Bolero infernal

Anne Sophie Nédélec

EXTRAIT

La nuit était tombée sur le triangle d’or, le mini-Hollywood parisien, limité par l’avenue des Champs Elysées et l’avenue Georges V. C’est dans ce quartier que se retrouve le microcosme du cinéma français, des plus puissants à ceux qui espèrent le devenir. Petit coin de rêve où les projets sont cent fois, mille fois plus nombreux que les réalisations, mais lieu privilégié pour celui qui veut percer dans la profession.

Dans le fameux triangle d’or où les bruits de la vie s’estompaient peu à peu, une mélodie s’élança doucement à l’assaut des étoiles, jaillissant d’une fenêtre entrouverte derrière des volets mi-clos, au dernier étage d’un immeuble ancien, noirci par les années, dans une toute petite rue cachée. La musique se fit de plus en plus rapide et violente. Il s’agissait du Boléro de Ravel. La netteté du morceau n’était pas irréprochable. En effet, elle venait d’un vieux phonographe sur lequel tournait un trente-trois tours poussiéreux.

L’appartement était composé de deux anciennes chambres de bonne aménagées. Le petit salon, tapissé dans les teintes rose-saumon, semblait agrandi par l’éclairage halogène. Dans un angle, un imposant bureau style empire croulait sous des feuillets couverts d’une écriture désordonnée, et dans un autre, le phonographe tournait. Sur la gauche, on apercevait le coin cuisine et à droite, une chambre où il n’y avait de place que pour un lit. Enfin, au bout du salon, trois marches conduisaient à la porte d’entrée située à un niveau inférieur et auprès de laquelle étaient fixées de jolies cornes de gazelle qui servaient de porte-manteau.

La tension du morceau de musique était à son apogée lorsqu’un cri perçant retentit. Cela venait de la chambre. Une jeune fille en robe de soirée blanche à moitié attachée déboula dans le salon, affolée, les cheveux en bataille et se précipita vers la porte d’entée. Derrière elle, un homme visiblement plus âgé tentait de l’attraper. Les yeux fous, exorbités, il tenait à la main un couteau de cuisine qui luisait dans le clair-obscur.

La musique entamait la dernière mesure, la plus belle, la plus violente, la plus folle. La jeune fille hurlait. Soudain, arrivée à la première marche, son pied nu glissa, sa cheville se tordit et elle dévala les marches dans un mouvement tournant. Enfin, son dos heurta le porte-manteau et les cornes de gazelle lui transpercèrent la chair de part en part.

C’était l’apothéose du Boléro. Un dernier roulement et tout se tut. Dans l’hésitation qui précède les applaudissements, le corps sans vie de la jeune femme s’affaissa un peu sur lui-même puis s’immobilisa laissant apparaître une tache écarlate tandis qu’un tonnerre d’applaudissements jaillissait du tourne-disque.

Enfin, tout se tut. L’homme resta hébété quelques instants. Puis le bras de l’appareil se remit en place de lui-même et la mélodie reprit. L’homme lâcha son couteau et se dirigea vers le bureau derrière lequel il s’installa avant de noircir de nouveaux feuillets.

                      *

Celui qui se tenait ainsi, calme au milieu du carnage, était bien plus jeune qu'il ne le paraissait au premier abord. Il avait vingt-huit ans mais en paraissait dix de plus à cause des poches noirâtres qui soulignaient ses yeux et des plis qui marquaient son visage. Sas cheveux blond-brun ressemblaient à un champ de bataille et son allure de gamin contrastait étrangement avec son visage et ses mains ridées. Son jean qui godaillait et sa chemise débraillée lui donnaient une allure de plagiste, que démentaient ses charentaises qui semblaient avoir été appréciées par un dogue. Ses yeux bleu clair, trop clair, luisaient derrière ses paupières gonflées. Il avait un regard étrange qui tantôt papillonnait autour de lui sans pouvoir se poser, tantôt se fixait intensément sur quelqu'un ou quelque chose, s'y vissait et y forait comme pour en extraire la "substantifique moelle". C'est ce regard qui avait fait fondre Julie lorsqu'elle l'avait vu. Il avait ensuite été si facile de d'attirer dans ses filets la petite provinciale perdue dans ce grand Paris où elle était venue étudier...

