Bouche cousue

molly

1. Mutisme

Hier, 23h48

Non. Non. Non. Arrête. Non. S'il-te-plaît, non, ne fais pas ça... Tu vas tout gâcher.

Tournent tempêtent les mots prisonniers de sa tête.

 

2. Peut-être

Aujourd'hui, 9h34

Hélène se regarde dans les yeux. Les yeux sont verts. Ses yeux sont verts. Le plus souvent. Au soleil un peu bleus parfois. Gris, avec la pluie et le ciel maussade. Le petit rond sombre au centre, la pupille, un trou il paraît, ça l'étonne, d'avoir un trou, là, au milieu de son iris vert. Elle regarde dans ses yeux verts, le trou noir au diamètre mouvant qui se rétracte. Elle veut regarder dedans, à l'intérieur. La pupille se crispe. Opaque.

Elle a des yeux de chat. Ils lui disent souvent, les garçons. Qu'elle a un regard particulier. Qu'elle fait des trucs avec ses yeux. Elle joue l'innocente. Ah bon ? C'est vrai ? Demande des explications. Je fais quoi ? Ça te fait quoi ? Alors qu'elle le fait un peu exprès, d'avoir les yeux qui transpirent. Elle dit peut-être avec ses yeux. Peut-être.

Face au miroir, elle essaye les yeux de chat. Pour voir le regard félin, à quoi elle ressemble quand elle miaule peut-être avec ses yeux, cligne l'éventualité. C'est quelque chose qu'elle fait, qu'elle ressent dans sa tête, qu'elle imprime sur son visage. Ça commence par la bouche qui se détend, s'affaisse et gonfle d'être ainsi libérée. Autour, les joues se creusent et fourmillent. Elle a l'impression que sa figure s'allonge. Plus haut les yeux s'ouvrent grand et se plaquent aux sourcils arqués. Et le regard se fixe. Et il faudra le tenir droit, avec l'appui des lèvres parfois dont un coin se relève. Ou de la tête qui s'incline sur l'épaule. Elle pense peut- être et cela doit s'inscrire en toutes lettres dans ses yeux. En tout cas ils comprennent. Saisissent au vol. Ils s'engouffrent.

Elle essaye de se souvenir. L'a-t-elle regardé de cette façon, hier ? Ses yeux ont-ils dit peut-être puis je le veux ?

Elle se regarde dans les yeux. Elle cherche un autre trou que la pupille, une déchirure, une faille, une cicatrice. Il n'y a rien. Les yeux sont verts. Vierges. Indéchiffrables. Inchangés. C'est déjà ça, mais ça l'emmerde, l'absence de marques, d'indices, de preuves.

Elle se remémore, une fois, la rue la nuit et ce type attablé en terrasse qui la regarde. Quelques heures plus tard, elle le croise au comptoir d'un bar. Il l'aborde en anglais, comprend qu'elle est française, lui dit qu'il la croyait italienne ou espagnole... Improbable pourtant, elle pense, peau blanche et yeux clairs. Pas perspicace, le type. Lui dit qu'elle a un regard spécial, je crois que nos regards se sont croisés. Elle ne répond rien. Hautaine, l'observe se débattre et essayer de. Sans réussir à.

Elle se rappelle une photographie d'elle. Elle est nue lorsque Laurent la prend. Chambre en plein jour, volets ouverts sur le soleil de juin, qui brille. On ne voit que son visage, sur le cliché, et la rondeur d'une épaule. Cheveux bataille et joues rougies. Elle regarde Laurent. Nu lui aussi, à cheval sur elle, ses jambes qui la ceinturent de part et d'autre. Ils font l'amour. Étaient en train. Laurent s'est arrêté pour la photographier. Elle a les yeux ouverts, les pupilles dilatées alors qu'il fait grand jour. Elle s'offre. Voudrait être un livre. Qu'il tourne ses pages la lise l'apprenne par cœur. Elle se rappelle le clic de l'appareil puis l'appareil écarté et Laurent de nouveau là, sur elle, dedans, comme il la dévisage, comme elle s'ouvre toute, ses cuisses, son ventre, les pores de sa peau, sa bouche haletante et ses yeux.

Elle essaye de se souvenir. À quel point s'est-elle ouverte, hier ? Ses cuisses son ventre. Ses yeux ? Pénétrée, jusqu'où.

Son téléphone vibre contre sa cuisse. Elle glisse une main dans la poche serrée. Sur l'écran, le prénom clignote. Nicolas. Elle aime son prénom. Si doux. Lui si dur. Elle le prononce doucement, en détachant les syllabes. Ni. Co. Las. n. i. c. o. l. a. s. Puis elle le crie avec dans la voix un accent de peur. NICOLAS !... Et ça la secoue, tout son corps. NI. La première syllabe dit la surprise hallucinée. CO. La deuxième la résistance vaine, l'ébauche d'un non ravalé. LAS... La troisième, plus longue, plaintive, la résignation. L'abandon. Une larme roule sur sa joue, qu'elle essuie rageusement. Ne pas pleurer. Pleurer, c'est trahir. Les yeux verts et rouges, liquides. Le pleurer c'est s'avouer vaincue. Le pleurer lui en elle c'est donner tant d'importance à... ça. À cinq ans, les écorchures dans la cour de récré, les dents serrées, ne pas pleurer, attendre les secondes d'après que la douleur s'estompe, ne pas pleurer c'est pour les chochottes, mais dans les yeux le niveau monte et ploc ploc ploc. Les chagrins adolescents et les larmes mal contenues, les joues zébrées de noir, les larmes inutiles qui n'effacent rien n'apaisent rien et font gonfler les paupières. Sa petite vie et les écueils et les yeux qui débordent pour un oui, pour un non, pour presque rien. Pleurer c'est trahir.

Les paupières bouffies, les lèvres gonflées comme si elles avaient voulu contenir les petits ruisseaux salés qui se perdent dans son cou, entre ses seins, dans le creux des clavicules.

 

3. Prémisses. Qui se ressemble s'assemble

Une ville de province.
On y entend la mer qui pénètre les terres, étend un petit bras jusqu'au cœur du bourg. On y entend la mer qui gronde, dans la baie, la mer sauvage, celle de la chanson, celle qui prend l'homme, mais la mer calme aussi, domestiquée, le roulis des bateaux dans le vieux port, les mouettes criardes, le plop de la vase et son odeur putride qui fait dire aux touristes hum ça sent bon la mer hum ça fait du bien le grand air.

Une ville de bord de mer qui gonfle et dégonfle au fil des saisons, l'été la laisse exsangue. Dès avril, les vacanciers affluent, bientôt la population quintuple, les commerces font leur chiffre, les ruelles débordent de promeneurs presque nus oubliant toute pudeur, les ventres torturent les élastiques des shorts de bain, les seins blob blob dans le soutien-gorge à balconnets, les peaux rivalisent de nuances de rouge, parfois éblouissantes de coups de soleil, bientôt dégueulasses de pelures sèches. Ils lèchent des glaces. Mangent des crêpes. Boivent du cidre. Achètent une barquette de frites à la fête de la Moule. S'acoquinent au bal des Pompiers. Découvrent que faire l'amour sur la plage n'est pas si romantique, le sable ça gratte, et attrapent une mycose, le sable c'est dégueulasse. Font contre mauvaise fortune bon cœur, il pleut il mouille c'est la fête à la grenouille, enfilent leurs bottes jaunes et s'agglutinent devant l'océan déchaîné, il arrive qu'un imprudent soit emporté par une vague espiègle. On reviendra l'année prochaine c'est dépaysant et tu as vu tous ces souvenirs j'ai pris un bol avec écrit Monique dessus pour maman et ces jolies serviettes à carreaux et les galettes au beurre salé et les sardines de l'île de Ré on va se régaler.

Les touristes partis la ville hiberne. Il lui faut vivre sur ses réserves. Faire face aux aléas, régulièrement le port déborde et inonde les magasins, tout le monde le sait mais que faire contre la mer, renforcer la digue, des sacs de sable, un seau pour écoper, rien à faire contre la mer. Il y a les tempêtes aussi, le vent vient de loin, il galope sur l'eau rien ne raisonne sa course folle, il frappe les falaises, tabasse la plage, retourne le sable, demain l'eau sera trouble, fait tomber les arbres. L'année passée une femme est morte, un fait divers presque drôle tant il est absurde, la tempête est terminée, la femme rentre du travail en voiture quand un arbre fragilisé par les assauts du ciel tombe sur l'automobile, sur une route de campagne, une route à 90 kilomètres/heure sur laquelle ce jour-là, par prudence – le goudron est mouillé – elle roule à 80 (raconte la gazette locale). Un mois plus tard, dans le centre-ville, le local commercial qu'occupait la victime (esthéticienne) est mis en vente, le gérant de la petite maison de la Presse fait une offre, il aimerait ouvrir une librairie, son offre est trop faible, le prix demandé est exorbitant, une agence immobilière s'installe, une de plus.

La ville est vieille. Plus personne n'a les moyens d'acheter une maison ici, c'est impossible pour un jeune couple normalement rémunéré, les maisons ici appartiennent à des gens du cru implantés bien avant que l'immobilier flambe, ou à des Parisiens fortunés qui s'offrent une petite résidence de vacances qu'ils repeignent en blanc (les murs) et vert (les volets pour faire typique). Ils ne l'occupent que quelques semaines par an. Ces deux types d'habitants se regardent en chiens de faïence. Les premiers considèrent les seconds comme une maladie, quelque chose qui ressemble aux algues vertes, l'été approche ils se répandent sur les plages, disséminent leurs enfants (les femmes sont de véritables poules pondeuses, chaque année un nouveau mioche Hermine Sixtine Malouine Albéric Henry Baudouin), garent n'importe où leurs grosses voitures et engorgent la poissonnerie dont ils font monter les tarifs, le poisson est tellement peu cher et frais ici non mais 25 euros le kilos de cabillaud c'est donné. Les seconds se sentent indispensables, sans eux, sans leur argent, la ville meurt, c'est une station balnéaire, ils exigent politesse, serviabilité et déférence. L'ambiance pue. Les relations, un ballet de sourires hypocrites.

Les touristes partis la ville ne compte que quelques milliers d'habitants dont émergent des personnages connus de tous. Il y a le Maire, monsieur le Maire, de droite, un gros bonhomme mégalomane surnommé Porcinet et dont les idées d'investissements semblent guidées par la difficulté de ses jambes à supporter son corps replet : il ambitionne de faire installer un escalator qui reliant le centre-ville à la vieille ville valoriserait le centre historique de notre commune en le rendant plus accessible. Il y a cette toute petite femme, bientôt quatre-vingts ans, bardés de ses trois fils monstrueux, des molosses d'un mètre quatre-vingt-dix, tous benêts, tous à sa charge, pas méchants mais idiots, et les gens quand ils la voient passer se disent quand même après le premier elle aurait dû prendre des précautions elle aurait dû s'arrêter hun la purée hop sur le ventre et puis voilà déjà en gérer un seul j'imagine pas qu'est-ce qu'il va se passer quand elle ne sera plus là. Il y a le vendeur de légumes, le dimanche matin au marché, qui hurle cinq heures durant sans jamais faiblir et dans ses mains énormes même les melons sont petits, et les touristes de l'année un peu effrayés se soumettent aux elles sont belles mes tomates deux kilos pour 4 euros criés comme des ordres. Il y a Huguette la mouette, LA mouette, elle arpente le trottoir en face du glacier, on la repère à ses plumes ébouriffées et à sa façon de marcher, le cou ployé et la tête en avant, l'œil mauvais, elle passe son temps à hurler sur ses congénères, chassant d'un bec hargneux tous les oiseaux de sa portion de macadam. Et il y a le reste des habitants, indifférencié, classable en grosses catégories : les bobos-attardés- branchés qui courent les vernissages ; les amis du quartier de Lonmagour (le beau quartier résidentiel, sur la rive gauche du port, où l'on trouve les maisons anciennes), certains de leur importance mais dont les idées de valorisation du patrimoine, toutes plus absurdes les unes que les autres (et pourquoi ne pas faire de la petite chapelle une salle des fêtes, dancing le samedi soir et office le dimanche matin ?), ne voient jamais le jour ; les nouveaux venus qui peinent à s'intégrer, vont aux vernissages, aux réunions des amis de Lonmagour, concluent que tous ce gens sont des ploucs et se contentent de l'immensité de la mer, c'est pour ça qu'ils ont déménagé ; enfin les gens modestes, les pauvres, ceux qui habitent le coin depuis plusieurs générations et résistent avec peine à l'augmentation des coûts, ceux qu'on oublie lorsqu'on dit que c'est une « ville de bourges ».

C'est dans cette ville de province, cette ville de bord de mer, cette ville de touristes, cette ville de nouveaux riches, cette ville de vieux, cette ville de ploucs, cette ville non dénuée de misère, que se déroule l'histoire. C'est plus exactement dans une maison de Lonmagour que se déroule l'histoire, une grande maison au toit d'ardoises construite dans les années 1850, entourée d'un jardin aux arbres centenaires que les nouveaux propriétaires, qui s'installent en cette année 1997, n'ont pas le droit de couper : heureusement, la tempête de 1999 les laisse intacts, seule une grosse branche craque et tombe, sans faire de dégâts. La petite fille des nouveaux propriétaires a cinq ans. Elle est ravie par les arbres du jardin, s'imagine y grimper. Bien sûr, elle a quitté son école et ses copains, mais le père lui a dit que dans la nouvelle maison on aura un ch... un ch... (un cheval ? a hasardé la petite fille) non un chien et c'est déjà génial. Ils emménagent un peu avant l'été. Il y a tout à refaire, ce sera long mais le père est bricoleur, la mère patiente et la petite fille enchantée par la poussière, les recoins et les vieux meubles. À la fin du mois de juillet, ils vont chercher le chien, qui n'est qu'un chiot mais un gros chiot déjà, pataud, adorable, beige avec une grosse truffe noire, il paraît que ses poils sont étanches, c'est un chien de chasse, un chien de race dont les ancêtres ont été sélectionnés année après année pour leurs aptitudes à rapporter les canards. L'été passe, le chiot grandit, la petite fille fête ses six ans, en septembre elle rentre en CP, elle sait déjà lire. C'est en ce jour de rentrée des classes que l'histoire prend racine. Le dénouement de l'histoire vient seize ans plus tard mais pour le comprendre il faut remonter à ce jour de rentrée, en septembre 1997, qui voit une petite fille un peu boulotte aux yeux verts devenir en l'espace d'une récréation la tête de Turc de ses nouveaux camarades. Les enfants sont prompts à la cruauté. Alors que les horribles chiards font une ronde autour de la nouvelle venue, scandent gros cochon gros cochon une insulte qu'ils ne savent même pas écrire encore, un petit garçon malingre aux yeux presque noirs, qui regarde la scène de loin, est heureux : de partager avec la nouvelle le statut de souffre-douleur, poste ô combien important dont il détient la charge depuis la petite section. Les yeux verts croisent les yeux noirs. Et c'est là que tout commence.

Cette histoire est bien banale. Une amitié enfantine, une séparation triste, des retrouvailles tardives et le désir vain des yeux verts et noirs de retrouver leurs regards d'enfants, la volonté vouée à l'échec de retisser le lien de quand ils avaient dix ans, l'envie de reprendre où ils se sont arrêtés, leurs jeux de gosses et cet amour innocent qui promet de durer toujours, mais leurs corps d'adultes et tant d'autres envies mêlées. Des envies qu'on bride, la politique de l'autruche, une autruche qui enfonce sa tête dans le sable jusqu'au noyau de la terre et sur laquelle on s'assoit, en plus, des envies qu'on bride qu'on ne s'avoue pas avec lesquelles on joue dangereusement et un jour crac !

Cette histoire est bien banale, presque une anecdote, il y a une fille, malheureuse à cause d'un garçon et de ce qu'il lui a fait (ou ce qu'elle a accepté qu'il lui fasse, c'est là tout le problème) et un garçon malheureux à cause d'une fille et de ce qu'ils ont fait (et qu'il aimerait refaire, mais il ne sait pas si elle est d'accord). En somme deux abrutis qui pourraient se contenter d'être heureux ensemble mais non, ce serait trop simple. C'est un peu une histoire d'amour, donc c'est compliqué forcément, peut-être que ça finit mal.

 

4. Une gamelle vide

Aujourd'hui, 5h12

Pom-pom-pom-pom, font les pas du chat dans l'escalier. Les moustaches et la tête triangle apparaissent dans l'embrasure de la porte. Puis c'est le dos rond, la queue levée ondulante, tout le félin propulsé par les pattes élastiques qui tapotent le parquet, pom-pom-pom-pom. Le moustachu se frotte au buffet, zigzague entre les chaises, destination la cuisine et sa gamelle. Dépit. Elle est presque vide. Regard circulaire. Personne. Le chat se résigne à renifler alentours, en quête de croquettes égarées. Les croquettes sur le sol, il ne les mange qu'en dernier recours. Lorsqu'il y a quelqu'un pour le nourrir il se paye même le luxe de bouder les croquettes ayant séjourné trop longtemps à l'air libre. Ça les fait ramollir. Il gratte le carrelage à côté de la gamelle, l'air de dire ça pue la merde ton truc, donne-moi quelque chose de mangeable. Son écuelle remplie par l'humain conciliant, il chipote, plonge une patte dans la gamelle, coince entre ses coussinets dodus la croquette qu'il porte à sa gueule dentue et croc-croc-croc. Il fait ça avec l'eau aussi, ça met la mère dans une rage folle. Il trempe la patte, lèche les gouttes accrochées aux poils puis crapahute et laisse ses empreintes dans toute la maison. C'est prodigieusement énervant. Le chat le sait. Il observe la mère du coin de l'œil, se carapate ventre à terre et se cache sous une grosse armoire dès qu'elle fait mine de le pourchasser.

Le chat lance un miaou. Miaou. Sait-on jamais. Miaou ? Quelqu'un pour lui donner sa pitance ? Il a récolté sept malheureuses croquettes. Le silence lui répond. Il fait encore nuit dehors. D'ailleurs le chat a sommeil. Il ne se lève pas si tôt d'habitude. Un bruit l'a réveillé. Il est roulé en boule sous la baignoire, ses pattes agitées de soubresauts rêveurs, lorsqu'un long gémissement le fait sursauter. Il entrouvre les yeux, ses moustaches ses oreilles et ses poils se dressent. Il écoute. Rien. Plus rien. Un de ses humains a certainement fait un cauchemar. Peu à peu son cœur retrouve le rythme. Le chat se retourne, position sphinx, étend ses pattes avant, lève l'arrière-train. S'étire longuement. Baille en grand, langue rose tirée et recourbée en son bout, crocs découverts, museau froncé. Il se laisse tomber sur le flanc. Se demande jusqu'à quel point il peut allonger son corps. Est-il capable detoucher le mur avec ses postérieurs, et le tapis de bain avec ses antérieurs ? Il essaye. Ses griffes crochètent le tissu éponge. Le chat est content, d'être à la fois si petit et capable d'occuper tant d'espace. L'art de se prélasser, il a ça dans le sang. Le chat se recroqueville, pose son menton sur le sol, soupire, ferme les yeux. Puis non, c'est trop inconfortable. Il tire à lui le tapis de bain, l'arrange au mieux, s'y étale. Horreur ! Ce lit improvisé est tout humide. De guerre lasse, le chat s'en va, traverse la salle de bain puis le couloir jusqu'à l'escalier, pom-pom-pom-pom, jusqu'à la cuisine.

Le chat inspecte le plan de travail. Parcours du combattant. Il évalue la hauteur, se rassemble, remue les fesses, se détend d'un coup et atterrit en souplesse à côté de la machine à café. Le plan de travail est en bois vernis, glissant. Il marche prudemment. L'odeur du café lui fait plisser le museau. Il se tapit et rampe sous le fil du grille-pain, escalade le micro-ondes et découvre deux toasts beurrés de la veille sur une assiette. Le beurre a fondu et imbibé la mie. Le chat lèche, oppose au râpeux du pain le râpeux de sa langue. Il mordille le coin d'une tartine, mâchouille le morceau détaché, il n'aime pas, recrache une bouillie blanche et baveuse qu'il pousse du bout de la patte jusqu'à ce qu'elle tombe derrière le four. Dans un petit pot en terre près de la gazinière sont entassées des gousses d'ail. Le chat plonge le nez dans les pelures blanches, il éternue et les épluchures craquantes s'éparpillent. Il les piétine allègrement, crac-crac sous ses coussinets, il piétine puis s'assoit dans la poussière blanche, remue la queue fssshhhh-fssshhhh la poussière s'envole chatouille ses narines, il éternue de nouveau. Une mouche passe bzzzz-bzzzz le chat saute et claque des pattes, attrape le vide. Dans l'air son corps se convulse pour rétablir l'équilibre nécessaire à la réception. Il a bondi trop haut et se cogne dans la hotte. Atterrit sonné, secoue la tête pour la remettre en place. Bz-bz la mouche s'éloigne. Le chat traverse la gazinière. Il enjambe les grilles noires qui bornent les feux, grignote un petit bout de steak grillé, rance. Sur le verre de la plaque de cuisson, éclaboussé d'huile, ses pattes laissent des traces mignonnes, quatre ronds qui entourent un pâté central, son gros coussinet. Coincé dans un tiroir, un torchon sèche. Le chat se penche, agrippe le torchon et le tracte jusqu'au plan de travail. Précautionneusement, il cache sa tête sous le tissu, puis se dandine habilement jusqu'à être recouvert par le damier rouge et blanc. C'est tout noir dessous, ça sent l'humidité, il s'imagine tapi sous une souche, guettant sa proie. Soudain, il se retourne, roule en boule le torchon contre son ventre, mord la tête de la victime improvisée et la boxe avec ses pattes arrière. Jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il pousse le cadavre inanimé du haut du précipice. Fallait pas lui chercher des noises. Le chat descend dans l'évier. Les assiettes d'hier soir attendent leur tour de lave-vaisselle. Elles sentent le jambon grillé, zébrées de gras caramélisé. Il entreprend de les décrasser frott-frott. Le robinet fuit un peu, une goutte perle, grossit, se déforme et tombe, laissant la place à une autre. Le chat pointe la langue, petit toboggan de chair qui conduit l'eau jusque dans sa gueule empâtée par le gras. Terminé.

Allongé à côté de la machine à bière qui vrombit doucement, le chat scrute dehors au travers des grandes vitres de la cuisine. L'appareil dispense une douce chaleur. Sur le verre, le souffle du chat se condense en une tache de buée. Quelques secondes, il s'amuse à respirer vite pour conserver une tache aux contours réguliers. La tête lui tourne, il abandonne, la tache se déforme, gonfle et dégonfle au gré des expirations-inspirations. Il fait si bon dedans. Si froid dehors. Tout est figé. L'atmosphère argentée, le jour se lève doucement, l'air froid est d'un gris presque brillant, la lumière timide se heurte à l'herbe gelée, aux flaques d'eau gelées, aux plumes gonflées gelées des oiseaux recroquevillés dans les arbres. Les yeux du chat cherchent le hérisson coutumier du bol de croquettes près de la porte d'entrée. Mais le hérisson hiberne dans le tas de bois, au fond du jardin, tout rond enfoncé dans sa litière de feuilles, son petit corps glacé respirant peu. De temps à autre, le hérisson émerge de sa léthargie hivernale, une fois par semaine environ, et sort grignoter. Chaque fois il croise le chat, l'ignore superbement alors que le chat le suit, jusqu'à la gamelle, l'observe manger puis repartir vers sa tanière feuillue où il replonge dans cet état de presque-mort, petit corps glacé respirant peu, petit corps en pause jusqu'au printemps. Le chat espère ces rencontres fugaces. Il n'aime pas les autres chats. Son copain le chien a disparu, un jour il est monté dans la voiture, il ne l'a jamais revu. Il y a bien les oiseaux, mais les oiseaux ont peur de lui, il les regarde de loin, s'approche parfois en tapinois, couché dans l'herbe. Mais en hiver... la vie s'arrête. Les oiseaux économisent leurs déplacements. Le hérisson dort au fond du jardin. Les insectes meurent. Le chat s'ennuie. Un matin, au lever du jour, un jour de février comme aujourd'hui, il avait passé la nuit dehors et revenait à la maison plein d'espoir, peut-être ses humains sont-ils levés pour lui ouvrir la porte, lui donner à manger,l'installer au coin du feu, il est transi de froid. Il trottine dans l'herbe, traverse la terrasse. Une forme bossue, au milieu, sur le sol dallé. Le chat s'approche, curieux et sur ses gardes. C'est un gros rongeur amorphe, une sorte de rat énorme a l'air blasé, qui végète là, ne bouge pas, ne frémit pas, se contente de respirer. Le chat renifle, tend la patte, secoue un peu la bête qui ne bronche pas et tourne vers lui sa tête fatiguée. Lorsque quelques minutes plus tard la mère se lève, par la fenêtre de la salle de bain elle surprend un bien drôle de spectacle. Le chat est allongé sur la terrasse près d'un ragondin mal en point, occupé à faire la toilette de la bestiole qui somnole sous les coups de langue. Le chat ronronne. La mère le houspille et chasse le rongeur à coups de balai. C'est réglé.

