstacle paralysait presque à nouveau chacun de mes membres. L'envie de faire demi-tour s'empara un instant de mon esprit encore fébrile. Le confort de mon loft aménagé me manquait soudainement.
Je mordais cependant sur ma corde et démarrait l'ascension du mont Canigou.
Une légère tension sur la droite me faisait deviner que nous allions tourner à l'est. Une faible contrainte sur la gauche m'avertissait que nous allions nous diriger vers l'ouest. Enfin, un arrêt brusque me prévenait d'une quelconque embûche : une voiture, un vélo ou autre piétons à esquiver.
En fin de compte, je finis par me déplacer comme avant, la confiance guidant chacun de mes pas. Mon fidèle compagnon assurait le reste du travail.
Mon sens de l'orientation m'intima que nous nous rapprochions de la belle crinière argentée. Cette braise qui m'avait donné à nouveau le goût de sortir. Serait-elle au rendez-vous ? Et surtout, se souviendrait-elle de ma vieille personne ?
- On y est ! Ouaf !Ouaf !
Les doux effluves de la boucherie enivrèrent alors ma truffe. Un fumet particulier se dégageait de cet endroit au combien merveilleux : la viande fumée au bois de sapin, quel délice ! Nous arrivions au bon endroit, plus de doute maintenant.
Mon maître s'immobilisa un instant pour me caresser le dessus de la tête en signe de satisfaction. Je pense honnêtement qu'il était fier de moi, content de retrouver son fidèle compagnon de balade.
Ma truffe ne me trompait pas, la jolie Kiara se trouvait assise devant moi. Je ne pouvais plus la voir avec mes yeux voilés, mais je pouvais la deviner. Son appétissant parfum de bœuf en sauce mijoté aux petits légumes était inimitable. Je compris alors que même sans la vue, je prendrais chaque jour le chemin qui me conduirait à elle, tant que mes pattes me porteraient.
Tandis que Yannik entamait la conversation avec la tenancière de la boucherie, je commençais à renifler le museau de cette savoureuse Kiara, remuant la queue comme un chiot heureux de retrouver sa mère.