Cela faisait quelques années que Clément avait commencé à se faire un nom dans le milieu si fermé du cinéma. Puis il avait écrit ses propres scénarios. Le dernier, surtout, avait été un succès : une histoire dans l’air du temps, complètement hallucinante de violence et d’humour noir. Mais peu à peu, il avait senti son âme se vider de toute sensibilité. Il ne ressentait plus aucune émotion. Par un étrange effet, il avait la capacité d’analyser tous les événements au moment où ils arrivaient et vivait perpétuellement au passé. Dans le même temps, son imagination s’était tarie. Bien sûr, il avait toujours des idées, de grandes lignes pour ses scénarios, mais il ne pouvait plus, il ne savait plus imaginer en finesse les réactions de ses personnages dans les situations qu’il avait créées. Il avait pourtant toujours eu la réputation de mener ses histoires avec précision et vérité, mais craignait plus que tout de perdre cette réputation qui faisait sa force sur le marché des scénaristes.

Devant ce dilemme, ne pouvant imaginer les réactions et émotions de ses personnages puisque lui-même ne pouvait plus rien ressentir, il avait décidé de tester ses idées et ses intuitions sur des personnes réelles. Ce n’était pas toujours simple. En effet, le dernier scénario qu’on lui avait commandé portait sur la peur. Et lui avait décidé de traiter de la peur devant les phénomènes étranges, devant les troubles de la personnalité ou schizophrénie… bref, peur sous-jacente et constante, mais aussi peur soudaine ressentie par quelqu’un subissant une agression.

Il avait commencé par tester l’angoisse ressentie par la confrontation au surnaturel. Ses parents possédaient un studio accolé à leur appartement qu’ils louaient à des étudiants. Clément s’était arrangé pour le faire louer par un de ses amis qu’il savait hermétique à tout ce qui était spiritisme ou paranormal, comme le héros de son scénario. Auparavant, il avait truqué la pièce : projecteurs pivotants cachés dans de fausses serrures pour faire « vivre » des hologrammes, mini-émetteurs dissimulés dans les abat-jours et diffusant des bruits d’outre-tombe, crissements, grincements de chaînes, hululements, cris étouffés…Et enfin, le clou du spectacle, des tâches de sang qui apparaissaient et disparaissaient sur les murs grâce à un ingénieux système : il avait percé des trous minuscules dans le plâtre et, de l’appartement d’à-côté, il suffisait de glisser une aiguille creuse à travers le papier peint et d’envoyer un liquide rouge avec une seringue. Tout ceci, bien sûr, surveillé grâce à un grand miroir sans tain derrière lequel une caméra vidéo permettait de filmer le sujet terrorisé. Clément s‘était bien amusé derrière sa glace à observer les mines effarées de sa victime. Jusqu’au jour ou l’autre avait tout découvert : les micros, puis les projecteurs, le sang qui n’en était pas et le miroir  sans tain, que, muni d’un juste pressentiment, il avait brisé. Là, Clément avait reçu la raclée de sa vie… Mais il avait eu ce qu’il voulait : des émotions par procuration.

C’est peu après qu’il avait rencontré Julie. Après lui avoir joué le grand jeu de la séduction, il l’avait fait s’installer chez lui. Puis, après une période d’adaptation, il avait révélé de temps en temps un comportement étrange, excessif, parfois même brutal, s’amusant à lui faire peur par d’effroyables crises de jalousie. Mais toujours il parvenait à la retenir par une habile comédie de repentir. Jusqu’à aujourd’hui. Il l’avait poursuivie dans l’appartement avec un vieux couteau de cuisine à bout rond, même pas affûté. C’était la dernière fois, il voulait porter la terreur à son paroxysme… et voilà qu’il l’avait tuée… malgré lui.

*

A présent qu’il avait terminé de noter ses observations - à la main, la machine à écrire le rebutait - il pivota sur sa chaise pour observer les dégâts. Le Boléro, une nouvelle fois, recommençait...

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