Le chat s'ennuie. Il a faim, sommeil. N'a rien à manger, s'endort. Se réveille, la porte s'ouvre en couinant, quelqu'un vient. Il descend du plan de travail, court queue dressée pour accueillir l'humain providentiel. Ce n'est ni le père. Ni la mère. Ni Hélène. C'est le jeune homme au visage poilu. Il est arrivé hier soir, le chat le sait parce que le jeune homme lui a ouvert la porte alors qu'il rentrait d'une petite promenade. Le chat lui a fait ronron dos rond, le jeune homme aux joues barbues l'a caressé grattouillé. Le chat de nouveau fait ronron dos rond. Le jeune homme s'accroupit, flatte les flancs du petit félin. Le chat miaule et court à sa gamelle. Le jeune homme sourit, ouvre le cagibi, plonge la main dans le sac de croquettes. Le chat se rue sur sa pitance. Lorsqu'il relève la tête, rassasié, il entend les pas du jeune homme qui s'éloigne sur les graviers du jardin dans la nuit toujours noire.

 

5. Une histoire de cul(ture)

Aujourd'hui, 11h47

La lame du couteau émerge propre du jaune-brun déformé de bulles. Cuisson parfaite. La mère remet la quiche dans le four encore tiède, pour la tenir au chaud. Elle compte les couverts. Fourchettes, couteaux, verres, assiettes. Gestes mécaniques alourdis d'une vague tristesse.

Elle mange seule avec le père, depuis qu'Hélène est partie, il y a cinq ans déjà. Le père bricole on ne sait trop quoi dans sa cahute du fond du jardin, la mère prépare le repas, tient la maison et regarde des films. Elle est incollable sur le cinéma, la mère, et c'est un peu sa fierté de bientôt vieille dame que de savoir qui est Ryan Gosling. Avec tous les scénarios qu'elle engrange dans sa tête, tous les noms de réalisateurs qu'elle compile, pour la première fois de sa vie, elle se sent cultivée, la mère. Moins annulée face au père. Elle a une culture cinématographique.

Le père a fait des études. Il lit bien, il lit vite, il comprend les tournures complexes, la subtilité des expressions, la musique d'une plume. La mère n'aime pas trop lire, toutes ces pages la déconcertent, elle oublie au fur et à mesure qui est qui, qui a fait quoi. Elle a plein de livres offerts par le père, une belle bibliothèque qu'elle dépoussière régulièrement. De beaux objets rangés par ordre alphabétique, aux pages craquantes de n'avoir jamais été tournées, inaccessibles. Tous ces dos alignés sur les étagères de bois, ça lui donne le tournis. Tant de mots. Ça la laisse rêveuse, la mère, qu'avec les mots qu'elle connaît les écrivains arrivent à tartiner des pages et des pages.

Elle est tombée amoureuse du père parce qu'il sait marier les mots. Il a vingt-sept ans, il est bel homme, il transpire l'intelligence. Lorsqu'il parle, c'est joli, mélodieux, comme si la voix grave du père avait le don de réconcilier les syllabes. Même les vilains mots, dans sa bouche, prennent un nouveau départ. Il leur donne une seconde chance. La cour qu'il lui fait, les poèmes déclamés, puis à peine conquise ces insultes qu'il lui murmure à l'oreille, dans l'intimité de la chambre à coucher, cette façon précieuse de lui parler en public, puis de profiter d'une seconde pour lui glisser à l'oreille une proposition qui la fait rougir. Le père a le pouvoir de donner un autre sens au mot. Elle est impressionnée, la mère. Elle a vingt-deux ans. Lui, le père, tombe sous le charme d'une jolie jeune femme dévorée d'admiration. Son égo flatté, sa virilité comblée par une chute de reins vertigineuse et complaisante, il l'épouse.

Le père et la mère, jeunes mariés, ont peu de points communs, dans le fond. Il travaille beaucoup. Asservit sa femme par l'argent qu'il ramène à la maison. La mère s'efface. Petite esclave rabaissée. Le père est méchant parfois, il lève la voix et hurle des choses horribles. La mère encaisse, lui trouve plein d'excuses, le stress, la fatigue, les responsabilités. Elle finit par penser que son mari s'est trompé en l'épousant. Il mérite mieux qu'elle, c'est évident. Amoureuse et dépendante, elle fait tout pour lui être agréable. La cuisine. Les cadeaux. L'organisation des vacances. Et puis rester belle, parce que le père est très physique, il aime bien le sexe, tout ça, et la mère elle se débrouille pas si mal en matière de sexe, y a rien de mieux pour vous amadouer un homme c'est sûr. Évidemment, il n'est pas toujours fidèle, le père. Parfum flottant, trace de rouge à lèvres sur le col d'une chemise, long cheveu blond accroché à l'oreille. La mère ferme les yeux, s'estime heureuse qu'il revienne au foyer.

Le métier du père rapporte beaucoup d'argent, ils embauchent du personnel pour s'occuper un peu de la marche de la maison. Une femme de ménage. Un décorateur. Un jardinier. La mère trompe le père avec le jardinier. Pas un orateur, le jardinier, qui blague sur le planter de carotte, comment faire dégorger le poireau, qu'elle va voir comme il est beau son concombre. Elle s'en moque. Elle a l'impression de se punir, d'opérer une sorte de péréquation : un mari trop bien, un amant trop con. Elle se punit, mais elle aime ça. Lui astiquer l'asperge. Et qu'il lui butine l'abricot, le jardinier.

Elle n'est pas du genre à s'apitoyer, la mère, plutôt optimiste, pas rancunière, prompte à oublier les écueils. Elle a trente ans et tout pour être heureuse : une belle maison, une fille intelligente et jolie comme un cœur qu'elle élève presque seule. Il peut se targuer de sa super culture, le père, n'empêche que c'est elle, la mère, qui aide la fille pour les devoirs, les rédactions, les dissertations de philosophie plus tard. Elle ne connaît rien à Heidegger, la mère, mais elle n'est pas sotte et elle a vécu. Premier sujet, « Est-ce dans la solitude que l'on prend conscience de soi ? », première copie et 17/20. Sur les feuilles noircies que la fille rapporte à la mère, des bribes de leurs discussions, des idées qu'elles ont échafaudées ensemble. L'une des conclusions de la réflexion, c'est que le regard d'autrui est important dans la constitution du « Je », dans son affirmation. La mère pense que le regard d'un autrui qui compte est encore plus important et peut désaffirmer le « Je », le déconstituer. Au dîner son mari lui fait une énième réflexion. Elle l'envoie chier, proprement. Elle a quarante ans. Plus question qu'elle se laisse marcher sur les pieds par cet autrui acariâtre.

Sa fille est née neuf mois tout pile après le mariage. Conçue la nuit de noces, c'est de bon augure. Mais le bébé n'est pas facile. Il pleure beaucoup, mange peu, tordu de coliques. Le père parcourt la maison en long en large en travers, le petit bout dans les bras, doucement secoué. La nuit, c'est la mère qui répond aux pleurs. Ils finissent par vivre en décalé. Se voient peu, s'éloignent. Il rentre de plus en plus tard. Il n'a pas envie de rentrer. Cet enfant malade, dépendant de lui. Cette femme bouffie par la grossesse, fanée, râleuse. Au bureau il est quelqu'un, il donne des ordres, on le respecte. À la maison il est papa, torche le petit cul irrité, supporte les récriminations. Au bureau il y a Nathalie, en tailleur, en talons, qui l'admire, qu'il supervise. Le cul du bébé, rougi par la couche. Le cul de la mère, alourdit et inhospitalier. Le cul de Nathalie, moulé et accueillant. Le choix est vite fait. La mère talque les fesses de l'enfant, le père va- vient dans les fesses de Nathalie.

La fille grandit.
Grandit.
Puis part faire des études, loin, Paris, la capitale. Elle réussit bien, ça lui met du baume au cœur à la mère de voir la chair de sa chair se lancer dans la vie avec tant de succès. La mère y est pour quelque chose, forcément, et après tout peut-être n'est-elle pas si banale, elle l'a éduquée la petite, les chiens ne font pas des chats.

La fille partie, la mère ose les éclats de voix. Ils peuvent bien se disputer, maintenant, avec le père, ils peuvent bien se séparer même, l'avenir de l'enfant est assuré et la mère ne supporte plus qu'on la rabaisse. La première fois qu'il se prend une insulte sur le coin du nez, le père ne comprend rien. « Sombre connard ! » qu'elle hurle un soir, sa petite femme à l'accoutumée si délicate. Il la regarde ébahi puis monte se coucher. « Sombre connard », d'où ça peut bien venir, une expression pareille ? Certainement d'un des films qu'elle dévore.

Depuis un moment, elle regarde la télévision. C'est nouveau. Le père exècre la  télévision, ça ne fait pas partie de sa définition de la culture légitime. Longtemps, le vieil écran obèse a décoré le salon. Puis la mère, pour combler le vide laissé par la fille, l'a allumé. Ça n'a l'air de rien, comme ça, mais c'est une petite révolte d'appuyer sur le gros bouton, de voir la neige crissante envahir le cadre jusqu'alors noir. La mère finit par acheter un écran plat, un grand, qui détonne par rapport au reste de l'ameublement un peu vieillot. Pour payer l'appareil, elle vend ses livres qu'elle ne lira jamais, qu'elle a renoncé à lire. Elle tient tête au père scandalisé. Non, elle ne lira jamais, elle essaye de lire depuis vingt ans sous son regard sévère. En vendant la bibliothèque, elle s'émancipe de l'emprise du père. Il aime lire, elle aime les films, il n'y a pas de hiérarchisation à opérer entre leurs intérêts divergents. Le plus amusant, c'est que c'est en renonçant à la lecture qu'elle s'y met. Elle visionne Le Pianiste, puis elle le lit. Elle visionne Shinning, puis elle le lit. Elle visionne Bridget Jones, puis elle le lit. Rien ne bride la mère dans sa cinéphagie : il y a des choses qu'elle aime, d'autres moins, mais elle ne porte aucun jugement de valeur. Au bout de deux ans sa culture cinématographique est large. Elle a vu Truffaut et Fast and Furious.

Le père comprend qu'il se passe quelque chose. Que la mère a changé. Il est parfois détestable mais pas méchant dans le fond, le père, et il aime sa femme. Pire, c'est parce qu'il l'aime qu'il la rabaisse. En tout cas c'est ce que pense le psychothérapeute qu'il consulte en cachette une fois par semaine. Le psy sent beaucoup d'amour chez le père et une peur irrationnelle de l'abandon, certainement en lien avec la mort précoce de ses parents. Le père a conscience que la mère est une belle femme et il la trouve lascive, sensuelle. Il a peur qu'elle parte, inconsciemment, alors pour la garder auprès de lui il construit d'elle une image appauvrie, il cultive son manque de confiance en elle. Enfin, c'est ce que dit le psy. À bientôt cinquante ans, le père se rend compte qu'il a imposé ses passions à la mère. Dans leur couple, il apporte tout, l'argent et le savoir légitime. Il ne laisse aucune place à ce qui ne l'intéresse pas au premier abord. Forcément en réaction, la mère est sensuelle. Que peut-elle faire d'autre, son esprit disqualifié, son intelligence niée ?

Le père s'en veut, un peu. Le soir, après dîner, il commence à s'asseoir avec la mère dans le grand canapé face à l'écran lumineux. Le père et la mère ponctuent le film de questions et de réponses. Le père pose des questions, la mère répond. Elle lui montre les films qu'elle a aimés. Il est d'accord, ou pas. Ils discutent, d'égal à égal. C'est bien.

La mère pose les assiettes sur la table. Une, deux, trois. La fille est là, ce week-end. Hélène. Elle est enjouée, la mère, à l'idée du repas en famille et des discussions animées. Hélène est rarement d'accord avec son père. C'est parfois compliqué de les canaliser, ces deux-là, lorsqu'ils se renvoient la balle, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Désormais, la mère ose participer, elle donne son avis, un peu naïf parfois mais pris en compte par Hélène et le père qui n'ont pas une once de naïveté et accueillent les saillies de la mère comme des idées rafraichissantes.

Elle découpe la quiche.

 

6. Donner c'est donner

Baptiste

Un soir à Paris.
La jupe c'est mieux. Hélène se regarde. Oui, la jupe, c'est mieux. Avec les escarpins noirs. Coup d'œil. Hélène se trouve attirante. Elle maquille ses yeux et sa bouche. Dernière vérification. Elle claque la porte, le cœur léger. Elle aperçoit son reflet dans la vitrine d'un magasin. Elle se plaît. C'est vaniteux, elle s'en fout. Hélène oublie ses emmerdes, la fatigue et le stress : c'est jeudi soir, elle sort. Se vider la tête et s'amuser.

Dans les couloirs du métro, Hélène croise un homme. Elle ne le regarde pas. Elle a son casque sur les oreilles mais il lui semble bien qu'il baragouine un petit quelque chose à son attention et qu'il se retourne sur son passage. Elle ne réagit pas. Pas la peine de s'énerver pour si peu.

Cinq minutes d'attente. Elle pleure, sa lentille la gêne. Hélène plonge la main dans son sac et en ressort son téléphone. Dans l'écran noir elle examine son œil, essuie d'un doigt le maquillage qui a un peu coulé. Ça va mieux. Elle renifle, range son petit bazar. Un jeune loup la reluque en souriant.

– T'inquiète pas, t'es nickel.

– Non, mais en fait j'avais un truc dans...

– T'inquiète t'inquiète, t'es juste nickel, y a tout qui va bien comme y faut. T'es très jolie.

– Merci.

– Tu vas où là ? Tu sors ?

– Oui, je vais boire un verre avec des copines. Et toi ?
– Pareil, je rejoins des potes. Tu descends où ?

– Poulala, loin ! On va dans le 11e.

– Dommage, moi je descends là. Bonne soirée miss !

– Bonne soirée !

Agréable rencontre. Hélène aime bien les gens. Puis ça flatte son égo, de sentir qu'elle plaît. Elle sort du métro avec un sourire accroché sur le visage. Deux-trois regards s'attardent sur ses jambes, descendent de son visage à ses jambes puis fuient, penauds. Le sourire de Hélène lui remonte jusqu'aux oreilles, elle marche la tête haute. Elle irradie.

Du vin blanc. Le breuvage un peu âcre coule dans sa bouche, Hélène observe les gens déformés à travers le cul de son verre. Une petite blonde complètement saoule qui chancelle sur ses ballerines. Un groupe de mecs qui l'observe en rigolant. Des filles qui la considèrent d'un air navré. Hélène tourne la tête et scrute le fond de la salle. Quelques copains discutent, des pintes de bière à la main. Hélène se dit que celui du milieu est plutôt son genre. Il la regarde le regarder à travers le cul de son verre qu'elle a encore vissé au bec. Elle le pose. Il finit sa bière, se lève et la rejoint.


– Je peux t'offrir un verre ?


– Euh, oui, enfin je sais pas si c'est très raisonnable mais pourquoi pas.


– On s'en fiche un peu d'être raisonnables, non ? Tu veux quoi ?


– Un verre de vin blanc.


– Lequel ?


– Ils n'en ont qu'un.

Ils discutent. Enchantée Baptiste, moi c'est Hélène. Tu fais des études de médecine ? C'est super, pendant un temps j'y ai pensé, ma tante est médecin tu vois, mais j'ai peur des piqûres, je peux même pas regarder, alors devenir toubib... Tu veux te spécialiser dans quoi ? La pédiatrie ? Ouais, moi les mômes tu sais... J'aime bien ceux des autres mais ça me paraît tellement lointain ! La maison les enfants le chien... Je me dis que c'est pas de mon âge, j'aime trop ma liberté. Ceci dit j'adore les chiens. Vingt-cinq ans ! Mais t'es plus vieux que moi en fait ! Dix- neuf ans. Non, j'ai pas de copain. Et toi ? Ah, d'accord, Monsieur profite de la vie. Si ça me choque ? Non, tu as raison. Tu sais, moi aussi, je papillonne un peu, des petites histoires par-ci par-là mais rien de bien sérieux, je veux pas me prendre la tête.

– Bon, je vais rentrer je pense, j'ai cours demain.


– Tu veux que je te raccompagne jusqu'au métro ?


– Non, t'inquiète c'est pas loin.


– Je reformule : je te raccompagne jusqu'au métro.

Dans la rue, Baptiste prend le bras de Hélène. Ce bras destiné à la soutenir lui ramollit les jambes. Merci de m'avoir raccompagnée. Hélène se doute qu'il va lui demander son numéro de téléphone. Elle farfouille dans son sac à la recherche de son pass Navigo. Et pour tuer les secondes qui s'éternisent. Enfin, il lui demande s'il peut la revoir. Elle baragouine un oui timide et lève les yeux vers Baptiste qu'elle a senti se rapprocher. Elle l'embrasse doucement et chuchote à bientôt alors. Il fronce les sourcils, se penche et prend sa bouche. Elle se laisse faire, un peu, puis se détache.

– C'est tout ?


– C'est tout quoi ?


– Tu me chauffes toute la soirée, tu m'embrasses chastement, un petit bisou hop et tu te casses ?

Hélène rit. C'est une blague. Non. Elle ne sait pas. Le regard de Baptiste sur elle a changé. Il est dur. Il fixe sa bouche, ses seins. Il la fouille avec ses yeux.


– Ça te fait marrer ?


– Pas vraiment en fait. J'essaye de trouver ça drôle mais j'ai du mal.


– Allez, viens...


– Non, j'ai n'ai pas envie.


– T'es sérieuse ? T'as pas envie ? Tes parents t'ont jamais appris à finir ce que tu avais commencé ?

Baptiste avance, Hélène recule, la barrière qui encadre l'escalier l'arrête. Il se presse contre elle. La barre métallique dans son dos lui fait mal. Il immobilise ses bras, elle sent à quel point il est plus fort qu'elle. Petite, toute petite Hélène si vulnérable soudain...


– Mais j'ai commencé quoi ? Je te dois rien. Tu te prends pour qui ? Arrête, je t'ai rien promis.


– Comédienne. T'es une promesse. Tu vas pas me faire croire que tu sors comme ça, sapée et tout, pour rentrer bien sagement toute seule à minuit et quelques. Tu vas pas me faire croire que tu m'as bouffé des yeux innocemment. Allez, arrête de minauder, c'est bon, je viens chez toi ? Allez putain. Tu vois pas comme j'ai envie de toi ?

Baptiste serre Hélène contre lui, insinue ses mains sous le manteau, palpe les fesses à travers la jupe. Contre son ventre elle sent son sexe dur. Il reprend sa bouche, elle serre les dents, fait barrage à la langue.


– T'as que de la gueule. Ça m'énerve ces petites Parisiennes qui la jouent pas farouches et se débinent dès que les choses se corsent. T'as peur ? On fait rien de mal, y a pas de mal à sa faire du bien. C'est tout ce que je veux moi, te faire du bien...


– Lâche-moi.

Hélène s'enfuit. Alors qu'elle dévale les marches, elle entend Baptiste crier, ça t'apprendra. T'as pas de l'or entre les cuisses tu sais. Assise sur un strapontin, Hélène tire sur sa jupe. Des larmes de rage brouillent sa vision. Elle se sent idiote et coupable.

 

7. Un mal de chien

Aujourd'hui, 12h09

– Tu viens manger, ma puce ? C'est prêt !
La voix de la mère résonne, derrière la porte, un peu criarde un peu désagréable, si familière et rassurante.


– J'arrive, maman, j'arrive.
La voix d'Hélène résonne, un peu chancelante un peu surfaite, si faussement joyeuse.


– Ça va ma puce ? Tu as l'air toute bizarre.
Hélène serre les dents.


– Ça va maman, j'arrive je te dis.


Elle le savait que sa mère se douterait. Quand Hélène est triste la mère le sent toujours, même au téléphone, après trois mots, à quatre cents kilomètres. Alors Hélène ne parlera plus. La mère lui tirerait les vers du nez. Hélène ne saurait pas quoi raconter. Ça. Ce qu'il s'est passé. Ça, elle n'a pas d'autre mot, elle ne sait pas au juste, ce que c'était que ça. Si c'était bien, si c'était mal, s'il est mieux d'en rire ou d'en pleurer. Hélène ne parlera plus. Sa bouche, elle ne l'a pas ouverte quand il aurait fallu. Les mots dans sa tête n'ont pas franchi ses lèvres. Arrête, qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce qu'on fait ? Sa voix éteinte, quand il aurait fallu demander, une explication, une clarification, poser un mot sur ça, un mot plutôt qu'un autre. Alors, Hélène ne parlera plus.

L'eau est tiède. Le corps d'Hélène très clair se confond presque avec la vieille baignoire. Les oreilles remplies d'eau, elle fixe le plafond. La salle de bain n'a pas été refaite. Un vieux carrelage rose et beige, écaillé. Les murs aussi sont carrelés, de blanc, jusqu'à mi-hauteur. Au-dessus l'enduit grisâtre, raccommodé et plein de bosses. Le robinet du lavabo est susceptible, il faut le tourner avec délicatesse ou s'en prendre plein la figure. La chasse d'eau se tire, une chaînette reliée au réservoir terminée par une poignée en forme d'étrier. Il faut faire attention quand on se met sur une fesse pour s'essuyer, la lunette est mal fixée, la cuvette branlante, elle finira par s'écrouler c'est sûr. Sous la fenêtre, une balance avec des emplacements métalliques pour les pieds, une balance cruelle qui propose de mesurer le taux de graisse et indique toujours un chiffre élevé. Hélène a voulu se peser, tout à l'heure, pour se redonner corps. La mère a enlevé les piles. Elle sait qu'Hélène se pèse chaque fois qu'elle rentre à la maison, elle sait qu'Hélène chaque fois refuse son poids, cette place qu'elle prend dans le monde.

Au plafond qu'Hélène fixe pend une simple ampoule accrochée par un fil tordu. Elle diffuse dans la salle une lumière trop blanche, une lumière de bloc opératoire qui n'épargne aucun défaut, éclaire la moindre imperfection. Plus tôt, avant de tremper, Hélène s'exècre nue face au miroir. Tout cela, cette chair, c'est trop palpable, elle la sent vivre en dessous, quand elle se touche elle en a plein les mains, c'est chaud et moelleux et doux. Tout arracher.

Au plafond qu'Hélène fixe le blanc est taché, ses yeux détaillent une tache marronasse plus sombre en son centre et puis diffuse, due à l'humidité certainement. La tache ressemble à un visage de profil, une vieille femme au nez crochu et aux cheveux ébouriffés. Gamine, Hélène a cauchemardé cette tache. Elle est dans sa chaise pour bébé, la mère lui donne à manger un pot de purée d'artichaut qu'elle adore, en temps normal. Mais la petite Hélène refuse de manger. La cuillère fait l'avion puis le camion de pompier face à la bouche obstinément fermée. La mère insiste, la petite Hélène persiste. Le ton monte, les larmes de la petite fille aussi mais elle les contient tant bien que mal. Soudain, la mère hurle, hurle, hurle, et son visage grossit grossit et bondit vers la petite Hélène terrorisée, comme ces boîtes à ressorts desquelles jaillissent des têtes hideuses et échevelées, le visage énorme se transforme en la tache, une vieille sorcière. « MANGE ! » crie la sorcière, l'ordre déforme sa bouche qui s'écarquille sur des chicots puants. De deux doigts tordus, elle pince les petits pieds nus qui s'agitent en vain. La petite Hélène pleure et la mère redevenue normale profite des gros sanglots pour enfourner la cuillère, la cuillère devient un entonnoir et la petite fille est remplie de purée verte.

La peau d'Hélène est décorée de petites bulles prisonnières. Plein de petites bulles translucides, bijoux minuscules, agrippées à ses pores et ses poils. D'un vaste balayage de ses paumes, elle les décroche, les condamne à mort. Les petites bulles affolées remontent vers la surface et périssent en crépitements légers. Hélène bascule la tête en arrière, ses cheveux se répandent tout autour et c'est amusant car elle est l'inverse de la tache du plafond, son visage clair au centre et les cheveux foncés qui se diffusent en ramifications imprévisibles. Les oreilles remplies d'eau, elle écoute la maison vivre. Les sons se propagent différemment, elle entend son cœur boum boum, ses orteils qu'elle fait craquer et les bruits de la cuisine à l'étage du dessous, la mère qui s'active, le son de sa voix résonnant curieusement, confuse et inintelligible.

Sur le rebord de la baignoire, le portable vibre, deux fois, annonçant la réception d'un texto. Le vibreur fait sautiller le téléphone, il se déplace vers l'eau de quelques millimètres. Hélène se redresse. Nicolas. Le prénom clignote. Ni-co- las. Son prénom clignote. Deux messages. Elle n'a pas lu le premier. C'est inhabituel. Nicolas. Elle voit son prénom qui clignote et son cœur idiot est content, il bat un peu fort impatient des mots bientôt lus. Comme avant. Son cœur amnésique bat vite, dans ses membres elle sent les picotements familiers et même sa tête songe il m'a écrit. L'instant d'après, un mal de chien. L'instant d'après semblable au réveil douloureux, lorsque sortant d'un songe qui ressuscite un mort le retour à la conscience vous crache à la gueule une réalité dure, celle de l'absence, mais pas tout de suite, vous ouvrez les yeux, la présence du mort vous berce, puis il s'éloigne et disparaît et devient un trou une béance au creux de votre ventre. Un mal de chien.

Nicolas11h47Hélène. J'ai adoré cette soirée.

Une lame de fond. Ça part d'entre ses cuisses, puis l'estomac la gorge, tout se serre. Submergée.

Nicolas12h24Un ciné ce soir, ça te dit, puce ?

Submergée. Elle jaillit de la baignoire aux toilettes branlantes. Elle gerbe Nicolas. Elle gerbe l'ami perdu. Perdu, putain. Elle le pleure, aussi. Elle ne pleure pas à cause de ça, de lui sur elle et dedans, elle pleure parce que c'est fini, parce que comme avant jamais plus. Un mal de chien.

 

8. Bribes

Question idiote

– Nicolas, si j'étais pas avec Laurent, tu... Enfin je te plais, dans l'absolu, quoi ? En dehors de mon statut de meuf casée qu'on envisage pas comme une proie potentielle, je veux dire.


– Un mec t'envisage toujours comme une proie potentielle, puce. Dispo ou pas.

– Tu réponds pas à ma question.


– J'ai pas envie.


– Pourquoi ?


– Tu sais très bien pourquoi. Elle sert à rien ta question. Arrête de jouer, puce. Me regarde pas comme ça.

 

9. Gerber

Aujourd'hui, 12h38

Hélène ne parle plus. La mère est inquiète. Le père ne semble se rendre compte de rien. Hélène lui ressemble beaucoup et parfois le père se tait, il ne voit dans le silence de sa fille rien d'alarmant. La mère si. La mère sent. De la bouche d'Hélène sortent les mots nécessaires. Elle demande le sel. L'eau. Le sel encore. Tu manges trop salé, tu devrais faire attention dit la mère. Les yeux verts lancent un regard noir. Pas diplomate, la mère s'en veut. Hélène mange, dévore, de la quiche puis du pain et du fromage, et de la tarte aux pommes recouverte de chantilly, et de la tarte encore. Hélène... Tu vas être malade, la mère ne sait pas quoi dire d'autre. Et puis tout ça, c'est direct sur les hanches et dans le ventre hasarde le père, lui vraiment soucieux de la silhouette de sa fille. Vert et noir. Hélène se lève et se dirige vers les toilettes. Hélène, non, ma puce, s'il-te-plaît implore la mère ou le père ou les deux. Elle s'enferme, le verrou cloc. Elle se penche au-dessus de la cuvette. Le fond du trou pour horizon, la surface de l'eau calme encore. Deux doigts dans la gorge, elle gerbe la quiche le pain le fromage la tarte et Nicolas. Être vide et ne plus rien ressentir. Être mal et savoir pourquoi, se sentir sale salie à raison, la nourriture mâchée mélangée aux sucs gastriques heurte l'eau qui gicle, le vomi dégouline le long de sa main sur son poignet, tapisse son menton. Elle pue. Elle a mal. Dans le miroir, ses yeux sont rouges et ses paupières gonflées, dessous de petits bleus, des pétéchies. Marquée, enfin. Elle se rince le visage, savonne ses joues et sa main, se gargarise avec de l'eau mousseuse qui laisse sur sa langue un goût amer de tout propre. Sur le dos de sa main, juste avant l'index, l'entaille s'est rouverte, heurtée par les incisives. Abîmée, enfin. L'eau qu'elle crache est colorée de rouge, elle a griffé le fond de sa gorge avec ses ongles, s'est blessée à l'intérieur et sent l'écorchure chaque fois qu'elle avale sa salive. Une bonne raison d'avoir le moral à zéro. Le mal de vivre. Ça l'apaise.

La mère est postée à la sortie des toilettes. Le père retourné bricoler dans sa cahute, depuis longtemps il a renoncé à comprendre ces lubies de bonne femme, pour garder la ligne suffit de se contrôler et de pas trop manger de cochonneries et de manger léger le soir et de faire un peu de sport c'est pas bien compliqué. Hélène regarde sa mère. Vert et noir et rouge. La mère prend sa grande fille dans ses bras. Joli tableau, cette petite femme qui berce une progéniture qui la dépasse d'une bonne tête et chantonne des mots rassurants, là ma fille là ça va aller, pleure, ça fait du bien de pleurer. Les yeux d'Hélène restent secs. Sa bouche fermée.

La mère range la cuisine. Hélène est remontée tremper dans la baignoire, pour laver ses cheveux éclaboussés de vomi elle imagine.

 

10. Un trou

Aujourd'hui, 13h02

Le gros chat est posé sur le bord de la baignoire. Il s'appelle Pâris. Il est noir chaussé de blanc, le museau blanc aussi comme trempé dans du lait. Il déteste l'eau bien entendu, mais l'envie d'être près d'Hélène est plus forte. Pâris est le chat d'Hélène mais elle ne l'a pas emmené avec elle lorsqu'elle est partie de la maison. Pâris à Paris se serait ennuyé. Pâris sait lorsqu'Hélène rentre, il court il court et saute sur le rebord de la fenêtre, si vite parfois qui s'écrase un peu contre la vitre. Puis il se frotte, ronron dos rond, se frotte encore et la regarde avec des yeux d'amoureux. C'est Hélène qui l'a recueilli chaton. Quand elle s'en va il s'ennuie, le chien est mort depuis quelques années, il n'a plus personne à câliner embêter, la mère n'aime pas les poils qu'il laisse partout et le père n'aime pas les chats. Hélène à la maison ce sont des nuits à ronronner contre son corps nu, il se love. Il aime sa fourrure contre sa peau, cette peau étrange toute lisse, échanger leurs chaleurs. Mais la nuit dernière, non. Porte close. Les griffes contre le bois du chambranle n'y ont rien fait. Ni les miaulements plaintifs. Elle ne lui a pas ouvert la porte.

Hélène regarde Pâris qui la regarde. Elle tend la main, gratte le menton, le chat tend le cou et lève la tête, offrant sa gorge. Chaton il était maigre, aujourd'hui il est massif. Trouvé dans le tas de bois, au fond du jardin, moitié crevé, pas sevré. De tout petits miaous qui viennent d'entre deux rondins. Hélène a dix ans et cherche le bébé abandonné. Elle enfonce sa main au fond du trou, sent la chaleur faiblarde du petit corps. Les petites griffes lui déchirent la peau, le chaton crache tout ce qu'il peut. Rend vite les armes. Il est si léger qu'elle le sent à peine, une petite plume ébouriffée qui continue de cracher à intervalle régulier, en levant vers elle ses yeux trop grands pour sa minuscule tête triangulaire. Une heure plus tard, le chaton lavé nourri, elle ne peut plus quitter la pièce sans que les petits miaous retentissent. Elle est devenue sa maman. Elle imagine qu'il était le plus faible de la portée, qu'un jour sa vraie maman a décidé de changer d'emplacement, emporté un à un ses frères et sœurs mais n'est pas revenue le chercher. Lorsqu'elle prend le tout petit rien, il relève ses pattes arrière, se recroqueville, range sa queue. Elle le nourrit au biberon. Il finit par le tenir tout seul. Il n'a pas de prénom, s'appelle simplement Minou, jusqu'à ce qu'un jour il la prenne en otage. Elle est dans le salon, il trottine jusqu'à elle et pose ses petites fesses sur le bout de son chausson. Il quémande un peu d'amour. Elle n'a pas le temps, l'ignore. Alors il mord dans le bas de son pantalon et entreprend de la tirer jusqu'au canapé. Téméraire, ne semblant pas douter de sa force. Elle se prête au jeu, s'assoit et le caresse. Lorsqu'elle se lève, il attrape sa manche pour la retenir. Elle succombe encore. Et décide de l'appeler Pâris, comme le Prince de Troie, le Pâris qui ravit Hélène à Ménélas.

Pâris espère que ce soir, Hélène aura un peu de temps à lui consacrer. Au départ les garçons, il a vu ça d'un mauvais œil. La première fois qu'on l'évince, Hélène à quatorze ans. Quand un garçon vient voir Hélène, Pâris devient invisible. Il a beaucoup mangé pour prendre davantage de place. C'est pire quand ils commencent à rester dormir, à l'insu des parents comprend Pâris vu qu'ils repartent très tôt le matin avec la gueule enfarinée. Le chat veut alerter le père et la mère pour retrouver sa place dans cette chambre dont Hélène lui interdit l'accès lorsqu'elle est avec un garçon. Une nuit, il s'époumone, miaule tout ce qu'il peut dans le couloir obscur et la mère apparaît enfin, en pyjama, mal disposée. Il galope sur le parquet et grimpe les trois marches qui mènent à la chambre d'Hélène, s'arrête face à la porte close, miaule, gratte le bois pour alerter la mère qu'il se trame quelque chose de l'autre côté, quelque chose de pas net, il en est exclu. La mère ne comprend rien. Elle marmonne sale chat bientôt minuit sale bête et lui ouvre la chambre d'Hélène. Pâris se rue à l'intérieur mais la mère ne le suit pas, l'enferme. Le gros chat reste interdit. Hélène et le garçon chuchotent c'est bon elle est partie, on en était où déjà ? et le bruit des draps froissés défroissés. Pâris hésite, à y aller. La couette bouge, on dirait la mer parcourue par une houle d'après tempête, lente et régulière. Les respirations s'accélèrent, le vent se met à souffler et la couette ondule plus vite, plus fort, plus abrupt. Pâris, ça lui donne envie de faire l'idiot. Il saute sur le lit, s'attaque aux formes mouvantes, c'est un truc marrant auquel Hélène et lui jouent souvent. Mais pas ce soir. Elle chuchote Pâris laisse-nous pssssshhhhtttt va-t'en ! et une vague scélérate projette le chat sur le sol. Plus tard, l'orage s'apaise, mais Pâris dort par terre, jaloux, offusqué, vexé. Au bout de quelques garçons, Pâris finit par comprendre qu'il a tout intérêt à faire copain-copain. D'ailleurs, les garçons s'intéressent à lui. Ils ont des grandes mains qui caressent bien, et fort, en appuyant tout le long du dos jusqu'à la base de la queue. Il aime ces grandes mains un peu brutales. Quand la mer se lève, Pâris se contente d'attendre l'accalmie puis se glisse entre les deux corps chauds, profite de leur torpeur et de l'odeur agréable qu'ils dégagent.

Le chat n'a pas compris, hier, la porte close. À l'intérieur, Hélène et le garçon avec les poils sur les joues, qui lui a donné à manger tôt ce matin. Il reste interdit devant la porte close. Grattouille. Rien. La porte close.

Hélène regarde son chat. Caresse le poil soyeux, au creux de sa main comme un courant électrique, elle voit la main de Nicolas sur Pâris qui caresse, et sa main à elle qui caresse aussi, et puis... Elle pousse le chat, qui tombe, sur ses pattes bien sûr, lève vers elle un regard interrogateur. Viens mon chat, viens, excuse-moi elle murmure en lui tendant ses doigts. Pâris s'approche et lèche les gouttes d'eau accrochées à la pulpe fripée. C'est pas de ta faute, mon chat.

Pâris s'est endormi sur le tapis de bain et ronflote doucement. Hélène somnole dans la baignoire. Des images défilent dans sa tête. Elle revoit sa vie, petit film accéléré, petite vie de jeune femme. Elle se souvient la première fois qu'un garçon la heurte. C'est un type, en boîte de nuit. Elle vient d'avoir quatorze ans. Elle est jolie mais ne s'arrange pas. En chantier. Quelques boutons, les traits et le corps perdus entre la femme et l'enfant. Elle est avec sa cousine, une belle nana élancée qui se déhanche sur le podium. Le type monte la rejoindre mais quand il se colle contre son dos elle le repousse et il tombe presque. Il jette alors son dévolu sur Hélène. Il danse plaqué contre elle, finit par lui dire un truc à l'oreille, un grognement bizarre duquel se détachent quelques mots intelligibles, « trop de monde », « ailleurs », « sortir ». Elle le suit inconsciemment, parce qu'elle a bu du mousseux et que les bulles lui électrisent la tête. Ils se retrouvent dans une ruelle sombre à l'arrière de la discothèque. Tout est très confus. Le corps dur du type qui compresse le sien contre un mur en ciment, rugueux, sa bouche qui écrase la sienne si fort qu'elle a du mal à respirer, l'acharnement de ses va-et-vient, un mélange d'excitation, de douleur et de plaisir. Puis il range sa queue et laisse Hélène ahurie entre les poubelles. Elle si saoule qu'elle se demande si elle n'a pas eu une hallucination. Le suçon violacé qu'elle découvre sur son cou le lendemain matin et les trainées de sperme séché qui décorent l'intérieur de ses jambes, du haut des cuisses jusqu'aux genoux, ne laissent pas de place au doute.

Le souvenir de cette étreinte bestiale est teinté d'amertume : passion, désir incontrôlable, violence et harmonie, fusion, plaisir, tout y est, mais elle ne peut s'empêcher de penser que ce type trop beau l'a baisée en imaginant qu'elle était sa cousine. D'ailleurs, il a gardé les yeux fermés tout du long et quand il est parti il lui a balancé un vague à la prochaine sans lui adresser un regard. Hélène réceptacle de désirs frustrés. Ce type qui la pilonne se purge, d'Hélène il fait un simple trou se perd dans ce trou se répand dans ce trou le déserte ouvert béant dégouttant, dégoûté d'elle écœuré de lui rebuté par elle et lui qui s'entrechoquent. Et il s'en va, les illusions d'Hélène accrochées à la queue, voleur malhabile laissant derrière lui des indices indéniables de son effraction, cette humeur blanche qui coule entre les cuisses comme du pus d'une blessure infectée. Sa cousine lui dit qu'elle est folle, que ce mec aurait aussi bien pu la trucider, que c'était un connard et qu'elle ne comprend pas comment elle a pu s'abaisser à ça. Hélène répond comme si moi j'avais le choix ! puis elle pleure et sa cousine se radoucit. Elle la prend dans ses bras, la berce doucement et l'aide à prendre une douche pour effacer les stigmates de cette nuit agitée. L'eau emporte tout. La sueur, le sang, le foutre, la barre de plomb qui traverse sa tête et les paroles suaves de sa cousine qui récite le discours que les gens beaux tiennent aux gens moins beaux pour les consoler, celui sur la beauté intérieure. C'est à cet instant très précis, le flot souillé tourbillonnant avant de disparaître par le siphon, qu'Hélène accepte que, peut-être, seuls les gens beaux ont accès aux belles émotions, qu'elle si banale ne ressentira jamais les choses que de façon incomplète, terne, tiède.

Longtemps, Hélène s'est crue banale les bons jours, hideuse les mauvais. Jusqu'à ce qu'on lui prouve le contraire.

 

11. Remplie

David

Un footing en forêt.
Les feuilles mortes craquent sous les chaussures de sport d'Hélène. Elle ne les entend pas. Dans ses oreilles résonnent son souffle court et son cœur énervé. Elle aimerait continuer, mais ses jambes sont pesantes et elle sent monter entre ses côtes la sensation désagréablement familière. Éreintée, le flan troué, sa vision voilée par la sueur salée qui déborde ses sourcils. Elle bataille encore un peu. Ses poumons la brûlent et dans sa gorge se répand un goût métallique, le goût de l'effort limite. Hélène s'arrête de courir. Elle résiste à l'envie de s'allonger, il paraît qu'on risque de désamorcer son cœur en faisant ça. Fâcheux. Elle marche. Ses joues sont d'un rouge vif et ça la chauffe sérieusement maintenant que plus aucune brise ne vient les éventer. La lèvre inférieure d'Hélène s'avance et, la contractant d'une façon étrange, elle essaye de souffler sur ses pommettes. Évidemment ça ne fonctionne pas. L'homme, de l'autre côté du chemin, qu'elle n'a pas vu mais qui la regarde avec perplexité, s'étonne de cette mimique simiesque. Il doit avoir une quarantaine d'années, à en juger par sa peau pas ridée encore mais comme un peu plus lourde, son visage un peu plus creux. Il porte des chaussures de marche, un sac remonté haut sur le dos, une gourde à la ceinture. Et des yeux verts. Des yeux verts qui happent Hélène. Elle voit le vert avant de voir le reste. La bouche, plus bas, dit quelque chose comme Bonjour. Au-dessus, les yeux verts racontent tout autre chose. Hélène s'étonne chaque fois de ce pouvoir qu'ont les yeux. Il lui semble que les yeux reflètent l'âme. Elle ne croit pas en Dieu mais elle a déjà vu les yeux vides d'un mort. Et les yeux pleins des vivants : de dédain, de colère, de gourmandise, de désir... De toutes les passions qui animent les hommes. Les yeux ne mentent pas, d'ailleurs quand on cherche à mentir le regard se détourne. Les paroles sont policées mais les prunelles mènent leur vie : dans la rue, contre le gré de celui qui les porte parfois et leur rappelle trop tard la bienséance, elles s'attardent sur les hanches d'Hélène et le délié de ses jambes. L'homme trimballe ses yeux, collabore avec eux pour jouer la tristesse l'intelligence la séduction, ou se bat contre les pupilles insoumises qui trahissent sans scrupule les pensées fulgurantes qu'il voudrait taire, un très court instant. Ce vert lui parle de bestialité. Hélène continue de marcher. Elle ne sait plus très bien si elle a répondu au salut de l'homme. Elle s'imagine qu'énervé par son impolitesse, il pourrait la suivre et... Contre cet arbre, là. Ou à même le sol, dans l'humus odorant. Elle croit entendre une branche craquer, se retourne, constate presque déçue qu'elle est seule. Hélène a les jambes coupées. C'est toujours pareil, quand elle s'arrête en pleine course, impossible de repartir ensuite. Elle s'assoit, le dos contre un tronc rugueux. Elle a moins chaud, sur son corps la pellicule de transpiration forme un film frais. Elle ferme les yeux, s'abandonne à une douce torpeur. Elle sourit, parce que cet état lui rappelle la mollesse qui succède à l'amour. Elle ne tarde pas à somnoler et ses pensées confuses la baladent d'un souvenir à l'autre. Elle aime la forêt, elle se balade en forêt depuis qu'elle est toute petite, avec son cousin en vacances elle ramasse des marrons, joue à cache-cache, construit une cabane... C'est aussi avec son cousin qu'elle commence à courir dans les bois, virées sportives entrecoupées de pauses coupables : cachés dans un taillis touffu et creux, il lui montre son sexe, raide, guide sa main pour qu'elle le caresse, en haut, en bas, en haut. Hélène rougit. Il est marié désormais. Aux réunions de famille, leurs regards se cherchent et s'évitent. Leurs yeux sont traîtres, ils le savent. Son cousin a les yeux... Non, pas verts, marrons peut-être. David en revanche a les yeux verts. David. Il y a « avide » dans David songe-t-elle. Le jeu de mots l'amuse, elle qui connaît David trouve qu'il sonne juste. David était avide d'Hélène. David est un copain de lycée. Des cheveux sombres et un grand corps sec, les épaules larges.

L'été. Hélène, David et les autres sont partis camper. Le soir on chante, on se raconte des histoires qui font peur, des trucs salaces, on rigole, on est jeunes. David veut Hélène. Il le sait depuis qu'il a aperçu les fossettes sur ses reins. Elle est en short, elle se penche, une bande de peau, le bas du dos, les fesses presque, et ces deux petits creux de part et d'autre de la colonne vertébrale, et d'un seul coup une vision : David voit ses pouces, posés dans ces creux, le reste de ses doigts cramponné aux hanches, nues, pour leur imprimer la cadence, les fesses d'Hélène contre son ventre... Il la veut. Hélène a presque dix-huit ans et des désirs pudiques. David lui plaît, parce que David est beau tout simplement. Elle imagine son corps, mélangeant au gré de ses rêveries les corps qu'elle a connus.

La nuit tombe, David propose à Hélène d'aller faire un tour. Il a dans le regard cette brume qui intrigue Hélène. Elle hésite, il lui prend la main comme pour lui dire qu'elle n'a pas vraiment le choix. Ils marchent un peu au hasard et tombent sur la route. La bande de goudron lisse, fraîchement refaite, pareille à une blessure, sépare les arbres qui tendent leurs branches, de chaque côté, semblent s'appeler, et sur le sol la lumière de la lune projette les ombres de leurs feuillages, les reflets gris se touchent, la nuit répare la forêt. David précède Hélène. Des phares surgissent et trouent l'obscurité, Hélène poussée par un réflexe d'animal sauvage se jette sur le bas-côté, glisse sur l'herbe mouillée, tombe, roule. Allongée, elle rigole de cette impulsion stupide. David la rejoint, pose sur elle un regard interrogateur.

– Je ne sais pas ce qui m'a... Enfin, pourquoi j'ai fait ça.


– Tu ne t'es pas fait mal ?


– Non, je ne crois pas. Si, un peu au genou peut-être. Ça me pique.
David se penche sur l'éraflure.


– Tu devrais survivre. (Il sourit, son sourire découvre ses dents, blanches dans le noir, et Hélène se dit que ce sourire a quelque chose de carnassier.) Tu as une sacrée détente.


– Je me suis sentie en danger d'un seul coup, dit-elle comme pour s'excuser.


– En danger, vraiment ?


– J'ai pas réfléchi... Oui, en danger (Elle fait une pause pensive.) Peut-être que je me sens un peu traquée. Avec ta façon de m'emmener me promener comme si j'avais pas le choix, et avec ton sourire plein de dents quand tu me regardes...


– Mon sourire plein de dents ?


– Tu vois très bien ce que je veux dire.

La main de David repose sur le genou éraflé d'Hélène, chaud contre sa paume. D'un doigt, il enlève la terre qui salit la peau zébrée de rouge. Puis remonte le long de la cuisse, sur la face interne de la jambe, jusqu'à la couture du short. Elle n'ose ni bouger ni protester, confuse. Elle éprouve de la gêne face à ce doigt impudique, mais le supplie intérieurement de continuer son périple. Elle attend, David la regarde attendre.


– Continue, murmure Hélène, la seconde d'après surprise par sa propre audace.


– Que je continue... quoi ? interroge David, faussement niais.


– Tu sais bien...

– Non, dis-moi, qu'est-ce que tu veux que je fasse ?

Elle secoue la tête négativement. David recule son doigt et Hélène grogne, sans y penser avance son bassin vers la main qui la quitte. David se penche sur Hélène, approche sa bouche de la sienne, tout près, sans la toucher, pose son front contre le sien et, par une douce pression, l'invite à s'allonger. Enfin, il effleure ses lèvres, un baiser tendre, puis plus profond, précis, exigeant. Hélène, enhardie, le dévore, le menton, le nez, les tempes, les yeux, le cou, l'oreille. Ses mains qu'elle a posées de chaque côté de la mâchoire appellent un contact plus intense encore, auquel David répond : il passe une jambe entre les siennes, écrase son corps, la recouvre toute, contre sa cuisse son sexe dur. Elle fait courir ses doigts sur les épaules larges, le long du dos jusqu'aux hanches étroites. Le contraste entre sa chair souple et pleine de jeune femme et celle de David – sèche, noueuse presque, les muscles nerveux semblant n'avoir d'autre but que d'habiller les os – la ravit, elle est offerte, clouée au sol par cette force animale qu'il lui suffit de sentir pour abandonner toute idée de résistance. David s'appuie sur ses avant-bras et la prive de son poids. Non, reste, reviens, reste, reste... Alors, c'est moi qui vais te dire ce que je vais te faire... Je vais te caresser par-dessus ton short, avec la paume de ma main, à plat, comme ça. Je vais t'enlever ton haut, et m'occuper de tes seins, je sais que tu ne portes rien dessous. Je vais les sucer, les mordiller, les tordre un peu. Puis je descendrai le long de ton ventre, jusqu'à ton short que tu vas me supplier d'enlever, et je vais l'enlever, et en dessous ta culotte sera déjà toute mouillée. Et je vais te respirer, m'emplir de ton odeur, je vais retarder le moment de te découvrir parce que j'aime bien t'imaginer, je vais te caresser avec ma bouche, insinuer ma langue sous le tissu, et mes doigts, jusqu'à ce que tu n'en puisses plus.

Hélène se liquéfie sous les doigts de David, la langue de David, le sexe de David qu'elle a libéré tant bien que mal et qui la torture, juste à l'entrée de son ventre. Elle pleure d'impatience, elle trépigne, se tord, enfin il est là, entre ses jambes, il la fait basculer sur lui et l'assoit sur sa queue dressée, elle s'étonne de l'accueillir toute, la regarde sortir, entrer, plus pudique soudain, toute à sa fureur d'être remplie. Remplie.

Un bruit tire Hélène de son demi-sommeil. Face à elle, le promeneur au regard vert, circonspect devant cette fille adossée à un arbre, les joues toujours rouges, le souffle toujours court, les jambes agitées de soubresauts et les yeux voilés des gens qui sont ailleurs.

 

12. Bribes

Partie de poker

– Putain Nico ! Il m'a quittée, il m'a envoyé un texto et fini, juste un texto de cinq lignes pour me dire qu'il me laissait. C'est quoi, mon problème ? Merde...


– T'as pas de problème. C'était pas le bon, c'est tout, cherche pas, c'est un con.
– Oui mais chaque fois...

– Puce, tu joues au poker, tu peux pas savoir avant de la vivre si l'histoire va durer deux jours deux mois deux ans ou toute la vie. C'est comme ça.


– J'ai l'impression que c'est toujours de ma faute si ça foire. Je suis un aimant à cons. Pourquoi les mecs sont-ils si cons ?

– Je te remercie...


– Non, mais toi, c'est différent toi, on n'est pas ensemble, et puis toi c'est... pas pareil. T'es pas vraiment un garçon.


– De mieux en mieux.


– Nico, prends pas la mouche, je suis triste.


– Viens dans mes bras, puce.

 

13. Ambivalence du frisson

Aujourd'hui, 13h28

Vrrrrrrrr-vrrrrrrr fait le portable sur le bord de la baignoire. Hélène sursaute. L'eau est fraîche maintenant. Sur le tapis, Pâris continue de ronfloter. Elle se lève, chasse des paumes l'eau sur son corps, s'essore. Le chauffage ne souffle plus d'air chaud. Elle grelote. Sa peau granuleuse. Chair de poule, mamelons érigés. Les pieds dans l'eau elle fait face à son reflet dans le grand miroir qui surplombe le lavabo. Elle doit ressembler à ça, lorsqu'elle a envie. Sous les doigts de Laurent, sa peau électrique, ses seins en avant en attente d'être mangés. Elle se souvient d'une scène, c'est l'hiver, dans la chambre de Laurent, la lumière tamisée. Il la caresse, s'applique à dessiner ses contours du bout des phalanges. Elle le regarde qui la regarde, elle lui dit dis-moi ce que tu vois avec ces yeux que tu me fais là et que je suis incapable de voir moi. Il décrit l'errance de ses mains je vois ton épaule elle est ronde et puis la ligne de ton bras et quand je remonte vers l'intérieur vers ton aisselle c'est doux la peau semble si fine papier à cigarette et quand j'atteins ton aisselle tu te contractes un peu ça te chatouille on dirait et ta peau devient rugueuse quand je caresse ton sein c'est pire encore tu frémis et moi j'ai envie de te croquer mais pas tout de suite il y a ton sein dans ma main c'est moelleux tendre attirant et ton ventre qui palpite dessous et j'aimerais te saisir toute dans ma main juste dans ma main pouvoir te toucher partout en même temps. Avant de la prendre il la photographie. Il se met debout, la surmonte de son corps presque nu tout de muscles, un corps de garçon sec et dur, capable d'une telle douceur, ça l'émeut. Plus tard alors qu'il dort, elle allume l'appareil pour voir le cliché. Les pieds de Laurent bordent l'image, entre eux une brune, nue, les yeux ouverts. C'est ce qui la frappe, les yeux ouverts, la pupille arrondie, ses yeux verts accueillants et son âme tapie au fond. Elle veut absorber Laurent. Elle a ce sexe, en bas de son ventre, cette béance affamée, cette chatte qui miaule implore. N'être plus jamais seule avec cet homme, son homme en elle, au fond. Se sentir vivre, comme ça, puis mourir après tout. Laurent dort face au mur. Elle l'enveloppe de son corps, colle son ventre à ses fesses, écrase ses seins contre son dos, serre fort, s'imagine se fondre en lui.

Les pieds dans l'eau elle fait face à son reflet dans le grand miroir, sévère. Elle doit ressembler à ça, sous les doigts de Laurent, la chair de poule les seins dressés le souffle court. Mais elle n'a pas envie, là, les pieds dans l'eau. Elle a froid, elle a mal, elle a peur. Seuls ses yeux distants chuchotent la vérité, j'ai froid mal et peur. La différence est si ténue. Vrrrrrrrr-vrrrrrrr fait le portable sur le bord de la baignoire.

Laurent13h28Bonjour mon cœur. Un petit message pour te prévenir que j'arriverai tard ce soir, ne m'attends pas, endors-toi, je te réveillerai comme tu aimes.

Laurent13h31Tu me laisses les clés sous le pot de fleurs dans l'entrée ? Je t'embrasse mon amour, à cette nuit.

Laurent. Lau-rent. Deux syllabes qui la poignardent. La mère toque à la porte.

– Hélène ? Est-ce que Laurent vient aujourd'hui ? J'aimerais prévoir le repas de ce soir... Je vais aller faire des courses.


– Oui, maman, mais il arrivera tard, il aura déjà mangé.


– D'accord, je le verrai demain matin alors.

Lau-rent. Laurent. Son prénom qui l'égorge. Elle a rencontré Laurent sur Internet. Avant Laurent, il y a eu l'autre, agglomérat de sept dix treize corps mâles elle ne sait plus, ils se confondent, ne valent rien, ne veulent rien dire, n'ont rien dit qui permette de les identifier. Laurent et Hélène s'écrivent. Ils ne se connaissent pas, ils ont tant de choses à se raconter. Rapidement vient le besoin de donner corps. Rencontrer l'enveloppe. Mettre un visage sur les mots. Crever l'écran. C'est un beau jour d'automne, étonnamment dévoré de soleil. Ils se sont donnés rendez-vous, marchent l'un vers l'autre et dans leurs poitrines les cœurs galopent. Rencontrer quelqu'un qu'on connaît un peu, c'est étrange. C'est effrayant. Ils marchent l'un vers l'autre, ils s'aiment quasiment, leurs mots s'accordent, mais la réalité tiendra-t-elle le choc ? Les mots les trouveront-ils sous le soleil d'octobre ? Et leurs corps, s'accorderont-ils ? D'abord c'est la voix, qui dit les mots déjà lus. Laurent devient palpable. Ils sont assis tout proches, se racontent encore, se radotent mais les histoires répétées à voix haute ont une saveur nouvelle. Hélène s'habitue aux sons. Elle regarde droit devant, laisse la voix de Laurent chanter dans ses oreilles. Hélène s'habitue au corps, à l'espace occupé par Laurent. Son bras gauche appuyé sur le banc sent la chaleur du garçon toute proche. Il parle, elle a l'impression de le connaître mais chaque fois qu'elle le regarde elle le découvre. Les yeux très bleus. Le grain de beauté caché par la barbe courte. Les oreilles qui remontent quand il sourit. La tension est palpable. Ils savent pourquoi ils sont ici, sur le banc. Pour finir ensemble, peut- être, à plus ou moins long terme, pour plus ou moins longtemps. S'ils se plaisent. Se plaisent-ils ? C'est difficile à dire. C'est vrai qu'elle le regarde avec des yeux de chat. C'est vrai qu'il n'a pas inventé un prétexte foireux pour s'enfuir. C'est vrai. Le soleil d'octobre tombe dans le ciel. Laurent doit partir il faut que je rentre. Ils sont debout, face à face. Entre eux une distance qu'Hélène est incapable de franchir. Elle n'en mène pas large, derrière ses yeux de chat. Laurent avec ses yeux bleus, il la regarde, et ce bleu est si doux, si engageant, mais il la cloue. Elle est adossée à un mur, crucifiée.

– C'était très cool, Hélène. On se revoit ?

– Je ne sais pas...


– Tu ne sais pas quoi ?


– Je ne sais pas...

– Tu as envie ?


– Oui...


– Alors on se revoit.

Laurent l'embrasse sur la joue. Il ouvre la portière de sa voiture et avant de monter il la glace encore avec le bleu. Hélène ne peut rien faire d'autre que le regarder, le regarder de tout son être et l'appeler silencieusement viens viens je t'en prie... Dans les yeux de Laurent le bleu tourne à l'orage. Soudain, leurs corps collés. Les aspérités du mur blessent le dos d'Hélène qui a tenté de fuir. Le front de Laurent, contre son front, leurs nez qui se touchent, leurs yeux si proches qu'ils ne voient plus rien d'humain. Il l'embrasse sur la bouche. Très doucement. Il ouvre la portière de sa voiture et s'en va pour de bon. Hélène, papillon épinglé impuissant.

Le soir dans son lit elle repense à ce baiser d'enfant, au désir endigué. La sagesse de ses lèvres. Son dos meurtri par les pierres du mur contraste avec l'avant de son corps, ses cuisses son ventre ses seins qui se souviennent, comme ces matelas hors de prix qui mémorisent les contours, comme à mémoire de formes, ses cuisses et son ventre réchauffés ses seins écrasés contre le torse de Laurent.

La fois d'après, plus question d'envie bridée. Il y a les convenances, il y a la morale, il y a les principes qui dictent que c'est trop tôt, c'est incorrect on ne couche pas le premier soir. Il y a les convenances la morale les principes et leurs corps jeunes, vivants, leurs têtes qui disent il ne faut pas alors que tout le reste crie oui, oui, OUI. Le matin, Hélène dans le lit attend qu'il parte. Ils partent toujours. Elle n'ose pas le toucher, habituée à devenir une fois consommée un objet de dégoût, un réceptacle usagé, un sac à vomi rempli. Elle entend la respiration de Laurent qui s'accélère, il bouge un peu, il se réveille et Hélène fait semblant de dormir dos à lui, pour lui faciliter la tâche, qu'il puisse fuir sans bruit, leur épargner les adieux. Il se lève, quitte la chambre. Elle pleure, puis entend la chasse d'eau, le glouglou du lavabo, la porte de sa chambre rouverte et refermée, sent l'air frais de la couette soulevée puis la chaleur d'un corps nu contre le sien et des lèvres dans son cou.

Le portable vibre encore.

– Allô ?

– Hélène ? C'est moi. Ça va mon cœur ? Tu as eu mon message ?

– Ça va. Oui je l'ai eu.


– Bon... Tu as une petite voix. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu t'es pris la tête avec tes parents ?


– Non, ça va je te dis.


– Menteuse... Il faut que je te laisse, on en parlera ce soir.


– ...


– Je t'aime mon cœur.

Le reflet, la chair de poule les seins dressés le souffle court... Elle a l'air d'avoir envie. Et pourtant froid, peur et mal, un mal de chien. Un doute la saisit. Nicolas. A-t-elle eu envie ? L'a-t-elle voulu sans se l'avouer ? Les convenances la morale les principes... L'a-t-elle voulu ? Elle sort de la baignoire, s'approche du reflet ambigu. Les stigmates, rares, trop rares, sont les mêmes. Sa lèvre inférieure est un peu gonflée, Nicolas l'a mordue. Son menton et ses joues sont irrités d'avoir frotté les poils drus de la barbe courte. Entre ses cuisses, son sexe lancinant d'avoir été pris fort. Pas d'autres marques que celle d'un corps à corps. Pas de traces de lutte, sur sa peau rien qui indique qu'elle ait dit non.

D'ailleurs, elle n'a pas dit non. L'a-t-elle voulu ?

 

14. Un rêve

Si ce n'est ton odeur

Une nuit, Hélène a rêvé. Plus surprenant, le matin, elle s'est souvenu. Les chaussures sont les mêmes. Des tennis gris foncé, en toile. Le pantalon, presque noir, en jean, pourrait être le sien. Les jambes sont un peu plus courtes. La ceinture, pourquoi pas : elle est en cuir, fermée par une boucle argentée, serrée autour des hanches étroites. Une chemise gris-bleu finement rayée de blanc, que Laurent ne porterait que pour les « occasions » : pour un entretien... Pas de cravate. La pomme d'Adam prononcée déforme davantage le cou. Mâchoire carrée. Les joues sont rasées du matin, grisonnant déjà, piquetées, et la barbe renaissante semble plus foncée. Il est brun, et ses yeux sont marron. Bêtement marron pense l'Hélène du rêve.

Les yeux de Laurent étaient bleus. C'est con, mais elle pouvait se noyer dans ses yeux. Dans les yeux de l'autre aussi, remarque, avec un peu d'imagination. Océan de chocolat. Océan de merde, c'est selon. Dans son rêve, Laurent n'est plus. Parti, mort, les deux, elle ne sait pas. Inaccessible c'est tout, sur cette Terre ou ailleurs, elle le sent, qu'elle ne peut plus l'atteindre.

Il est objectivement assez beau. Il pourrait lui plaire, le brun, si elle n'avait pas Laurent dans la peau.

Hélène déambule dans un couloir de métro quand elle remarque le brun. Elle est pieds nus, ne s'en étonne pas, les gens non plus d'ailleurs, elle a simplement peur de se faire mal, des détritus jonchent le sol, elle n'ose pas marcher vite. Elle regarde les hommes qui remontent en sens inverse, les dévisage, les classe : celui-là oui, celui-là non, celui-là peut-être, celui-là oui. Ça la rassure, de compter les hommes qui pourraient être le sien. Il y en a plein. Ça la rassure, de savoir qu'il y en a plein. Quand elle sera sevrée, elle se dit qu'elle n'aura qu'à cambrer les reins et jouer des cils pour lui trouver un remplaçant. Remplacer Laurent. Mais un éclat de bleu dans la marée de gueules cernées et son cœur bat la chamade, elle croit le reconnaître. Les papillons dans le ventre, les jambes incertaines. Puis la trouille : et si c'était Laurent, quoi ? Parti ou mort c'est pareil, elle et lui séparés. L'embrasser sur la joue et effleurer sa bouche, sentir sur sa joue les lèvres qui la mordaient, entrevoir ses mains, planquées dans les poches, les mains qui ornaient si bien ses hanches. La place de ses mains c'était ses hanches. Pas ses fesses, pas ses seins, non, ses hanches dont elles épousaient parfaitement les contours.

Elle est amputée. Un éclat de bleu dans les gueules cernées, et la trouille. Elle l'a dans la peau.

Les hommes qui pourraient être le sien la regardent aussi. Hélène détourne les yeux, rentre le menton. Elle ne se reconnaît pas. Elle a tout oublié. Passée experte dans l'art de le séduire lui, elle ne sait plus comment séduire les autres. Elle rougit d'un rien. Manque de répartie. Une fille timide et inexpérimentée. Après Laurent le déluge.

Le souvenir du bleu la brûle.

Le brun regarde Hélène. Les chaussures sont les mêmes. Le pantalon pourrait être le sien. La ceinture et la chemise, il suffit des les enlever. Pourquoi pas. Elle rend son regard au brun. Ils parlent. Ils vont boire un verre. Elle rougit beaucoup, bégaie, mais il est séduit. S'amuse de ses pieds nus. Elle prend de l'assurance. Cambre les reins et joue des cils. Viens on va chez moi.

Dans l'ascenseur, le brun l'embrasse. Hélène ferme les yeux. Dans l'appartement elle éteint la lumière. Enlève la chemise et la ceinture inadéquates. Puis le reste. Un corps d'homme contre le sien, des mains sur ses hanches. L'obscurité rend l'illusion correcte.

Si ce n'est l'odeur.

L'odeur... Elle veut partir, mais l'homme la retient. Les mains sur ses hanches sont des tenailles. Serrent fort, elle a presque mal. Elle veut s'échapper, mais se souvient qu'elle n'a pas de chaussures, qu'elle ne peut pas courir, elle blesserait ses pieds. Tant pis.

L'odeur, partout, l'odeur n'est pas la même. Le gel dans les cheveux, le parfum sur la clavicule, la sueur de la journée et le déodorant qui la masque.

L'odeur n'est pas la même. L'odeur n'est pas la sienne.

 

15. Une ménagère de moins de cinquante ans

Aujourd'hui, 13h40

C'est fou ce que c'est imbranlable un caddie ronchonne intérieurement la mère, accrochée au véhicule en ferraille qui obstinément dévie, malgré ses quatre roues motrices. La mère veut faire efficace. Elle connaît les rayons par cœur et a organisé sa liste en conséquence, inscrivant sur l'enveloppe de la facture EDF ainsi recyclée les produits dans l'ordre de succession des rayons, de l'entrée du supermarché à la sortie. Le samedi les gens sont mous, ils trainassent dans le passage et mettent à mal la cadence de la mère qui soupire tout bas, sourit en grand pour ne pas importuner ces gêneurs. C'est une petite ville, tout le monde se connaît, la rumeur de son impolitesse se répandrait comme une traînée de poudre. Habituellement, ce flegme ne la dérange pas, elle aussi flâne dans les allées, bavarde avec la coiffeuse ou la femme du boucher. À part le père, la mère ne voit pas grand monde. Elle a peu d'amies. Ces causeries du rayon conserves sont autant d'interactions qui l'ancrent dans la vie, elle donne des nouvelles, propose vous devriez venir boire un café un de ces jours, offre de rendre un service. Ce n'est pas rare qu'elle croise un ancien professeur d'Hélène avec lequel elle peut parler de sa fille, comme elle a bien réussi, écouter le professeur s'exclamer qu'il le savait elle était prometteuse, ça lui fait chaud au cœur. Souvent, elle interpelle des camarades de classe d'Hélène, qu'elle a connus enfants, pour le plaisir de les écouter raconter des vies beaucoup moins palpitantes que celle de sa fille, des vies minuscules, pour le plaisir de leur cracher à la figure, l'air de rien, combien sa fille s'est épanouie loin d'eux, combien elle est brillante. C'est une douce vengeance que de voir dans les yeux de ces jeunes gens une pointe de jalousie, ça les punit d'avoir martyrisé Hélène dans la cour de l'école. Elle aimerait qu'Hélène l'accompagne pour se montrer, comme elle est grande et belle et élégante. Hélène refuse systématiquement. Elle n'aime pas cette petite ville, elle vient voir ses parents et rien d'autre. C'est pour ça qu'aujourd'hui la mère veut aller vite, remplir son caddie et rentrer. Pour voir sa grande fille morose.

Hier, elle allait bien songe la mère en attrapant quatre boîtes de thon à l'huile d'olive. Elle mélangera le thon dans une salade fourzitout demain midi, une salade composée à base de riz, de thon et de tout ce que son frigo recèle de petits restes dont on ne sait que faire. Hier, elle allait bien. Ils ont pris l'apéro, elle parle avec son père, elle rigole, elle est bavarde sur sa vie ses études ses projets. Le père et la mère dînent chez des amis, mais avant ils boivent en famille deux verres de vin qui rendent Hélène plus joyeuse encore, elle ne tient pas l'alcool. Elle est belle, dans son débardeur rouge, le rouge va bien à son teint pâle et ses yeux verts. Elle a le sourire accroché à la bouche et ça ferait presque pleurer la mère tant elle est soulagée de voir sa fille heureuse enfin. Le père et la mère, en partant, croisent un jeune homme dans l'allée de graviers qui mène à l'entrée.


– Bonsoir Monsieur. Qui êtes-vous ? Vous cherchez quelqu'un ?

– Bonsoir Madame, comment allez-vous ? Vous ne me reconnaissez pas ?


– Nicolas, c'est toi ?! Comment vas-tu ?


– Bien, Madame, et vous ?


– Ça va. Ça fait bien longtemps que je ne t'ai pas vu dans le coin ! La dernière fois, tu devais avoir quoi... dix ans ? Tu deviens quoi ?


– J'habite à Paris, depuis mon bac. Je suis rentré voir mes parents, ils sont de retour dans le coin, pour la retraite. Mais ils ne sont pas là ce soir, alors je viens voir Hélène...


– Oh, comme Hélène, elle habite à Paris depuis cinq ans ! J'ai croisé ta maman ce matin ! Elle m'a dit qu'ils allaient dîner chez les Brémont, et nous aussi, c'est amusant cette coïncidence.


– Vous voyez mes parents, je vois votre fille.


– Ça fait longtemps que tu ne l'as pas vue, Hélène ? Je ne savais pas que vous aviez gardé contact ! Vous allez pouvoir vous voir, à Paris.


– En fait, on se voit déjà, assez souvent même... C'est une drôle d'histoire mais un peu longue à raconter.


– C'est marrant qu'elle ne m'ait rien dit. Je lui demanderai. Bon. Bonne soirée les enfants, alors ! Et pas de bêtises.


– Bonne soirée, madame.

Le père attend déjà dans la voiture. Qui était ce jeune homme ? il interroge. Le petit Nicolas. C'est vrai qu'il a changé. Il est beau garçon. Il est carré, les épaules, le menton, la mâchoire. Difficile à croire que ce jeune homme et le petit garçon malingre et timide d'il y dix ans sont deux versions de la même personne, le petit Nicolas devenu grand. Ses joues sont ombrées de barbe, ça lui va bien, il à l'air d'un homme un vrai. La mère cherche les traces de l'inhibition du petit Nicolas, presque muet tant il avait peur des gens. Aucune. Il marche d'un pas assuré, parle avec les mains et son regard est franc. Elle reconnaît les yeux très sombres, presque noirs, qu'elle trouvait inquiétants lorsque petit il venait jouer à la maison.

Lorsque sa maman l'amène, elles discutent quelques minutes le temps que le café refroidisse. Elles soufflent sur le breuvage marron, versé dans les petites tasses blanches décorées à la main, elles se regardent à travers les volutes vaporeuses, se sourient.


– Ça fait beaucoup de bien à Nicolas de venir jouer avec Hélène. Il est si timide.


– Je crois qu'Hélène l'aime beaucoup. Elle m'en parle souvent. Et des fois je les observe, en ce moment ils jouent à Robin des Bois. Et ils se chamaillent, ils veulent tous les deux être Robin...


– Tant que Nicolas ne manifeste pas le désir de faire Marianne, je ne m'inquiète pas...


– Oh non ! En général, quand Hélène s'obstine à ne pas vouloir faire Marianne, et bien ils réécrivent l'histoire et il y a deux Robin.


– Ils ne jouent jamais au papa et à la maman ?
–

 Non. Ils ont trop peur qu'on les croit amoureux, je pense.

Longtemps Nicolas est le seul copain d'Hélène. Deux souffre-douleurs qui dans le secret de leurs chambres d'enfant s'imaginent justiciers, les ennemis de Robin et Robin sont Émilie, Manon, Brice, David, Marie, Louise, Baptiste, William... Tous leurs petits camarades de classe, pendus haut et court. Écartelés. Écourtés, une jambe en moins, une main voire la tête, étêtés. Assis sur le parquet, ils complotent. Leurs ennemis jurés hors d'état de nuire, Robin et Robin maîtres du monde, ils trouveront maris et femmes. Ils forceront maris et femmes. Ils se marieront avec Émilie, Manon, Brice, David, Marie, Louise, Baptiste, William... Ils les épouseront contre leur gré, ces méchants qui les rejettent, ils en feront des domestiques, disciplinés, pour leur faire à manger, nettoyer leur château et leur faire des enfants. Hélène et Nicolas, contrairement à beaucoup de petits garçons et de petites filles copains d'enfance, n'envisagent pas de se marier l'un avec l'autre. Elle ne le trouve pas assez musclé, pas assez viril, pas assez mec. Il la trouve trop potelée, elle est plus grande que lui, on dirait un bonhomme et elle s'habille comme un garçon manqué. Ces deux-là sont amis par défaut. Ces deux- là vendraient père et mère pour s'acoquiner avec les populaires. Hélène est amoureuse de Brice. Nicolas de Marie. Hélène n'hésiterait pas à se servir de Nicolas comme d'un marchepied pour atteindre la gloire. Lui non plus. Ce sont des enfants. Les enfants sont horribles.

Un jour, le petit Nicolas débarque avec une idée lumineuse. Il entraîne Hélène à l'écart, dans le jardin, derrière une énorme souche qu'avoisine un gros tas de terre sur lequel le gros chien s'excite, creusant des trous pour ne rien enterrer. D'un air de confidence (il plisse le nez et fronce les sourcils, comme s'il allait éternuer) le petit Nicolas explique il faut qu'on s'entraîne. Hélène ne comprend pas. Ça s'est passé pendant la récréation de l'après-midi. Au fond de la cour se trouve un cabanon de bois, une sorte de chalet miniature auquel on accède par un escalier de quelques marches. Nicolas n'y va jamais, le chalet est la chasse gardée de Brice et David, château fort, navette spatiale, bunker, navire de guerre selon l'humeur du jour. À force il n'essaye même plus, il a pris trop de coups, une fois même un caillou lancé lui a fait un trou dans la tête, il a cru sa dernière heure arrivée. Mais cet après-midi quelque chose l'attire, une ambiance électrique, les filles qui gloussent, courent, rougissent, une effervescence dans l'air le pousse vers le cabanon. Il est surpris par le serpent d'une fille d'attente, de l'intérieur du petit chalet jusqu'en bas des escaliers et au travers du bac à sable, vers les marelles. Ce sont surtout des filles qui font la queue. Celles qui ressortent du cabanon, à intervalle régulier, ont les joues échauffées et fixent leurs pieds. Elles ne répondent pas aux sollicitations des copines, qui veulent savoir il se passe quoi. Rien ne filtre. Curieux, Nicolas s'insère dans la file. Bientôt il arrive à la première marche et des sons lui parviennent de l'intérieur. Il tend le cou pour voir mais il fait sombre dedans et ses yeux sont habitués au soleil. Quelques minutes plus tard, il pénètre dans le cabanon rongé par une certaine émotion, d'abord parce que c'est la première fois qu'il y mets les pieds, ensuite parce qu'il s'y trame quelque chose de pas net. Il fait très sombre, dans la pénombre il distingue une silhouette vague qui lui fait face. C'est Brice.

– Tu veux quoi face de pet ?


– Euh... Rien... Savoir qu'est-ce que tu fais ici.

– J'apprends aux filles ce que c'est un vrai garçon. En échange d'un truc, je les embrasse et je leur montre mon zizi.


– Pourquoi tu fais ça ?


– Parce que ça les impressionne, et moi, comme ça, j'ai de l'expérience.

– De l'expérience ?


– Ouais. Faut savoir y faire avec les filles. Mais toi, de l'expérience, t'en auras jamais et puis de toute façon ça te servirait à rien face de pet.

Avoir de l'expérience. S'entraîner. Hélène et lui doivent s'entraîner, pour plus tard, quand ils auront grandi et qu'ils seront beaux. Sa maman lui a dit que plus tard, il serait beau, comme son papa, mais Nicolas ne voit pas très bien à quoi ça pourrait lui servir s'il ne sait pas y faire avec les filles. Il n'est pas sûr qu'Hélène sera jolie, elle aussi, en grandissant, mais évidemment c'est un atout de savoir embrasser, tout ça, même si on est pas gâté du physique. De toute façon, il n'a qu'elle pour s'entraîner, alors il faut bien qu'elle accepte.

Nicolas et Hélène commencent à s'entraîner. De longues minutes, ils se font face, bouche à bouche, leurs lèvres collées immobiles. C'est ennuyant, pas très agréable et la position est inconfortable, agenouillés sur le sol, le cou tendu cassé. Les enfants dépités mènent l'enquête. Qu'est-ce qui peut bien plaire aux adultes, dans ces effusions buccales ? Hélène observe ses parents, en catimini. Un soir, elle les surprend dans une position incongrue, sa mère à quatre pattes comme le chien, son père derrière elle qui s'énerve et la fait tanguer. Elle veut montrer à Nicolas. Elle jure que ses parents s'embrassent avec la langue, d'ailleurs dans les séries TV et dans les films aussi, ils s'embrassent avec la langue. Nicolas se laisse convaincre, les voilà à genoux de nouveau, leurs cous tendus cassés, à se tirer la langue jusqu'à ce que les pointes roses se touchent, leur donnant l'impression qu'un courant électrique circule entre leurs deux bouches, accompagné d'un goût acide, un peu la même sensation que lorsqu'ils lèchent, pour s'amuser, le plus et le moins d'une grosse pile en même temps. Ce n'est ni agréable ni désagréable, inédit simplement. Ils décident d'aimer ça et bientôt Robin et Robin passent leurs après-midis à s'embrasser, à l'école même, dans un recoin du préau, et Hélène de clore ces séances essoufflantes d'un gardes-en un peu pour ce soir entendu dans une série, une réplique dont elle ne mesure pas la portée.

Hélène et Nicolas, le mercredi après-midi, prennent un bain ensemble après avoir joué plusieurs heures dans le jardin. Il y a beaucoup de mousse, des jouets en plastique, mais les enfants se lassent de leurs scénarios invariables, l'attaque du sous-marin nucléaire, l'histoire de Flipper le dauphin. Hélène se souvient de ses parents nus à quatre pattes comme des chiens et propose on n'a qu'à jouer aux chiens. Nicolas la regarde de travers. Elle développe c'est un jeu de grandes personnes la dernière fois j'ai vu mon papa et ma maman tous nus ils jouaient au chien ma mère était comme ça et mon papa était derrière on aurait dit qu'il voulait l'escalader mais il y arrivait pas il tremblait très fort. Hélène est à genoux dans l'eau tiède, les fesses tendues vers Nicolas soudain très intéressé par le nouveau jeu. Sous son nez, un peu caché par la mousse, il y a ce que les filles s'évertuent à cacher, ce que même Hélène cache mais dévoile pour l'occasion. Je peux regarder il demande et Hélène répond oui mais après toi aussi tu me montres. Nicolas acquiesce puis explore. Il tire avec les doigts, touche, écarte, goûte. Fasciné. Lorsque vient son tour de s'exhiber, il appréhende. Son petit sexe lui semble tellement moins intéressant.

Les mamans ne savent rien de ces tripotages aquatiques. Peut-être s'en doutent-elles, réminiscences de leur enfance et de jeux similaires avec un petit cousin, certainement s'en doutent-elles, mais il faut bien que jeunesse se passe.

Et puis Nicolas déménage. C'est comme dans un film, la voiture qui s'éloigne et Nicolas le nez écrasé contre la vitre. Il a dix ans. Il est encore frêle et timide. Dernière image du petit Nicolas avant la réapparition du grand, hier soir.

La mère choisit une laitue. Elle examine les feuilles, à la recherche de limaces. Elle préfère prendre les salades où survivent des limaces, imagine qu'elles sont moins barbouillées de pesticides. Le père s'amuse de cette drôle de lubie, selon lui les limaces sont mutantes et résistent à tout, tout ce qu'elles font sur ces salades ce sont de longues trainées de bave dégueulasses, et puis la mère les relâche dans le jardin c'est emmerdant, quand le chat ne les mange pas elles grignotent les plantes. La mère aperçoit un petit corps dodu et gris, luisant, elle empaquette la laitue. Satisfaite, elle se dirige vers les étalages de fruits. Il y a des litchis, ils ne sont pas trop chers, elle va en prendre, les litchis évoquent les fêtes la famille le coin du feu. Hélène sait les choisir à merveille, elle repère ceux qui ont un petit noyau à leur forme en cœur, bombés en haut, pointus en bas. Elle plonge la main dans la cagette, c'est agréablement râpeux, pleine elle la porte à son nez et l'odeur indescriptible l'emplit. Ça sent... Le bois la terre fraîche l'écorce arrachée le fruit une douce fermentation. Elle n'a pas les mots. Le litchi. Une poignée, deux, trois, quatre... Elle s'apprête à refermer le sachet puis se souvient qu'il y aura Laurent aussi, demain, et Laurent adore les litchis. Cinq, six, pour la route. C'est bizarre, tout de même, qu'Hélène n'ait pas évoqué Nicolas s'ils se revoient depuis longtemps. D'un coup, la mère sent une bouffée de solidarité l'envahir, elle a peur qu'Hélène et Nicolas... Elle a peur pour Laurent, que Laurent trompé trahi. Ça expliquerait Hélène morose, Hélène morose serait simplement coupable. Elle l'aime bien, Laurent, avec ses yeux bleus et sa prévenance. Sa fille heureuse c'est beaucoup lui. Une mère sent ce genre de chose, l'amour et le détachement qui s'ensuit, la progéniture qui se détourne un peu d'un air de dire sois tranquille maman désormais je ne suis plus seule, tu peux te reposer un peu. Au tout début, elle a été blessée la mère, c'était comme si sa fille lui échappait. Et puis elle a compris que si sa fille lui échappait, c'est tout simplement qu'elle avait réussi, que le petit têtard rose sorti de son ventre, relié à elle par ce cordon si dur à couper, recouvert de son sang et de ses humeurs, geignant pleurant hurlant, était devenu grand et prêt à aimer à son tour, à se donner, à répéter l'histoire. Mais l'homme qui lui ravissait sa fille, elle ne le connaissait pas, brûlait de le connaître pour évaluer s'il en valait la peine. Finalement, la mère rencontre Laurent d'une façon incongrue. Il est trois heures du matin, elle a envie de faire pipi et erre jusqu'aux toilettes, pas vraiment réveillée, chancelante. Elle est toute nue, elle dort toujours toute nue, le père aussi d'ailleurs. Assise sur les WC, elle pique un peu du nez lorsqu'un bruit la fait sursauter. Hélène sort de sa chambre, elle entend la porte s'ouvrir doucement. Il n'est pas rare qu'Hélène et la mère se croisent, la nuit, comme ça, prises d'une même envie pressante. La mère se lève et ne tire pas la chasse. Les yeux à peine ouverts, elle vise la porte ouverte de la salle de bain, ajuste sa trajectoire de presque somnambule mais un grand corps surgit de l'ombre. Elle pousse un cri de souris. Elle demande qui êtes-vous – il répond désolé madame je suis Laurent le petit ami de votre fille je ne vous avais pas entendue – elle rétorque ah très bien enchantée et lui tend la main – il sourit dans l'obscurité ses dents blanches luisent enchanté de même depuis le temps que j'attends ce moment. La mère est nue, mais ça ne la dérange pas. Car Laurent est nu lui aussi. Et ni l'un ni l'autre ne pensent à se cacher.

À la caisse, la mère discute avec Jimmy. Il était le moniteur de cheval d'Hélène. Hélène était amoureuse de lui. Il a beaucoup vieilli. Il achète des kiwis et du pastis.

 

16. Bribes

Langage corporel

– Tu sais Nicolas, si un jour Laurent ne m'aime plus je le saurais, même s'il ne me le dit pas tout de suite, s'accroche à notre histoire.


– Tu le sauras comment ?


– Ses mains le trahiront. Il a des mains qui parlent, ses doigts chuchotent des choses.

– C'est beau, ce que tu dis, puce, très très joli et mignon comme tout quoiqu'un peu gnangnan.


– Ouais, je fais dans le cucul-romantico-dégoulinant pour te rendre jaloux de mon bonheur.

– Ça fonctionne assez mal.

– Hum. N'empêche que c'est vrai, ce que je dis. Il parle avec ses doigts, joue de la musique avec ses mains sur ma peau. C'est une mélodie très particulière, le refrain fait je t'aime j'ai envie de toi. On peut simuler plein de choses mais pas ça.

– Si tu le dis.

– Je l'affirme. Tu caresses toutes les filles de la même façon, toi ? C'est pas différent quand t'es amoureux ?

– J'en sais trop rien. Certainement.

– Ton corps dit des choses dont t'as pas conscience, Nico. Je sais rien qu'en te regardant ce qu'il y a dans ta tête. Ta posture, l'inflexion de ta bouche, la tension de tes épaules... Tout ton corps parle. Je vois pas pourquoi tes mains seraient muettes.

– Alors tu sais certainement que je suis secrètement amoureux de toi ?

– Évidemment ! Ça se voit comme ton nez au milieu de la figure. Et Dieu sait que t'as un gros pif.

– Poufiasse.

 

17. Incipit. Ventre plein

Hier, 20h22

Pâris écarte les orteils de contentement. Les ondes de chaleur traversent son corps, étalé sur le radiateur. L'hiver a cela d'agréable, les chauffages allumés partout dans la maison. Les années passent, Pâris grossit, les radiateurs paraissent de plus en plus étroits. Au travers du dessus grillagé, le ventre mou du chat se déforme, remplit les trous et s'il n'avait pas tant de poils on verrait lorsqu'il se relève sa peau quadrillée. Sous la fenêtre passe un filet d'air frais désagréable. Pâris s'aplatit, il baille à s'en décrocher la mâchoire, ouvre un œil vitreux. Des éclats de voix lui parviennent du salon, le gling-gling des verres. Il essaye de se lever, Hélène lui ferait certainement goûter les petits fours s'il se traînait là-bas. Mais ses paupières sont lourdes. Lourdes. Pâris dort.

Strident, le bruit du couteau sur l'assiette. Les voix ont effleuré son sommeil. La stridence du métal contre l'assiette en terre le transperce et le fige. Entre deux eaux. Le couteau crisse, le chat frémit, ça part du bout des moustaches, ça passe par le museau qui se crispe, puis ce sont les oreilles qui se couchent contre le crâne et le frisson galope l'échine, à l'autre bout la queue flosch-flosch fouette l'air. Pâris ne peut plus dormir, pourtant il peine à s'éveiller. Le bruit contamine son repos. Les voix sont plus fortes. Il y a celle d'Hélène. Le chat tend le cou et pose le menton à même le radiateur, la tête entre les pattes pour filtrer les sons. Hélène parle. Le chat bercé s'assoupit. Soudain une autre voix, mâle. Inconnue. Pâris dresse les oreilles. Il aime les voix graves, les voix d'homme, mais la voix d'Hélène aussi qui est suave et plutôt grave pour une voix de femme. La nuit alors qu'il dort contre elle, il lui arrive de parler et sa voix dans le noir fait ronronner le chat.

Pâris ne connaît pas l'homme qui parle. Hélène est dos au radiateur, tout près, elle est frileuse et la chaleur caresse son dos. L'homme qui parle est de l'autre côté de la table. C'est son couteau qui crisse. Chaque fois que le couteau crisse, l'homme grimace et la bouchée d'après il essaie d'adoucir le glisser de la lame contre la viande. Sans succès et ça fait rire Hélène, un rire franc et bref. Elle mange avec les doigts, maintient avec sa fourchette la tranche épaisse de jambon braisé contre l'assiette et de l'autre main arrache, avec le pouce et l'index, des lanières roses qu'elle porte à sa bouche, grignote en discutant. La lanière disparue, elle suce la pointe de ses doigts brillants de jus, le chat salive il imagine très bien le goût, le fumé du jambon, la graisse caramélisée et le sel. L'homme semble réticent à l'imiter, le couteau continue de crisser, lui de grimacer. Finalement le bras d'Hélène traverse la table, attrape l'assiette suppliciée et arrache une lanière de jambon qu'elle agite sous le nez de l'homme. Il ouvre grand le bec comme un oisillon affamé. Le vers rose se balance, il peine à l'attraper et Hélène prend plaisir au jeu fais piou-piou et bats des ailes si tu veux à manger. Il fait piou-piou et de grands yeux et bats des ailes, Hélène d'un geste de poignet lance le vers de jambon qui éclabousse l'homme de jus. Du reste de la tranche elle fait d'autres lanières roses que l'homme pourra manger avec les doigts.

Pâris est sous la table. Il a léché l'assiette d'Hélène. Le chat s'approche de l'homme, se dresse et pose ses pattes sur la cuisse dure. L'homme comprend, descend son assiette colorée de jus avec les petits morceaux de gras sur le côté. Une main lourde caresse le dos du chat qui mange. Repu, Pâris court chercher la balle poilue qu'il a cachée sous le buffet. Il peine un peu à se faufiler sous le meuble bas. L'homme lui lance la balle, Pâris bondit et la rattrape en quelques secondes, la ramène. Ils jouent.

 

18. Chagrin premier

Jimmy

– Ma puce, tu ne devineras jamais qui j'ai croisé au supermarché ! Jimmy ! Ton moniteur du centre équestre ! Il a beaucoup vieilli, et pas très bien, pour sûr si tu le croisais aujourd'hui tu n'en tomberais pas amoureuse. Encore une chance que vous ne vous soyez pas mariés, comme tu le voulais à l'époque hun ?

Hélène acquiesce pour la forme, veut dire oui maman je me rappelle bien de lui puis se souvient, ne pas parler, elle dodeline de la tête. Elle se rappelle bien de Jimmy, si patient, si pédagogue, si bon professeur. Ses yeux rieurs, ses cuisses de cavalier musclées en long et son parfum qu'elle reconnaît encore aujourd'hui lorsqu'au détour d'une rue elle croise un homme qui le porte. Le parfum de Jimmy, c'est un peu sa madeleine, un shoot olfactif de bons souvenirs, le centre équestre, la découverte de l'équitation, les heures passées à s'occuper des poneys, le foin qui démange, la douleur des orteils gelés qui heurtent le sol quand en hiver on met pied à terre, le bonheur des mains glissées sous le tapis de selle sur le cheval fumant alors qu'il fait zéro degré, le vent dans les oreilles au grand galop dehors entre les arbres sur la plage dans les hautes herbes. Des souvenirs douloureux aussi, les chutes, la rage de ne pas réussir, de n'être pas aussi douée qu'elle aurait voulu. Et puis Jimmy. Sa première désillusion. Première trahison. L'homme dur, méchant, insensible derrière les yeux rieurs.

Si cette boue molle était une terre dure et sèche, elle tremblerait et craquerait sous l'impact des sabots. Le martèlement cadencé se propage dans le sol et se répercute dans la semelle de ses bottes, ébranle ses jambes.

Lorsqu'elle lit le nom sur le tableau qui indique aux cavaliers quelle monture leur est attribuée pour le cours, Hélène pouffe. Aujourd'hui, elle monte Bibi. Le sobriquet est ridicule. Bibi est au pré, mauvaise nouvelle en ce mois de novembre humide. Un licol à la main, elle se dirige vers le rectangle de clôture électrique qui délimite l'espace de vie du cheval.

L'enclos est herbeux et spongieux, labouré par les sabots d'un Bibi qui va et vient indéfiniment entre son abreuvoir, son abri, un arbre tordu contre le tronc duquel il se gratte et la porte métallique du pré par-dessus laquelle il passe sa tête, l'encolure tendue vers le centre équestre plus loin et la rangée de boxes qui abrite ses copains. Par terre, le trajet perpétuel du cheval qui tourne en rond a creusé un cercle sale dans l'herbe verte.

Il ne faut pas bouger face à un cheval qui charge.

C'est la première fois qu'Hélène va monter un cheval. Jusqu'ici, elle grimpait sur des poneys, elle est trop grande désormais. Bibi est un petit cheval. Sa robe est blanche, éclaircie par le temps, noircie par la terre : sur sa croupe, les poils recouverts et collés par la boue séchée le font paraître curieusement bariolé. De la pointe du garrot, le trait du dos s'infléchit puis remonte vers l'attache de la queue, comme si la selle, sous le poids des cavaliers successifs, s'était incrustée dans la chair pour l'adapter à sa forme : des taches foncées témoignent des blessures infligées par le harnachement. Ce dos anormalement cambré chez un animal encore jeune provoque une drôle d'impression, Bibi dessellé semble amputé, incomplet. Les lignes du corps sont avachies. Le petit cheval est tassé.

Lorsqu'Hélène s'engage sur le chemin, Bibi la repère immédiatement. Sous son abri, la tête dans la mangeoire, il continue à mâchonner paisiblement : seules ses oreilles mobiles, qu'il dresse, témoignent de sa vigilance. Elle passe le bras par-dessus la barrière de fer et saisit le verrou, froid. Bibi, dos à l'entrée, lève la tête et plie son encolure courte pour la regarder de son œil gauche. Elle pénètre dans le pré. Le corps du petit cheval, jusque-là bancal, se redresse et s'affermit : il déplie son postérieur au repos, ancre à plat dans le sol un sabot qui reposait sur la pointe. Elle fait quelques pas. L'animal lui fait face et hume le vent. Il encense de la tête, sa crinière emmêlée se soulève, le toupet fourni masque l'œil droit et de nouveau il tourne la tête pour la surveiller de son œil gauche. Une centaine de mètres les sépare. Bibi racle de l'antérieur la terre saturée d'eau.

Il hennit brièvement, puis charge.

Bibi est une monture de club, un peu grossière, mal dégrossie, assez gentille pour être montée par n'importe qui. De trop peu de valeur pour n'être montée que par quelques-uns. Pour être le cheval de quelqu'un. Un petit cheval pratique en somme. Elle a déjà vu Bibi à l'œuvre avec les débutants, placide, mou, blasé, pourtant capable d'exubérance, s'emballant, simulant l'effroi face à une menace imaginaire, alors qu'un cavalier maladroit exécute avec autant d'application que possible les ordres d'un moniteur un brin sadique et tente d'effectuer un demi-tour en selle, se retrouve assis à l'envers, les mains cramponnées où elles peuvent pendant que Bibi galope ventre à terre.

Bibi charge. Elle s'accroche à une connaissance théorique des chevaux, tirée de ses lectures : il ne faut pas bouger face à un cheval qui charge. Les chevaux sentent la peur. Les chevaux sentent la peur des hommes, l'absorbent et la décuplent pour en nourrir leurs propres angoisses, parfois l'utilisent pour prendre le dessus. Bibi, conscient de sa force, essaye de lui faire peur. Fuir, c'est lui donner raison. Faire face, c'est ébranler la fragile assurance du petit cheval, qui en dépit de sa tentative d'intimidation reste une proie. En théorie. La soumission de ces animaux imposants aux humains minuscules ne lui a jamais paru aussi douteuse qu'en cet instant. Ne pas bouger face à un cheval qui charge. Bibi, domestiqué, imprégné par le dressage, va s'arrêter. Mais à mesure que le roulement des sabots se fait plus proche elle n'est plus certaine, du haut de son mètre soixante, d'être le dominant, le prédateur, le maître.

Ne pas bouger face à Bibi qui la charge. Elle ferme les yeux. Le roulement des sabots s'amplifie. Léger, à peine perceptible, il enfle, circulant dans son corps le long de ses tendons et de ses muscles contractés, jusqu'à résonner dans sa tête.

Soudainement plus rien. Le vent et les quelques oiseaux dans les branchages dénudés en toile de fond des battements frénétiques de son cœur. Le froid qui s'immisce entre ses vêtements et agresse sa peau échauffée par la peur. Et une humidité lourde et chaude, une odeur de foin, de fauve et d'herbe écrasée, l'haleine du petit cheval sur sa figure, l'odeur du petit cheval qui s'est arrêté à quelques centimètres d'elle et la respire. Elle souffle dans les naseaux dilatés tendus vers son visage. Bibi respire plus fort pour capturer ce souffle qui répond au sien. Elle croise l'œil marron foncé duquel la pupille noire se distingue à peine.

Bibi renâcle, et s'enfuit.

Le petit cheval galope à une vitesse surprenante en dépit de ses jambes courtes. Il court en cercle, et alors qu'il ralentit pour adopter un galop lui permettant d'observer l'intruse, il révèle une élégance insoupçonnée. Il porte haut sa tête délicate au chanfrein concave, et ses oreilles, petites et nettes, dressées, tendent à se rejoindre par les bouts. Ses jambes, qui se croisent moins vite, frappent légèrement le sol : il rebondit, prend appui un instant seulement avant de s'élever, et paraît s'arrêter dans les airs, ne touchant terre, foulée après foulée, que pour planer de nouveau, ces brèves impulsions, qui projettent ça-et-là des gouttelettes d'eau sale, ponctuent les temps de suspension, soulignent leur légèreté. Il y a quelque chose d'arabe dans la manière dont il relève sa queue, attachée haut sur la croupe ronde. Quelque chose d'arabe dans la symétrie formée par cette queue arrogante et la tête orgueilleuse qui rivalise de prestance à l'autre extrémité.

– Tu l'as pas encore attrapé ?
La question claque, stupide, méprisante. C'est évident qu'elle ne l'a pas attrapé. Jimmy semble désespéré de tant de lenteur.

– Non, je le regardais.

– Si tu veux monter dessus, il va falloir faire un peu plus que le regarder. En plus, je voudrai pas dire, mais on se les gèle.

– Je le trouvais joli.

– Bibi ? Joli ? C'est marrant spontanément c'est pas l'adjectif qui me vient à l'esprit quand je pense à Bibi. File-moi ton licol, je vais te l'attraper, il est un peu chiant.

Elle lui tend le harnais. Jimmy s'avance d'un pas décidé vers le petit cheval qui trotte de long en large, les oreilles rabattues, l'encolure à l'horizontal, la mâchoire vers l'avant.

– Oh ! T'arrête ton cirque oui ! Ça suffit ! C'est chaque fois pareil !

La voix est dure. Bibi s'immobilise. Sa peau est agitée de soubresauts, comme s'il chassait des mouches invisibles. L'homme passe la muselière, puis derrière les oreilles toujours couchées la lanière permettant de fermer le licol. Bibi lève brusquement la tête, tentative de rébellion punie d'une claque sèche entre les naseaux. Hélène regarde la scène, navrée par cette brutalité banale des hommes dont les chevaux sont le gagne-pain. Bibi est redevenu un piteux petit cheval de club, attaché au bout d'une longe abîmée que l'homme lui tend. Elle s'en saisit de manière réglementaire, la main droite à une trentaine de centimètres sous la tête du cheval, le reste de la longe rassemblé dans la main gauche pour éviter qu'il ne traîne, comme on lui a appris.

– Merci.

– Mais de rien. C'est mon travail.

Elle pense que c'est bien là le problème, n'en dit rien, sourit et emboîte le pas à Jimmy, trainant à sa suite un Bibi démotivé.

Même après un pansage acharné, Bibi reste d'une couleur douteuse : la croûte de boue éliminée par l'étrille dévoile un poil d'une curieuse teinte jaunâtre, taché. Pendant qu'elle le brosse, Hélène surveille du coin de l'œil la tête du petit cheval mal aimable, veillant à rester hors de portée de la bouche aux commissures froncées. Par moments, Bibi retrousse ses lèvres ourlées de noir et elle aperçoit ses dents robustes, des dents d'herbivores pourtant, mais redoutables. Elle essaie de ne pas frotter trop fort, de ne pas insister sur les parties osseuses où le contact de la brosse dure est désagréable. D'un mouvement d'oreille, Bibi sait lui faire comprendre ce qu'il apprécie, ou pas. Elle redoute de lui curer les pieds mais, consciencieuse, refuse de sauter cette étape. Elle caresse l'encolure et se laisse glisser contre l'épaule : elle fait courir sa main le long de l'antérieur et, plutôt que de déséquilibrer le petit cheval en s'appuyant contre lui, plutôt que de tirer sur les poils du paturon pour contraindre Bibi à lui donner son pied, elle vient pincer la petite protubérance de corne qui ressort à l'intérieur du genou. Bibi a l'air surpris et, bien que campé sur ses jambes, ne peut s'empêcher de décoller le sabot : il le repose, furieux, l'instant d'après, mais déjà elle le couvre de caresses et sort de sa poche un petit morceau de sucre. Lorsque de nouveau elle se penche et pince la châtaigne, il renâcle pour la forme, puis lui donne son pied qu'elle nettoie aussi rapidement que possible. Le même rituel se répète : caresse, sucre. Bibi décide qu'il ne perd rien à coopérer.

Grimper sur Bibi n'est pas une mince affaire. Hélène enfile à peine la pointe de sa botte dans l'étrier qu'il fuit, pivotant sur ses antérieurs. Elle sautille sur son pied droit, dans un équilibre précaire, la main gauche accrochée à la crinière, les doigts de la main droite enfoncés dans l'arrière de la selle. Il ne lui laisse pas le temps de s'installer et part directement au trot. Il n'est pas confortable, à chaque foulée il la projette quelques centimètres au-dessus de son dos. Elle le laisse faire. Il ralentit de lui-même, passe au pas. Elle le caresse. Il souffle, se détend. Chaque fois qu'un autre cheval s'approche, il couche les oreilles et tente de mordre. Il est attiré par la compagnie de ses congénères, mais soupçonneux. Craignant d'être maltraité une fois de plus, que les hommes aient contaminé les chevaux.

C'est un cours de saut d'obstacles. Des sauts de puce. Un obstacle vertical d'abord, que cinq ou six foulées séparent d'une série de trois autres barres sans foulée intermédiaire. Bibi saute parfaitement l'obstacle isolé, rebondit parfaitement entre le premier et le second de la série, mais refuse systématiquement de franchir le dernier. Il s'arrête, se dérobe à droite, se dérobe à gauche. Le moniteur crie, à la fois sur le petit cheval et sur sa cavalière.

– Mais sers-toi de ta cravache nom de Dieu ! Et pousse-le, tu n'abordes pas l'enchaînement assez vite, il faut de l'impulsion pour faire la ligne en entier. Allez ! Si t'as pas envie, comment tu veux qu'il ait envie lui ? Lâche pas, lui laisse pas de répit !

Elle acquiesce mais n'obtempère pas. Hélène refuse de s'acharner sur Bibi, qui refuse d'effectuer l'exercice. Excédé, Jimmy lui ordonne de descendre de cheval. Il enfourche Bibi, et un sombre ballet commence.

Le petit cheval s'arcboute sous la main ferme qui tient les rênes. Ses oreilles incurvées sont plaquées sur la nuque. Son corps n'est plus que lignes tendues, le dos s'arrondit, la croupe se contracte et l'encolure se ramasse pour mieux résister au bras qui l'attaque pour la faire plier. Jimmy frappe, le petit cheval galope de plus en plus vite et rebondit de-ci de-là, pour se débarrasser du poids qui l'encombre. Il retrouve de sa superbe, et alors qu'elle le regarde il lui offre une vision d'immensités désertiques.

Terres arabes parcourues par ses ancêtres des jours durant. Sur leur dos, comme une excroissance surplombante, des cavaliers dont les jambes et les bras n'asservissent pas mais plutôt complètent les animaux fiers. Centaures magnifiques fendant les sables brûlants. Les rayons du soleil intolérable sur la robe lustrée et la chaleur délirante.

Jimmy frappe, tire, peste, le petit cheval rue, fonce, virevolte. Finalement les jambes, la cravache et la main le brisent. Il aborde la ligne d'obstacles, parfaitement cadencé, effectue un enchaînement parfait. Un sourire vainqueur déforme les lèvres du moniteur. En guise de récompense, il assène sur l'épaule couverte d'écume de grandes claques sonores. Bibi s'échoue au milieu du manège, dans un nuage de sable sale, la bouche blessée par les assauts du mors, ses flancs haletants gonflés puis creusés par la respiration saccadée, les naseaux dilatés au ras du sol, piteux, de nouveau piteux, humilié.

– Remonte, et réessaye.

Hélène pleure de rage mais obtempère. Bibi, à vif, répond au quart de tour, avant même qu'elle presse ses mollets contre les côtes meurtries il galope, tourne et se dirige vers les barres. Il franchit le premier obstacle, puis le second, le troisième... Devant le quatrième, elle le sent se rassembler sous elle. Il détend ses membres et s'arrache de terre, fait un bond trop énorme. Elle s'accroche tant bien que mal à la crinière emmêlée mais ne résiste pas au choc de la réception et passe par-dessus l'encolure. Avant qu'elle songe à protéger sa tête, un sabot du petit cheval la heurte violemment au-dessus du sourcil.

Bibi sent le poids de la cavalière quitter son dos. Les étriers, vidés, cognent contre lui. De son œil gauche, il voit le visage grimaçant de la jeune fille, puis le visage disparaît. Il entend le corps heurter le sable et rebondir. Encore suspendu dans l'air, il se contorsionne pour retomber le plus loin possible de la carcasse inerte. Il sait qu'elle est sous lui. Le sabot de son antérieur gauche heurte quelque chose de dur. Son pied ferré entaille la chair et fend l'os.

Le cri des sirènes stridentes déchire l'air, les gyrophares bleutés tourbillonnent, les roues du brancard sur les graviers et sa structure métallique, qui tremble, produisent un bruit sinistre. Le lendemain, dans le journal local, un article sera consacré à la terrible chute d'une jeune cavalière, piétinée par un cheval fou et laissée pour morte, presque morte en réalité. Le journaliste dressera, méticuleusement, la liste des blessures : un bras cassé, une commotion cérébrale et une plaie au visage, causée par un sabot, qui aurait pu laisser la pauvre petite paralysée. Puis, les questions sans réponse, absurdes, inutiles, destinées à nourrir une polémique stérile : pour quelle raison ce cheval fou, dont on ne pouvait ignorer la dangerosité, était-il utilisé pour les cours, parfois même pour l'initiation des débutants ? Sans aucun doute, le journaliste prononcera sa condamnation : il serait plus prudent d'abattre cet animal, pour éviter qu'un accident si dramatique se produise de nouveau.

Pendant sa convalescence Hélène pense souvent à Bibi. Elle ne parle plus, se réfugie dans le silence. À sa sortie de l'hôpital, elle manifeste le désir de retourner au centre équestre. Sa mère, inquiète, commence par refuser. Puis, devant la persévérance de la jeune fille, dont les seules paroles prononcées expriment le souhait de revoir Bibi, la mère cède. Il fait beau, le soleil brille, sous la lumière bientôt estivale l'herbe pousse et les fleurs envahissent la chaussée. Ses yeux cherchent, mais pas de Bibi.

L'herbe piétinée repousse dans la tranchée circulaire creusée par la marche en rond du petit cheval blanc, cercle d'un vert clair de brins encore chétifs. La porte métallique est béante et le chemin labouré par les roues d'un tracteur dont la trace s'arrête à l'entrée de l'enclos : là, le sol aujourd'hui séché mais quelques jours avant encore boueux est enfoncé par le poids d'un corps lourd effondré, débarrassé, dont le soleil a figé le souvenir en creux. Bibi n'est plus dans son pré.

La semaine dernière, Jimmy est venu le chercher pour une reprise. Le petit cheval blanc charge. Depuis l'accident, l'homme est plus dur encore. Cravache, claques sur la tête, coups d'épaule et coups de pied. Rapidement, le licol est passé et le moniteur tire à sa suite un Bibi piteux. Au moment de passer la porte, un bruit effrayant se fait l'écho d'un danger potentiel et l'esquive du cheval craintif le jette contre l'homme qui chancelle. La punition est terrible, les coups pleuvent, alimentant la peur puis la colère. Elle imagine la réminiscence ultime du sang arabe qui coule dans ses veines. Bibi se rebelle. Elle imagine ses oreilles incurvées rabattues vers l'arrière, sa queue orgueilleuse fouetter l'air, ses sabots fendre un morceau de ciel et son corps cabré vertical. Le moniteur se pend à la longe. Son poids fait perdre l'équilibre au petit cheval blanc. Bibi bascule. Le bruit sourd de sa carcasse affalée qui troue la boue succède au craquement net de sa nuque disloquée contre la barrière de fer.

Jimmy, sale con. Ces hommes à l'air si doux qui se révèlent si durs. Submergé par la rage, incapable de contrôler cet instinct primaire, une colère animale, les coups qui pleuvent, plus rien d'humain, plus rien. Le cheval mort. L'homme brutal derrière le moniteur aimable et dragueur. Le petit cheval mort. Hélène a changé de centre équestre.

 

19. Rupture de barrage

Aujourd'hui, 14h22

Nicolas sort le téléphone de la poche de son jean. L'heure, 14h22, s'affiche en blanc sur la photo en fond d'écran. La dernière fois qu'il a appuyé sur le bouton latéral pour faire s'allumer l'écran, il était 14h19. Pas de nouveau message. Il a coupé la sonnerie et le vibreur. Il a l'impression qu'il a moins de chance de recevoir un message d'Hélène si son portable n'est pas en silencieux, totalement muet et immobile dans sa poche. C'est stupide. Chaque fois qu'il le sort de sa poche, le pincement au cœur, l'espoir que peut-être. Sans sonnerie et sans vibreur, la torpeur du téléphone peut être trompeuse, le rien peut être en réalité quelque chose, un sms arrivé sans un signe. S'il peut sonner et vibrer, le rien n'est tout simplement rien.

Nicolas remonte la rue. Il fait froid, un froid humide qui s'insinue au travers des vêtements par les petits trous des différentes couches de tissus. La rue est en montée. Avant d'y arriver, il a longé le vieux port à marée basse et regardé les quelques bateaux qui paressent sur leur lit de vase. Un groupe d'hommes s'activait sur l'amarre d'un voilier arrimé trop court, suspendu par les aussières qui quelques heures plus tôt, à marée haute, l'avaient maintenu près du quai. Ici, les coefficients des marées sont importants, il y a plusieurs mètres d'écart entre la haute et la basse, parfois le port déborde pour se vider ensuite, et il ne subsiste alors qu'un mince filet d'eau boueuse au milieu. Il arrive que la vase ait un effet ventouse et les coques les plus lourdes restent collées alors que l'eau remonte. Tous les cinq ans, un gros navire métallique vient draguer le port encombré par la boue collante. Le centre-ville est organisé autour du vieux port en forme de U. Sur la rive gauche, lorsqu'on est face à la mer, des restaurants surtout et une vieille minoterie toujours en activité dont le haut portail dégueule des camions Baguépi. Sur la rive droite, le cœur vivant de la petite station balnéaire, les bars, les glaciers, les magasins. En hiver la ville est morte. Les rues sont vides, beaucoup de commerces ferment jusqu'au retour des touristes. En hiver la ville est triste. Il suffit de longer la rive gauche du vieux port jusqu'à dépasser l'avant-port et la digue et de s'aventurer sur la corniche, le chemin des Douaniers qui suit la côte sur plusieurs kilomètres, et de compter les maisons secondaires aux volets clos pour éprouver le vide. En hiver restent les vieux et leurs chiens, et les heureux propriétaires de maisons achetées des années auparavant, avant que l'immobilier soit hors de prix. D'ici les jeunes partent. La ville est jolie en dépit de choix d'aménagements douteux, la ville est calme, mais le maire ne fait pas grand-chose pour les résidents, après l'été et les feux d'artifice hebdomadaire il ne reste plus beaucoup d'argent pour s'occuper des autochtones. D'ici les jeunes partent car ils sont oubliés.

La montée réchauffe Nicolas. Cette rue, la rue principale en quelque sorte, est attifée des ignobles guirlandes qui depuis dix ans au moins décorent les hauteurs de la ville pour les fêtes et longtemps après, histoire de rentabiliser l'investissement peut-être. Ces guirlandes sont grotesques et Nicolas chaque fois qu'il les voit ne peut s'empêcher de sourire tant elles détonnent dans cette ville vieillissante et un peu puritaine. Il ne sait pas, au juste, ce qu'elles sont supposées représenter, mais elles ressemblent à des pénis volants. Il y a d'abord, de chaque côté, ce qu'il imagine être des ailes dorées, pointues aux extrémités et dont la ligne supérieure s'enroule au centre pour dessiner une boule. Les deux boules encadrent un pendentif ovale très allongé qui se balance, entre elles, au gré du vent. Ce pendentif ballottant est rouge. Les palmiers qui bordent la route aussi sont décorés, plein de boules et de guirlandes incandescentes dont la brillance souligne le dépouillement des pauvres arbres, malingres, rabougris, presque crevés sous ce climat trop rude. On est au bord de l'Atlantique, pas en Bretagne, mais presque. Nicolas veut s'arrêter acheter des chocolats mais la petite boutique de son enfance a fermé, remplacée par une agence immobilière. Bientôt, le centre ne comptera plus que des agences immobilières et des coiffeurs, les petits commerces périclitent depuis l'ouverture d'un centre commercial dans la zone artisanale à un gros kilomètre, et ceux qui survivent s'uniformisent, proposent les mêmes marinières, les mêmes tasses frappées de prénoms, les mêmes bibelots inutiles.

La boulangerie sent la farine et le pain chaud. Les baguettes fument. Nicolas achète quatre Tradition et deux Océane, comme sa mère le lui a demandé, ses parents reçoivent des amis ce soir à dîner. Derrière son comptoir, la boulangère a encore rapetissé, le tiroir de la caisse enregistreuse lui arrive sous les seins, tout juste, elle est voûtée et même les yeux derrière les lunettes rondes semblent plus petits. La porte carillonne alors que Nicolas quitte la boulangerie, le souffle chaud le pousse au-dehors et le froid l'aspire, il a froid partout et serre contre lui le pain brûlant. Il croque dans un croûton.

14h34 indique le téléphone. Pas de nouveau message. Nicolas hésite à l'appeler, tout simplement, mais il a peur qu'elle ne décroche pas, et qu'elle décroche aussi. Il ne saurait pas quoi lui dire. Il voudrait faire comme si de rien n'était mais même pour un texto il n'en a pas été capable, J'ai adoré cette soirée il a écrit, n'a pu s'empêcher d'écrire. C'est arrivé. Ça devait arriver. C'était inévitable. Hélène et son désir étrange d'avoir pour ami plus que proche un garçon qui lui plaît, auquel elle plaît, Hélène qui pensait sincèrement qu'il pourrait se contenter de ça éternellement, qu'il la laisserait jouer avec lui, et lui trop amoureux pour lui dire arrête moi je veux plus, trop heureux de satisfaire à cette conception utopique de l'amitié homme-femme, d'être le meilleur ami d'Hélène, de dormir avec elle, de la toucher, de la prendre dans ses bras, de la toucher comme un amant presque, certaines caresses proscrites cependant – pas ses seins, pas ses fesses, pas son sexe – il l'avait eue presque nue contre lui mais pas tout à fait, il l'avait pour toujours puisqu'il était son ami, mais de façon incomplète puisqu'elle était son amie. Il a peur de la perdre après cette nuit. Elle devra choisir. Laurent son homme, Nicolas son meilleur ami, elle pouvait les garder tous les deux. Nicolas n'est pas certain de pouvoir revenir en arrière, se contenter d'elle incomplète alors qu'il l'a eue toute.

Entre eux c'est un coup de foudre presque. Des retrouvailles fortuites, dans le métro parisien, la dernière fois qu'ils se sont vus ils étaient gamins. Dans le tunnel noir le train s'arrête. Il freine fort. Les lumières vacillent, s'éteignent, se rallument, s'éteignent. Se rallument. Le haut-parleur bourdonne, la voix du chauffeur retentit. Panne de signalisation. Trafic ralenti. Autre chose : il semblerait que des pickpockets sévissent dans la rame. Les voyageurs juste avant indifférents se jaugent. Ils vérifient la bonne fermeture de leur sac. La vieille femme soulève de terre un caniche grognon, le pose sur ses genoux, l'entoure d'un bras protecteur. Sait-on jamais. Les vieux scrutent les jeunes. Les jeunes détournent les yeux, ils n'ont rien à se reprocher, se sentent un peu coupables pourtant, sans raison aucune. Les ni vieux-ni jeunes surveillent les vieux. Hier soir, la télévision diffusait un documentaire sur la délinquance des personnes âgées, un phénomène en augmentation constante. Contrecoup de la crise. Audience record. Émergence de nouveaux suspects. Suspicion généralisée.

Nicolas observe ces gens qui se surveillent et ça le fait sourire un peu jaune. Adossée à un strapontin, une jeune fille lit. Le train redémarre et quitte le tunnel noir. Il semble à Nicolas que le métro avance plus vite que d'habitude, comme pour rattraper son retard. Il ne sait pas si c'est possible. Il ne sait pas comment cela marche, si le conducteur à la moindre emprise sur la vitesse du véhicule, si tout est automatisé, s'il peut appuyer sur l'accélérateur, si son rôle consiste seulement à actionner de gros boutons « marche » puis « arrêt ». La prochaine station. Un freinage violent, encore. Nicolas accroché à la barre métallique tourne autour de sa main cramponnée, le corps entrainé par la brutalité de l'arrêt. Il décide de s'asseoir. Encore trois stations, et puis le bout de la ligne. Il n'y a plus grand monde.

Il prend la ligne 8 tous les jours, pour se rendre au travail. Certains visages reviennent, récurrents. Ces traits connus font partie de son paysage. Il remarque inconsciemment les absences, qui modifient le dosage subtil de cette foule d'inconnus familiers : cinquantenaires blasés, jeunes actifs encore motivés, étudiants mal réveillés, retraités assis observant les passagers debout, à l'aise car dans leur bon droit, ne se levant pour rien au monde même aux heures de pointe. Les vendredi après-midis, période de RTT, et les vacances scolaires sont particulièrement déconcertants : son trajet quotidien est vidé de ses habitués, que des touristes inédits remplacent. Alors Nicolas se sent intrus.

Aujourd'hui, il y a cette jeune fille, c'est la première fois qu'il la voit, et le lendemain aussi elle et là, et les jours suivants. Nicolas la regarde. Directement d'abord, puis dans le reflet de la vitre. C'est plus discret. Elle est brune, plutôt grande. Lorsque la rame se vide, elle s'assoit. Les jambes croisées, la droite agitée d'un tic nerveux qui fait sursauter un pied habillé de vieilles bottines en daim marron foncé. Il n'arrive pas à saisir la couleur de ses yeux dans le vague. Noisette peut-être. Elle fixe le rien à travers la vitre du métro, sans le voir, perdue dans ses pensées. Du noir, des murs sombres qui défilent, les taches de couleurs des outils abandonnés le long des voies par les employés de maintenance, les tags pas encore effacés, soudainement un autre métro qui surgit dans le sens inverse et une impression de vert-blanc mélangé qu'accompagne un sifflement aigu, puis le noir encore. Le train freine fort et klaxonne. Un autre train lui répond, les deux machines se croisent à vitesse réduite. Nicolas imagine que peut-être à cet endroit précis, le croisement est délicat : le virage un peu plus serré qu'ailleurs balance les wagons de gauche et de droite, le convoi s'incline et les rails grincent. Nicolas imagine que peut-être l'écart entre les deux véhicules est trop petit pour qu'ils puissent se croiser sans ralentir, leur brinquebalage chaotique risquant de les projeter l'un contre l'autre. Les passagers râlent, titubent. Dans le reflet de la vitre le regard de la jeune fille croise celui de Nicolas. Il détourne les yeux, croit saisir un sourire, s'en veut de le laisser sans réponse.

Il regarde le pied agité et la vieille bottine fatiguée, encore et encore. La nuit il rêve de kilomètres parcourus, de bars fréquentés, de danses et de courses, de pieds agressifs écrasant le bout abîmé, de mains d'hommes ôtant la bottine – des mains qu'il imagine innombrables – pour descendre les collants, la culotte, toucher au but. Ou pas, la bottine toujours au pied, la jupe relevée sur les hanches, les cuisses rondes enserrant un bassin étroit, un bassin d'homme, avec au bout les pieds chaussés qui tressautent. Des corps se fracassant l'un contre l'autre. Ces étreintes bestiales, bien qu'imaginées, le blessent. La femme est toujours la même, chaque nuit ses traits s'enrichissent des regards furtifs lancé lors du trajet quotidien, sur la ligne 8. L'homme qui la possède est sans identité, multiple et unique, sans visage, chacun et personne. Ce n'est, en tout cas, jamais Nicolas. Il est jaloux. Il lui en voudrait presque.

Nicolas n'a pas reconnu Hélène. L'inconnue du métro, dévisagée chaque jour. Un soir, elle traverse le wagon pour s'asseoir à côté de lui. À peine installée elle parle, d'une voix hésitante, Nicolas ? et surpris il répond oui c'est moi. Il n'a encore jamais entendu sa voix, ou plutôt si, des années auparavant, la voix n'a presque pas changé. Il la regarde Hélène c'est toi ?, pose une question mais sait déjà. Elle pose sur lui des yeux verts. Sous les traits affinés, il retrouve le visage en chantier de la gamine un peu ronde, s'étonne qu'elle soit si belle et ne peut s'empêcher de le dire tu es devenue tellement belle. De lui elle pense la même chose. Deux gamins, à présent un homme et une femme. Elle a des seins, des jambes longues et des fesses rondes par-dessus, il a des épaules larges et une barbe mal rasée, la mâchoire carrée, elle l'a reconnu à ses yeux noirs.


– Mince, mais qu'est-ce que tu fais ici ? Je te vois tous les jours, depuis quelque temps. Et le pire c'est que je te regarde. Je me dis cette fille est super jolie mais il a fallu que tu parles pour que je me souvienne.

– J'habite près de l'arrêt Félix Faure. Je suis à Paris depuis mon bac, mais j'habitais dans le 18e avant.

– On est presque voisin alors, j'habite à l'arrêt d'après.

– Il faut que je descende... Tu bois un verre ?

– Avec plaisir.

Hélène n'aime pas la bière. Nicolas insiste pour qu'elle goûte, c'est une bière particulière, une bière du Nord, ambrée, forte, pas une de ces merdes en canettes. Elle trempe ses lèvres dans la mousse, lève le grand verre et aspire une petite gorgée. Elle fronce les sourcils, secoue la tête c'est dégueulasse, Nicolas rigole on dirait mon chat quand je lui colle une peau d'orange sous le nez, il plisse les yeux comme s'il était ébloui, comme toi, tu ressembles à mon chat tu as les mêmes yeux un peu hypnotiques. La lèvre d'Hélène est décorée d'une moustache moussue que Nicolas essuie du pouce. Il peine à croire que c'est elle. Elle peine à croire que c'est lui.

– Tu te souviens on prenait notre bain ensemble.
Nicolas raccompagne Hélène jusqu'en bas de chez elle. Elle lui dit au- revoir sur le pas de la porte et disparaît dans le noir. La lourde porte se referme, dans un instant le clic va retentir et il sera trop tard, il n'a pas regardé le code. Il la bloque du pied et se précipite, Hélène sursaute lorsque les doigts de Nicolas se referment sur son poignet. Il l'attire à lui, contre son torse il y a ses seins et par le manteau qu'elle a ouvert il glisse ses mains sur la taille et dans le creux du dos. Quelques secondes elle se laisse faire. Et puis Nicolas non... Je t'ai pas dit, je suis désolée, j'habite chez mon copain, il m'attend là-haut...

Nicolas et Hélène passent les deux années qui suivent à se voir souvent, et à se louper. Elle est avec Cédric, il est célibataire. Elle est célibataire, il est avec Marie.

14h37. Ses aussières sectionnées au couteau, le voilier repose sur la vase. Nicolas aussi était attaché court, tirait sur ses aussières et crac. Les aussières ont lâché, il est parti à la dérive. Hier Hélène si près de lui et son désir refoulé refoulé refoulé comme une lame de fond qui finalement déferle. Hélène sous la vague, recouverte et remplie. Le souvenir le réchauffe et l'effraie. Hélène allongée sous lui qui semble dire oui, et non, et oui, il ne sait pas, il n'a pas su, il ne sait plus, il s'est posé la question puis l'a éludée, non, oui, elle n'a rien dit. Et aujourd'hui, à 14h39, le silence d'Hélène gangrène Nicolas. La possibilité de la perdre. Son amant son ami plus que proche il s'en moque. Il sera ce qu'elle veut. Ne pas la perdre.

 

20. Bribes

Question indiscrète

– Qu'est-ce que ça changerait, si on couchait ensemble toi et moi ? Est-ce que ça changerait quelque chose ? Tu m'aurais vue différemment si le jour où on s'est retrouvés je t'avais fait monter chez moi et qu'on avait fait l'amour ?

– Je sais pas. On est amis, là. Peut-être qu'on aurait pas pu devenir amis comme ça si on avait couché ensemble. On aurait été ensemble, ou pas, et puis ça ce serait terminé, ou pas, on aurait été amants avant d'être amis.

– Mais est-ce que tu m'aurais jugée ?

– Est-ce que tu aurais baissé dans mon estime tu veux dire ? Non, je ne crois pas. J'en crevais d'envie, si tu veux tout savoir.

– Si on couchait ensemble on saurait absolument tout l'un de l'autre. Comment tu es quand tu fais l'amour, c'est la seule chose que j'ignore encore. Comment tu es, quand tu fais l'amour ?

– Furieux.

 

21. Se laisser atteindre

Laurent

Dans sa chambre Hélène s'habille avec soin. Elle remonte avec précaution le collant le long de ses jambes, l'instant est critique, il craquera si elle tire trop fort. Elle enfile une robe noir, échancrée dans le dos. Elle maquille ses yeux, un peu de mascara simplement, rougit sa bouche. Ses yeux lui semblent éteints, le vert est terne, la pupille recroquevillée. Elle y lit la peur, juste la peur, elle se concentre pour modifier la densité de son iris, retrouver ses yeux de chats. Elle rajoute du mascara, jette un œil au miroir, se trouve belle et presque pas changée. Ça dépend de moi, juste de moi, la tête que je tire et la merde que je ressens elle pense il ne tient qu'à moi de ne rien laisser paraître que tout cela ne laisse pas de trace que ÇA ne compte pas que ÇA ne soit jamais arrivé en somme.

Depuis presque toujours Hélène aime plaire. Dans les yeux des hommes elle se regarde. Prend formes. Le désir dans leurs yeux c'est vivre un peu, exister pour quelqu'un, même un instant. Perdue, elle se retrouve dans leurs bras. Son corps, objet palpable, les doigts dessinent ses limites et parfois les forcent un peu. Elle a mal, il lui fait du bien, elle a peur, il la fait jouir, l'important c'est d'être vivante contre le corps étranger qui la heurte.

La première fois, la ruelle derrière la boîte de nuit, elle garde un goût amer, subsistent des bleus et le tiraillement au creux du ventre, la sensation d'être blessée à l'intérieur, que l'homme l'a ouverte avec son sexe, abîmée. Et puis elle apprend à connaître, ce que c'est qu'une queue. Elle aime ce mot, « queue », qui claque. Les queues la fascinent. Pourtant la première fois, celle du type de la boîte de nuit, Hélène ne la touche pas, ne la voit pas, la sent simplement au fond de son ventre, qui la déchire et puis dégueule, après sur ses cuisses il y a le sang en traînées mélangées de foutre. Du coup, quand Hélène deux ans plus tard déshabille le suivant, elle regarde inquiète le tissu déformé du boxer. Deux prend la main d'Hélène et la pose juste, sur la raideur chaude qui palpite au contact, elle a l'impression de toucher l'homme au cœur, elle peut compter les battements répercutés dans le bâton de chair vibrant à chaque pulsation. Elle découvre la queue de Deux. Droite et fière, parée de sa veine bleutée en relief. Elle passe de longues minutes à l'effleurer de bas en haut, des testicules au frein, le sexe tressaute et se colle à la paume, animé d'une vie propre et avide de caresses, comme le chat qui vient frapper la tête au creux de la main pour qu'on le câline plus fort. Hélène tire, tord, goûte, lèche et mord, les yeux rivés à la queue de Deux, les mouvements calés sur son souffle. Elle est invincible, la queue de l'homme entre les mains dans la bouche entre ses cuisses au plus profond. Deux bande pour elle, ça la rend liquide. L'homme repu endormi, elle le contemple et s'étonne du sexe placide, le corps jeune et sec aux muscles nécessaires sous la peau mais en bas du ventre ciselé les poils et le sexe mou qui repose dessus, vidé, presque ridicule. Pas de raison d'avoir peur. Gourdin lance poignard matraque pieu calibre dard, la queue n'a de l'arme que l'apparence momentanée se dit Hélène. Elle n'a plus peur.

Avec Trois, Quatre et Cinq, le loup débusqué, elle s'amuse des certitudes. Comme ils sont fiers et sûrs, nus sur elle, comme ils se croient forts, investis du pouvoir de la faire jouir avec leur queue qui serait la clé, du pouvoir de la salir comme si leur queue aspirée par son ventre avait la faculté de souiller tout en restant étanche à la souillure. Hélène se moque et s'amuse de ces petits garçons élevés dans le culte de l'organe viril, rendus souverains par ce qu'elle voit comme un criant aveu de faiblesse, brandi en évidence juste au milieu, cette queue dure et fragile, capricieuse, qui parfois refuse de s'ériger ou décharge trop vite, qui les fait frissonner implorer couiner comme des filles. Hélène se moque et s'amuse, mais ne veut aucun mal. Elle passe de Cinq à Six et Sept. Elle a aussi au creux des reins cette brûlure, au milieu du corps cette faille affamée, elle rêve de les engloutir tous, tous ceux qui lui plaisent, de Un à Mille, leur faire du bien, savourer avec eux avant l'envie pendant consommée après comblée.

Hélène comprend vite qu'elle n'est pas une fille bien. Ils lui font une « réputation ». Ré-PUTE-ation. C'est une rumeur dans l'air du lycée. Un matin, les œillades discrètes, les murmures sur son passage, le dédain des filles, la lourdeur des garçons, rien de clairement exprimé mais une atmosphère palpable, un nuage oppressant la surplombe l'entoure où qu'elle aille. C'est ELLE. La salope. Qui a couché avec Machin, Truc et Bidule. Machin s'en est vanté. Truc a dit mais moi aussi. Bidule a rétorqué je parie que je peux me la taper. Les filles sont jalouses. Les garçons graveleux mais excités. Attraction-répulsion. La salope, la baisent, puis sortent avec Amandine ou Clémence, des filles bien. Elle sourit jaune, relève la tête. Qui sont-ils ? Des numéros. Elle compte, parfois s'arrête sur un numéro qui vaut la peine. Joue à la loterie. Elle a le temps.

Hélène comprend vite qu'on lui reproche d'être chienne. L'animal qui sommeille sous le vernis policé des convenances. La lycéenne appliquée la journée puis presque sans transition la chienne à quatre pattes qui appelle le mâle de tout son être et n'aspire qu'à être remplie. De ça, elle s'étonne toujours, comme il est facile de passer de l'humanité à la bestialité alors que le chemin inverse est délicat. Il y a les derniers mouvements de bassin, plus lents, la rage s'écroule, et puis parfois le départ précipité pour échapper à la honte de s'être laissé aller, ou les baisers et les caresses légères, les paroles décalées Tu as commencé la dissertation de philo ? Tu as entendu parler de cet attentat à Bagdad ?

Avec Laurent, c'est tout naturel. Leur première nuit coule de source. Hélène est chatte qui minaude, louve qui se dérobe, lionne en chasse, chienne en rut, juste pour lui se donne, et c'est nouveau, Hélène chatte louve lionne chienne pour quelqu'un. Au petit matin il reste et en redemande. Hélène n'a pas joué, elle a tout montré à l'homme lové dans son dos, le nez dans ses cheveux. Tout montré, et il a tout pris, ce drôle de pack, la jeune femme intelligente qui lit beaucoup et la furie sens dessus-dessous, les deux en même temps parfois lorsqu'il la prend au dépourvu, enfouit la tête entre ses cuisses alors qu'avachie sur le canapé elle lit Claude Simon, continue de lire lis à voix haute je veux t'entendre. Les phrases interminables de La Route des Flandres qu'elle ponctue de sa respiration trépidante. Hélène fait l'amour comme un animal sauvage, vite, avec acharnement et pragmatisme. Elle éprouve de la fierté à faire jouir l'homme puis à jouir de lui, c'est son initiative, Hélène connaît les rouages de son plaisir et l'expliquer à l'autre serait une perte de temps, impliquerait de se revoir. Ça ne l'intéresse pas. Elle aime les corps d'homme d'un amour narcissique, nourri des différences d'avec son corps à elle, là moelleux ici dur, là rond ici carré. À l'homme, elle prend toujours quelque chose, un orgasme ou l'espoir d'un, elle a le pouvoir, il lui arrive de s'en aller sans finir ce qu'elle a commencé.

Laurent lui apprend la durée. La première nuit ouvre un champ de promesses. Sur le canapé du salon, ils regardent un film qu'Hélène ponctue de baisers. Elle a faim mais Laurent se soustrait à sa bouche, répond à ses baisers mais sa langue trop sage la nourrit à peine. Pour Hélène les films ne sont jamais qu'un prétexte, regarder un film avec un garçon c'est mettre un peu les formes avant de toucher au but, faire la civilisée. Avec Laurent, elle aimerait faire différent, elle ne sait tout simplement pas comment s'y prendre. L'envie monte, il y a le film beaucoup trop long, mais captivant, et leurs corps tout proches qui se collent et décollent, l'accord tacite d'attendre la fin, les mains qui se cherchent et nouent l'à venir. Le générique sonne le glas. L'envie dévore Hélène, J'ai envie de toi elle dit et pense, pas juste envie mais envie de Laurent qui lui résiste un peu. Les hommes cèdent souvent si vite qu'ils ne lui laissent pas le temps de s'échauffer. J'ai envie de toi, elle comprend, la signification, le corps de Laurent à parcourir, ses réactions à déchiffrer, toutes ces choses qu'elle imagine lui faire. Dans le noir de sa chambre, c'est marrant parce qu'Hélène n'ose pas, ses lèvres effrontées plus tôt sont douces et réservées, ses mains pendantes. Cette première nuit avec Laurent, elle fait l'amour par mimétisme, plagie les gestes et les caresses. La pulpe de ses doigts parcourt des kilomètres sur la peau de Laurent, enregistre les textures. Le dru des joues, le front perlé de sueur, les lèvres fendillées, le cou palpitant, le torse clairsemé, les bras granuleux à l'arrière, l'aisselle enivrante, le pli du coude fragile, les imperceptibles fissures des fesses causées par la croissance, le ventre et sa ligne de poils sombres jusqu'au sexe, et la queue qui condense les textures, rugueuse et veloutée, grenue et lisse.

Laurent est chien, aussi. Mais jamais que, jamais longtemps, homme-chien quand il fait l'amour, centaure étrange, loup-garou amoureux. En Hélène il aime la femme et la chienne, les multiples facettes. Il la respecte même chienne. Elle comprend qu'à quatre pattes, la croupe tendue, elle est femme, chienne elle est femme, parce qu'elle se donne et veut donner, parce qu'avec Laurent ils font bien plus que le strict nécessaire, elle ne sait quel mot poser là-dessus, érotisme peut- être. Avant Laurent, déjà elle refusait en bloc l'idée qu'une queue puisse la souiller mais comprenait que chienne on puisse la considérer indigne de respect, déblatérer, se vider en elle puis s'en aller. Elle s'en moquait, ces hommes étaient des numéros, pas plus humain qu'elle dans l'amour, un tas de chair qui donnait à Hélène la certitude d'être vivante, sa version du cogito ergo sum. Avec Laurent, c'est sa pulsion de vie qu'elle déverse aussi, mais elle saisit la nuance entre l'impératif biologique du taureau sur la vache et l'humaine contingence de Laurent sur Hélène.

Avant Laurent Hélène était toute-puissante, les hommes croyaient l'avoir mais c'était parce qu'elle le voulait bien. Certains hommes pensaient la souiller, dégrader, profaner, avilir, déshonorer, dépraver, polluer. Ils s'imaginaient laisser leur marque, au creux des reins. Les yeux jaugeaient et soupesaient. La bouche crapahutait. Le sexe fourrageait pour conquérir ce qui ne leur appartiendrait jamais qu'en ces minutes fugaces. C'était sans importance. Le sexe était une chose insignifiante. Avec Laurent Hélène a compris que faire l'amour c'est se laisser atteindre. S'ouvrir et laisser l'autre entrer, au fond du ventre et jusqu'au creux de l'être.

Laurent photographie Hélène. Juste avant l'amour, tout pendant, juste après. Quand elle se déshabille, sort nue et ruisselante de la douche, le matin écarte le drap qui la cache. Laurent photographie Hélène vulnérable. Sur la photo, une brune, debout, penchée, assise, allongée, les cheveux rangés ou fous. Les joues plus ou moins rouges. Une épaule ronde, les plis de la taille, un sein. Et toujours le regard, c'est ce que Laurent veut saisir, le regard, la nudité et face à la présence de son grand corps à lui la conscience qu'a Hélène de sa vulnérabilité, reflétée dans ses yeux.

Hélène ne comprend pas cette lubie. Elle ne voit sur les clichés qu'une jeune femme qu'elle habite. Les clichés lui rappellent des moments, Laurent dans l'encadrement de la porte de la salle de bain, elle tend le bras vers la serviette qui sèche et l'aperçoit, un peu surprise, son homme l'appareil photo vissé à l'œil, elle a un sursaut clic immortalisé. Laurent lui dit c'est ça ce qu'il veut, l'instant, cet instant impossible à saisir à l'œil nu, que la photographie fige. C'est ce qu'il voit sur la photo, sa femme abandonnée, nue face à lui si fort, sa femme de bon gré vulnérable, ce corps sur lequel elle lui laisse tous les droits, ces yeux ouverts chemin jusqu'au trognon de son âme.

Sur la photo parfois un morceau de Laurent. Debout sur le lit, ses pieds encadrent la taille d'Hélène étendue. Sur la photo parfois il est absent et présent, on ne le voit pas, pourtant il est là, la bouche d'Hélène entrouverte chuchote encore trahit les doigts enfoncés dans le corps qui s'étale sur le papier glacé. C'est toujours Hélène, jamais que, c'est Hélène face à Laurent, c'est Hélène comme elle se donne.

Nicolas ? Elle ne sait pas. Elle essaye de se souvenir. À quel point s'est-elle ouverte, hier ? Ses cuisses son ventre. Ses yeux ? Pénétrée, jusqu'où. Jusqu'où s'est-elle laissée toucher. Quel pouvoir lui a-t-elle octroyé. Jusqu'où lui a-t-elle permis d'entrer. L'a-t-il atteinte.

 

22. Bouleversement. Jeux de mains

Hier, 21h44

Pom-pom-pom-pom, font les pas du chat sur la dalle du salon. La télévision jette des flashs dans l'obscurité. Pâris se frotte au pot du gros papyrus, lape l'eau croupie. Le canapé est déplié. Le chat se dresse, jette un œil. Le plaid déformé par les corps qu'il recouvre. Pâris s'étend sur la dalle tiède. Cette partie de la maison, récente, est chauffée par le sol et propice aux siestes félines. Il observe l'écran mouvant. Un bruit le fait sursauter, il bondit sur le canapé et se faufile sous le plaid.

Pâris est allongé dans l'interstice entre les corps, proches sans se toucher. Il fait chaud. Ça sent bon, l'odeur rassurante d'Hélène et celle du garçon, nouvelle mais agréable. Pâris fait la jonction entre les corps. Plus haut, il voit la main d'Hélène, posée sur le ventre qui respire. Il remonte la cuisse jusqu'à la hanche, tapote de la tête, appelle la main. Hélène caresse le chat, lisse et ébouriffe le poil épais. Pâris ronronne, s'allonge sur le flanc, colle son dos au corps d'Hélène, épouse les courbes, et des pattes pétrit le corps de l'homme au travers du pull.

Deux mains le caressent. La main d'Hélène, longue, fine et froide. La main du garçon, plus large et chaude, plus lourde et forte. Le corps de Pâris vrombit du bout de la queue au museau.

Les mains s'occupent moins bien du chat. Quelque chose a changé, dans les caresses et dans l'air. Les doigts d'Hélène sont imprécis, son toucher brouillon. La paume du garçon irrégulière, lisse le pelage et s'envole, Pâris la sent en suspension occupée à autre chose et quand enfin elle retombe elle est distraite, semble prendre appui sur le petit corps chaud pour s'envoler encore. Le chat lève la tête et regarde son ventre. La main d'Hélène est crispée, sous la peau fine il voit les tendons saillants. Hélène appuie fort soudain, cache ses doigts dans les poils épais. Au-dessus la main du garçon tellement plus grosse, ouverte, plane comme un aigle, pique et frôle la main d'Hélène qui frémit. Le pouce du garçon s'attarde sur la peau fraîche, s'immisce au creux de l'index pour effleurer la paume. Le chat se redresse, donne un coup de nez pour décrocher cette main vorace, quémande sa part de caresses. Le garçon gratte, sous le menton, le chat se jette en arrière heureux, la main va et vient du menton du chat aux doigts d'Hélène, qu'elle saisit soudain et serre fort.

 

23. Un rêve

Aveugle et sourd

Une autre nuit, un autre rêve, le matin un vague souvenir, un malaise sans objet, et puis le détail qui fait déclic et le songe se recompose. Dans son rêve, elle n'habite plus seule. Elle est en colocation avec Nicolas, dans son petit appartement, 20m2 sans compter la mezzanine.

Le studio est au rez-de-chaussée sur une rue passante, c'est l'ancienne loge de la concierge, régulièrement on sonne chez Hélène pour déposer un colis, demander une information l'appartement de madame Blomet s'il-vous-plaît qu'elle ne détient pas. Parfois, on toque à sa fenêtre pour qu'elle ouvre la lourde porte qui donne sur la rue, ça l'exaspère d'être ainsi dérangée alors qu'elle est chez elle, protégée du dehors en principe. Le soir elle ferme ses volets le plus vite possible, la fenêtre ouverte sur la rue c'est un trou dans son intimité, une faille dans laquelle s'engouffrent certains passants je peux venir boire un verre tu m'invites chez toi. Le petit appartement est entre deux portes à code, celle qui de l'extérieur permet de pénétrer dans le hall où s'alignent les boîtes aux lettres, celle qui permet d'accéder aux étages. Tous les habitants de l'immeuble transitent dans ce sas, les portes sont lourdes et claquent et font trembler les murs, Hélène s'y est habituée, les bruits s'intègrent à ses rêves, explosion accident de voiture chute de pot de fleurs.

La plupart de ses voisins ignorent la présence d'un studio derrière la grande porte en bois à double battant, juste à droite en entrant, ou s'en fichent, ils parlent à toute heure du jour et de la nuit, chantonnent, marchent fort, font tomber leurs clés, jettent les bouteilles en verre lorsqu'ils quittent leur chez eux à minuit pour aller danser. Une fois même, la salope du dessus, premier étage gauche, a le cul tellement brûlant qu'elle n'attend pas d'avoir monté la volée de marches jusqu'à chez elle pour se faire troncher. Hélène entend les mots chuchotés viens chez moi monte humhum et les bruits de ceinture gling-gling la boucle qui cogne le bois en rythme, coup de bassin gling coup de bassin gling, ils baisent contre sa porte et tétanisée Hélène attend que ça se passe. Le mec ne cède pas aux supplications de la salope du dessus, il part sans avoir fini, elle remonte chez elle, lâche ses clés qui s'écrasent sur le parquet, ferme lourdement sa porte, marche avec ses talons, pisse bruyamment, comme tous les soirs, sale conne. Les soirs où la salope du dessus ne dort pas seule, Hélène est condamnée à la chasteté, elle ne peut pas faire l'amour alors que l'autre par-delà le plafond couine couine couine, plaisir tellement couiné qu'il sonne feint.

Il y aussi madame Luquet, gentille mais insupportable et terriblement stéréotypée, veille dame un peu à la ramasse, beaucoup trop bavarde et toujours au mauvais moment. Hélène, en raison de la situation de son petit appartement, est particulièrement exposée au risque de discussions interminables et insensées vous savez n'hésitez pas à crier si vous avez un problème avec les jihadistes ont sait jamais et puis la nature nous avertit ça se voit les tsunamis tout ça ça veut dire attention alors une autre planète vous savez les figures dans les champs oui les Aliens sont parmi nous.

Il y a encore un clochard qui passe plusieurs fois par jour devant la fenêtre en chantant oyyyyyyiôooooo. Et ces gens qui s'adossent au rebord, juste derrière le double-vitrage, Hélène voit le haut de leur crâne au-dessus du film plastique flouté qu'elle a collé sur les carreaux. D'autres contemplent leur reflet dans la vitre, assez opaque de l'extérieur, il faut focaliser derrière pour remarquer les détails de l'appartement, certains se recoiffent sans rien voir, Hélène adore l'expression surprise gênée de ceux qui soudain distinguent le décor et elle qui cuisine, lit, regarde la télévision, tape à l'ordinateur.

Derrière la fenêtre sur rue c'est le salon, tout meublé Ikéa excepté le meuble escalier en teck, acheté d'occasion, qui permet de grimper sur la mezzanine : une table pliante pour gagner de la place (elle sert aussi de bureau), des étagères remplies d'habits suspendues au mur, l'échelle de la mezzanine transformée en rangement pour les chaussures, un meuble télé surmonté d'un gros coussin rouge en guise de canapé et devant un tapis fatigué sur lequel elle s'allonge pour regarder la télé, Arte comme NRJ12 selon l'humeur. Face à la fenêtre sur rue, de l'autre côté du salon, l'entrée de la cuisine sans porte : une table fixée au mur qu'on peut plier, deux plaques électriques et le frigo en- dessous qui souffre de la chaleur, un évier minuscule, des placards rouges suspendus, un petit four électrique posé sur un support haut sur le mur, une cafetière six tasses, un cuit-vapeur. Au fond de la cuisine, toujours dans l'alignement de la fenêtre sur rue, la salle de bain qui ne ferme pas non plus, ramassée, carrelée de haut en bas, les toilettes au milieu et la pomme de douche au-dessus, si bien qu'on peut se doucher assis, en faisant pipi-caca.

Lorsqu'elle emménage, Hélène fait très attention à renvoyer une belle image aux gens qui de l'autre côté du double vitrage pourraient la voir. Ne pas se promener nue. Ne pas se balader dans ce vieux pyjama ignoble qu'elle affectionne. Aux premières heures du jour être maquillée coiffée. Correspondre à la jeune fille apprêtée qu'elle est lorsqu'elle sort. Elle a l'impression d'être en représentation perpétuelle. Elle se donne en spectacle. Doit faire attention au moindre détail pour contrôler son personnage, la jeune fille échevelée débraillée c'est réservé à ses proches, sa famille, Laurent, parce que cette jeune fille échevelée débraillée elle est fragile, accessible, vulnérable. La fenêtre sur rue neutralise toute spontanéité. À force, ça la gonfle. Ne pas parler trop fort on pourrait m'entendre s'habiller dans la douche on pourrait me voir ne pas végéter en pyjama le facteur pourrait sonner. Elle ne cherche pas à décrypter les hurlements des voisins, à observer la femme en peignoir de l'immeuble d'en face. Ce sont les autres, dehors, qui doivent faire attention à ne pas la voir, respecter sa bulle. Merde. Elle commence à vivre comme au vingtième étage, comme si son horizon était le ciel les oiseaux, les nuages.

Mais bon. Le petit appartement est bien. Pas trop cher. Le quartier, sympa. Pour une étudiante, seule, c'est pas si mal. Dans son rêve pourtant ils sont deux. Le rêve commence la nuit, sa vessie pleine la réveille. Vaporeuse, pas tout à fait extraite du sommeil, Hélène repousse la couette, l'air frais lui tombe dessus et elle frissonne. La descente l'avive un peu, les marches sont hautes et récemment elle a changé le meuble escalier d'orientation, ses réflexes tardent à se réajuster, il faut qu'elle réfléchisse pour ne pas chuter. Tout est voilé, elle ne reconnaît pas grand- chose mais sait qu'elle est chez elle, sait où elle va, n'hésite pas. Elle n'allume pas. Sa vessie s'allège comme par magie alors qu'elle est debout dans la cuisine, le pied droit sur la petite marche qu'il faut franchir pour accéder à la salle de bain. Elle a froid et sommeil, s'apprête à remonter. Elle se retourne. Dans l'entrée de la cuisine, à l'emplacement de la porte absente, Nicolas se tient. Debout, appuyé de l'épaule contre l'encadrement. Elle n'a pas peur, au début, parce que Nicolas est son colocataire, elle n'est pas étonnée de le voir là, c'est normal, il habite ici. Elle se demande s'il dormait avec elle, là-haut, s'il est descendu pour boire un verre d'eau par exemple. Elle ne se rappelle pas la chaleur d'un corps près d'elle, elle ne se rappelle pas l'injonction inconsciente à ne pas prendre trop de place, qui lorsqu'elle dort avec quelqu'un la fait rester de son côté, partager l'espace. Il fait plus clair tout à coup. Nicolas est habillé, il porte un jean, une chemise blanche, une veste de costume, le jean dégueule sur ses pieds nus. Ses cheveux sont en bataille, aplatis d'un côté comme par l'oreiller, et c'est ce contraste qui surprend Hélène, les cheveux désordonnés, les pieds nus, mais le jean la chemise et la veste. Tout est si silencieux, le silence est ouaté comme s'il avait neigé dedans, le sol est glacé sous les pieds d'Hélène et la table sur laquelle elle a posé la main. Elle demande à Nicolas pourquoi il est habillé dormir avec un jean c'est si désagréable mais sa voix ne sonne pas, elle l'entend dans sa tête mais c'est bien tout, le silence est si épais que les mots qu'elle prononce sont comme rejetés dans sa gorge. Nicolas est figé, ne comprend pas. Alors elle s'approche et ses pieds lui font mal, durcis par le froid le choc des pas ébranle ses jambes des orteils à la hanche, elle a peur qu'ils se brisent en petits éclats de chair gelées et coupants, elle s'approche et pose ses mains sur le torse, à l'endroit des poches mais la chemise n'en a pas, elle remonte sur les pectoraux et fait tomber la veste des épaules. Nicolas ne bouge pas. Il suit les mains des yeux, simplement. La veste glisse et quitte le bras droit alors que le bras gauche toujours appuyé au mur la retient, elle pend. Hélène s'intéresse aux boutons de la chemise, le premier le second, tout ce qu'elle veut c'est que Nicolas soit bien, sans ces habits qui l'entravent. Et puis elle croise son regard. Et c'est là qu'elle a peur, parce qu'il a les yeux doublement noirs, les iris noirs et par-dessus une ombre noire. Elle a peur qu'il ait mal compris, mal interprété, il n'a pas bougé, la veste pend, il ne dit rien, les mains à plat sur son torse elle le pousse, elle veut passer, retourner se coucher, c'est un grand garçon après tout il n'a pas besoin qu'elle s'occupe de lui. C'est comme s'il avait grandi, il sature l'espace, devient la porte presque, fermée à double tour, elle pousse de toutes ses forces mais la porte est blindée, elle implore laisse-moi mais Nicolas est aveugle et sourd, elle essaye de l'atteindre cherche la pupille mais tout est noir, elle n'a rien à quoi se raccrocher, elle ne peut même pas le regarder dans les yeux. Une larme perle, roule sur la joue d'Hélène et mouille la commissure de ses lèvres, les yeux opaques (ou vides, elle ne sait pas) de Nicolas suivent la goutte salée, s'arrêtent sur la bouche, fixent la bouche avec intensité. Le pouce et l'index de chaque main réunis se referment sur les poignets d'Hélène. Ces anneaux de chair scellent la fin de l'histoire. Il ne la laissera pas dormir.

 

24. Chagrin d'enfant

Aujourd'hui, 16h

Hélène court, l'air froid inspiré fort déchire ses poumons. Elle respire n'importe comment, par le nez et la bouche, pour continuer à courir encore un peu, un peu plus loin. La route est mouillée, le ciel chargé d'humidité glacée, Hélène en nage sous ses vêtements absurdes, la robe, le collant, les bottes à talons, la veste en cuir trop légère, Hélène brûlante dans l'hiver. Le soleil éclaire peu et chauffe mal, déjà bas sur la mer sombre tachée du blanc des vagues moussues. Hélène vivante dans l'hiver, dans sa bouche la salive épaissie qu'elle peine à avaler entre deux essoufflements, sur la langue le goût métallique du sang, sa peau en exsude l'odeur. Elle se tord la cheville, encore trois foulées et s'arrête, claudique. Elle a chaud et froid, son front en sueur et ses mains gelées. Sa cheville lancinante. Son corps délimité par l'onde de chaleur qu'il exporte, les 38 degrés d'Hélène dans les 2 degrés d'un février océanique. La mer est noire par temps morose. L'hiver tue les couleurs. Le gris du goudron, le vert foncé des buissons, le marron crade du chemin des Douaniers, par-delà la mer insondable. Hélène refroidit et se fond dans l'atmosphère. Son corps réchauffe l'air environnant, l'air environnant travaille à la refroidir. Elle sait qui gagnerait, à la longue, elle sait qu'au bout de la nuit elle serait aussi froide que le dehors, qu'allongée dans l'herbe elle finirait par l'engraisser. Pas plus résistante que les autres, pas plus immortelle. Une fille triste, une de plus. À cause d'un garçon, ou de deux, d'une incertitude. C'est bien tout.

Hélène traverse un trou dans la végétation, puis une arène herbue dont le vert tendre crache l'espoir. Sept marches taillées dans la roche permettent de descendre jusqu'à une avancée de falaise, en contrebas une crique de sable et de coquilles polies. Ce bout de rocher accueille les fugues d'Hélène adolescente. D'ici, on ne voit pas la ville, simplement le sable et l'eau, au loin une île par temps clair et les silhouettes des bateaux. Le vent souffle toujours un peu et couvre les bruits des hommes, les voitures et les voix. Plus jeunes encore, Hélène et Nicolas jouent ici, à Robin des Bois caché au cœur de la forêt, à Robinson Crusoë loin de la civilisation. Ils apportent sur leur île des provisions qu'ils dissimulent sous des branchages, du thon en boîte, des pommes de terre qui ne tardent pas à germer, une bouteille d'eau, volés dans les cuisines de leurs maisons. Ils mangent le thon, Nicolas se risque à croquer dans une pomme de terre crue, c'est mauvais, les enfants décident de planter les tubercules restants et délimitent sur leur île un petit champ qu'ils débroussaillent et clôturent de bâtons. Ils arrosent leurs plantations à l'eau de mer. Boivent de cette eau salée qui leur donne envie de vomir. La font s'évaporer pour récupérer le sel. Au soleil, ils étalent des algues, il paraît que c'est comestible. Un jour, horrifiés, ils constatent qu'ils ne sont plus seuls à connaître cet endroit, quelqu'un a débarqué sur leur île, piétiné le champ de patates, laissé sur le sol des canettes vides, des canettes de bière, la même que boit le papa de Nicolas. Les enfants reconstruisent, jour après jour, leur île détruite avec obstination par des plus grands qui, nuit après nuit, dévastent. Nicolas et Hélène organisent la résistance. Un soir, en catimini, ils s'échappent de leurs petites chambres, rendez-vous au calvaire qui relie leurs deux rues. Ils lancent cailloux, terre, lessive, font aboyer le gros chien tenu en laisse, puis s'enfuient. Le lendemain, l'île est dévastée, il faut reconstruire encore mais les nuits suivantes les colons ne reviennent plus, Hélène et Nicolas plantent des carottes, mettent au chaud sous un amas de feuille deux œufs subtilisés dans le réfrigérateur dans l'espoir qu'ils éclosent, avoir une poule et un coq, un élevage de poulets, des œufs à foison qu'ils feront cuire dans l'eau de mer. Et le miracle opère, un jour un oiseau sur leur île. Pas une poule, non, un goéland piteux à l'aile brisée. L'oiseau est peureux. Les enfants commencent par le nommer, Gaétan, parce que ça rime et qu'il a l'air d'être un garçon. Hélène prépare à Gaétan une mixture à base de mie de pain et de croquettes pour chat détrempées, mélangées à du jaune d'œuf et un peu de miel. C'est ce que sa maman concocte aux oisillons qui chaque année tombent des nids perchés dans les grands arbres du jardin, des pigeons ramiers ou des merles souvent, des bébés affamées qui au bout de quelques heures ouvrent grand le bec à la vue des humains qui les ont secourus. Gaétan mange tout seul, timidement d'abord, puis avec voracité. Le goéland se remplume mais son aile reste traînante et s'atrophie. Il parade sur l'île, son aile blessée à sa suite, semble content lorsque les enfants arrivent, se laisse finalement caresser. Puis disparaît. De nouveau, l'île dévastée, les canettes, et quelques plumes de Gaétan. Nicolas et Hélène veulent croire que l'oiseau s'est enfui. Ils descendent sur la plage, scrutent le sable à la recherche d'une trace... Il n'y en a pas. Ils frappent à la porte de la maison perchée au-dessus de la crique, demandent au vieux monsieur s'il n'a pas vu un goéland apprivoisé avec une aile cassée, leur goéland, et le vieux monsieur dit que non, et les enfants sont tristes. Leurs âmes optimistes veulent croire au miracle, Gaétan remis qui vole au-dessus de l'océan et pèche pour se nourrir, il reviendra du poisson plein le bec. Les jours passent, Gaétan ne revient pas et l'île pue de plus en plus. Gaétan n'est jamais parti, Nicolas et Hélène le retrouvent sous le tas de feuille entre les œufs éclatés, les œufs pourris puent, Gaétan mort pue. Le champ de carottes stérile devient la tombe de Gaétan. Dans un petit trou difficilement creusé à mains nus, les enfants enterrent le corps supplicié et les poignées de terre qu'ils jettent sur l'oiseau assassiné étouffent leur innocence. Sur l'île, ils n'y sont plus retournés ensemble.

Sur l'île, Hélène y retourne seule quelques années plus tard pour savourer ses chagrins adolescents. Ici où Gaétan le goéland est mort tous les chagrins sont légitimes, il n'y a pas d'adulte pour minimiser il n'y a pas mort d'homme.

Sur l'île, Hélène y retourne aujourd'hui sans trop savoir pourquoi. Des détritus jonchent le sol, des jeux d'enfants il ne reste plus rien que le souvenir et ses yeux s'étonnent de redécouvrir l'endroit, réinvesti par d'autres, transformé en QG pour prendre l'apéro et fumer à l'abri des parents. Tout lui semble plus petit. Hélène regarde et se rappelle, ici c'était leur lit, là le garde-manger, ici la « chambre » de Gaétan, là sa tombe. Hélène creuse la terre gelée à mains nues, casse ses ongles pour profaner la sépulture de Gaétan. Les larmes brouillent sa vision, il ne reste rien de l'oiseau, pas même le bec, pas même un os fragile, pas même le rachis d'une plume. Rien ici ne rappelle l'enfance, Hélène enfant, Nicolas enfant, leur amitié enfantine, il ne reste plus rien que le souvenir, pollué. Hélène cherche frénétiquement, soulève les pierres, arrache l'herbe, éparpille les feuilles. Quelque chose auquel se raccrocher. Elle trouve une plume, une belle plume blanche qu'elle coiffe entre son pouce et son index, de bas en haut. Elle dépose la plume dans la tombe de Gaétan, jette la terre par petites poignées, enterre l'oiseau une seconde fois. Et Nicolas, leur amitié enfantine. Sur le monticule frais, elle plante une petite croix bancale construite avec deux branchettes et un long brin d'herbe. Les larmes coulent sur ses joues.

Hélène se demande si elle est une adulte, une femme. Si elle le deviendra jamais. Depuis toute petite elle a l'impression que les adultes éprouvent les choses différemment, qu'endurcis ils ressentent moins fort. Les adultes relativisent, les adultes sont rationnels, les adultes ne pleurent pas la mort d'un pauvre goéland, les adultes s'aiment de façon raisonnée, les adultes s'émeuvent pour la forme des malheurs du monde. Légalement, Hélène est adulte, elle a passé l'âge, elle est responsable d'elle-même, bravo. Mais en elle la vie et ses aléas résonnent toujours aussi violemment, un rien l'ébranle, elle vacille. Elle pleure pour la mort d'un chaton qu'elle n'a pas pu sauver, elle pleure devant les films tristes, elle pleure d'amour, elle pleure devant les informations et leurs mauvaises nouvelles. Elle renifle. Hélène a besoin de ressentir, pour être vivante. La tristesse, la douleur, le froid, le plaisir, la remplissent. Comblent son vide. Certains adultes lui semblent a demi-morts. À genoux face à la croix de fortune, Hélène ne sait pas très bien ce qu'elle ressent. Les pulsations dans ses doigts frigorifiés et éclatés. Les aspérités du sol sous ses rotules. Le vent qui pique sa peau au travers des vêtements. Le grondement de l'eau. Le sel des larmes sur sa langue. La sueur qui sèche et fige son visage. Et puis, toujours, elle essaye de se souvenir. À quel point s'est-elle ouverte, hier ? Ses cuisses son ventre. Ses yeux ? Pénétrée, jusqu'où. Jusqu'où s'est-elle laissée toucher. Quel pouvoir lui a-t-elle octroyé. Jusqu'où lui a-t-elle permis d'entrer. L'a-t-il atteinte. S'est-elle laissé atteindre. L'a-t-elle voulu. L'a-t-elle refusé. L'a-t-il forcée. Les mots se heurtent. Les sensations ressurgissent. Réminiscences. Confusion. La chaleur. Le parfum. La main sur sa bouche et le goût d'une peau. Le poids. Sa propre inertie. Et le mutisme. La conscience de sa vulnérabilité. Le souffle rauque. La sidération. Le ventre dur contre son ventre tendre. Le râle. Son corps qui la trahit, accueille le corps étranger, vibre. Son corps qui semble dire oui, déconnecté de la tête où tournent tempêtent les mots prisonniers. Non. Non. Non. Arrête. Non. S'il-te-plaît, non, ne fais pas ça... Tu vas tout gâcher.

 

25. Fin de partie

Hier, 21h44

C'est Hélène qui mène le jeu. C'est Hélène qui a inventé le jeu. Nicolas s'y est pris. C'est un jeu agréable. Agaçant à la longue. Interminable. Dans le salon obscur, le cul dans le canapé et la tête d'Hélène sur son épaule, Nicolas scrute l'écran, voit sans regarder, les images se succèdent et les dialogues sous-titrés, il entend sans comprendre. Il pense à tout autre chose. C'est la fin de partie.

Il n'a jamais été jaloux des numéros d'Hélène, de ces prénoms évoqués, de ces réalités ébauchées, jamais il n'a imaginé le flou des corps mêlés, il a suivi tout ça de loin, il a attendu que ça se passe, il a passé le temps dans d'autres bras. Il a attendu son tour, persuadé que son tour viendrait et serait le dernier, grappillant au gré des maux d'Hélène les savoirs qui lui permettraient d'être le dernier. Il sait ce que reproche Hélène aux numéros, pourquoi elle passe de l'un à l'autre, pourquoi parfois elle est quittée. Il sait qu'il resterait quand les autres s'en vont. Il sait. Il est patient. Il s'abreuve de l'amitié d'Hélène, écoute, parle, touche, apprend à la toucher. Elle aime les mains dans les cheveux, les doigts très légers sur la peau, les bras qui serrent fort, les yeux qui la font femme. Il est prêt. Mais Laurent fait obstacle. Laurent n'est pas un numéro. C'est Laurent ou lui. Il le sait. Il se sent trahi, quelque part, si longtemps sous le nez d'Hélène qui voit plus loin que le bout, trop loin, ailleurs. Énervé de ne pas oser, de ne pas outrepasser ce qu'elle concède, prendre le bras plutôt que la main. La prendre tout court. Il sait qu'elle aimerait ça. Mais Laurent fait barrage. Nicolas pourrait tout gâcher, dire au rival qu'il n'est pas trompé, pas encore, presque. Lui raconter comme ils se partagent Hélène, au fond, comme elle dort contre lui, comme il la caresse, comme elle se confie, le mettre en colère, révéler la face obscure de l'homme jaloux. Hélène devrait choisir. Mais Laurent a des arguments. Nicolas n'est pas sûr d'être choisi. Ils ne sont pas sur un pied d'égalité, Laurent bénéficie de la reconnaissance du ventre, cette complicité nouée l'un dans l'autre. Nicolas scrute l'écran. Il pense à tout autre chose. Gagner la partie.

Nicolas se souvient des jeux d'enfants. Robin de Bois, monter aux arbres, le bain. Leurs corps d'enfants dans l'eau tiède, si peu différents à l'époque, l'impudeur de leurs explorations curieuses. Nicolas se souvient la séparation, la mutation de son père et le départ, la silhouette d'Hélène floue et rapetissant dans la vitre arrière de la voiture qui s'éloigne. Ils ont grandi chacun de leur côté. Ils se sont oubliés. Nicolas se souvient le choc des retrouvailles. La voix d'Hélène, grave, changée mais toujours cette intonation timide, une fébrilité, un tremblement subtil. Les yeux verts. Et par-dessus ces persistances de la petite fille du bain, le reste, la jeune femme, un corps désormais si différent du sien qu'il devine sous les vêtements, qu'il recompose par la mémoire des corps jusqu'ici serrés. À la terrasse du café où ils s'installent pour boire un verre, Nicolas s'interroge, observe Hélène éclairée par le soleil. Il fait l'inventaire des transformations, cherche l'enfant connue dans la femme qu'il découvre. Il n'y a décidément que la voix, et les yeux, quoique les yeux aussi ont changé, ils sont verts toujours mais teintés d'autre chose, toute la féminité de la nouvelle Hélène se reflète dans les iris, la démarche féline, l'ondulation du corps planté sur les jambes, la cambrure du dos, le galbe des seins et la sensualité de la bouche teintent les yeux de la certitude d'être désirable. Ils restent longtemps, le soleil décline sur le visage d'Hélène, la nuit habille ses traits d'ombres joueuses. Dans la ruelle, jusqu'à chez elle, il la suit. La nuit est sombre, la lune un croissant fin là- haut, Hélène invisible apparaît soudain dans le halo du lampadaire puis s'évanouit. Les immeubles dégueulent des brassées de géraniums rendus gris. Il fait tiède et humide, le goudron exhale l'odeur de la pluie d'été juste tombée, alors qu'ils s'apprêtent à sortir du café, une averse qu'ils regardent derrière la baie vitrée avant qu'Hélène ne se rue dessous, les gouttes accrochées dans ses cheveux et au bout de son nez. Ils marchent sous la pluie quelques minutes et le ciel se calme, Hélène lui dit qu'elle aime marcher sous la pluie même en hiver, et l'été l'odeur du goudron chaud que la pluie refroidit à peine. Le goudron scintille sous les lampadaires, des pots de géraniums suintent de minces filets qui rebondissent sur le sol, coulent en travers du trottoir et se perdent sous les voitures. Le chemin semble long, comme toujours les itinéraires qu'on ne connaît pas, l'arrivée va surgir mais quand, c'est l'inconnue du nombre de pas encore à faire qui donne l'illusion de la longueur, Nicolas sait qu'au retour la route lui paraîtra plus courte. Hélène s'arrête devant une grande porte en bois, compose le code, bloque le battant avec son pied. Dans l'obscurité les yeux qu'elle pose sur Nicolas sont gris.

Il s'approche et se penche, elle l'embrasse sur le joue puis disparaît dans l'embrasure, une seconde et il la suit, l'attrape, la faiblesse du poignet entre ses doigts, le frémissement du corps qu'il contraint à s'arrêter. Ils sont seuls dans un grand hall, la porte en bois les sépare de la rue, une porte vitrée donne accès à l'ascenseur et aux étages, ils sont seuls dans un entre-deux, ni dedans ni dehors, ils hésitent, entre deux eaux. Hélène exhale la pluie d'été, la manche du gilet que Nicolas sent au creux de son pouce est mouillée, au creux de son pouce il sent aussi le pouls d'Hélène et il a l'impression que son cœur bat vite. Il s'approche jusqu'à confondre leurs chaleurs. Elle dit non. Elle ne peut pas. L'autre, derrière la porte en verre, là-haut, dans l'appartement où elle ne l'invite pas. La vulnérabilité du poignet toujours entre ses doigts, et sa taille, il la domine d'une tête, et ses épaules larges, de son corps tout entier il pourrait s'abattre sur elle, la clouer au mur, la faire plier. Mais il s'éloigne. Dit qu'il comprend. La violence animale en un éclair recouverte par le vernis de son éducation. Sa sauvagerie, à peine esquissée, contenue. Nicolas se détache et s'en va. Sur le trajet du retour, il réfléchit à ce que lui a dit Hélène, j'aime marche sous la pluie même en hiver je suis trempée j'ai froid partout je me sens vivante, lui aussi se sent vivant d'éprouver, son cœur qui trépigne comme un abruti, le bas de son ventre lancinant, les contours de son corps dessinés par la proximité du corps d'Hélène, sa main vide désormais, le corps qu'il trimballe la plupart du temps sans y penser se rappelle à lui, j'existe, je vis, je bande.

Un jour il y a un an Nicolas reçoit un appel de la police, c'est son grand- père, il faut aller le chercher, il a été pris la main dans la sac au Bricomarket du village, il a volé une poignée de porte et quelques clous. Son grand-père à soixante-dix-sept ans, professeur à la retraite, pas sénile, Nicolas s'inquiète de ce drôle d'événement, au poste Papi semble à l'ouest, sourire béat et regard vide. Nicolas s'excuse, le policier réprimande Papi comme on gronde un enfant, Papi hoche la tête. Dans la voiture, Papi s'anime. Ce n'est pas la première fois qu'il vole des bricoles et il recommencera pour sûr, il n'en fait rien mais subtiliser ces petits objets insignifiants pousse son adrénaline, il a la trouille de se faire gauler, s'il a peur c'est qu'il n'est pas mort, pas encore. Nicolas imagine son grand-père, sa vie de petit vieux réglée par le pilulier, le tac-tac incessant de la vieille horloge et les coups qui sonnent les heures, la grande maison vide et les souvenirs attachés à chaque chose, le temps qui s'écoule lentement, les jours les nuits, le doute qui s'installe, suis-je encore vivant ? Comment le saurais-je si j'étais mort ? et Papi qui prend sa canne et sort, rassuré par le chien du voisin qui lui aboie dessus, mais pas tout à fait les chiens sentent les fantômes, il faut claudiquer jusqu'à l'épicerie, se frotter aux gens, dérober un paquet de biscuits et ressentir un peu, éprouver pour reprendre possession de ce corps qui meurt. Papi lutte comme il peut contre la mort à laquelle il n'échappera pas, ce n'est pas glorieux, de voler des poignées de porte, jeune Papi a vécu fort, il a connu la guerre, s'est caché dans la forêt, il connaissait la forêt par cœur mais les Allemands l'ont trouvé, les Allemands avaient des chiens et des voitures et des armes, Papi simplement ses jambes et ses bras pour grimper. Puis Papi a rencontré Mamie, et ça aussi c'était fort nom de Dieu, qu'elle était belle cette grande brune aux yeux pâles, aperçue dans le train pour aller à la ville. Papi s'était mis à prendre le train tous les jours, sans oser lui parler, à la ville il attendait sans avoir rien à faire le train du soir. À l'époque il travaillait de nuit et ces journées d'errance le privaient de sommeil, il avait l'air malade ce grand dadais dégingandé aux cernes noirs. Papi n'arrivait pas toujours à s'asseoir près de Mamie, il était jaloux des hommes qui lui adressaient la parole, du contrôleur même qui la regardait en coin en poinçonnant son billet. Mais le 18 octobre 1955, Papi s'en souvient comme si c'était hier, il avait pu s'asseoir près d'elle et épuisé s'était endormi sur son épaule. Ils ne se sont plus quittés. Ensuite les enfants, le ventre rond de Mamie que les petits pieds déforment de l'intérieur, ça aussi c'était fort, nom de Dieu. Et puis la vie. Vieillir, s'y résigner, vieillir à deux, se nourrir d'avant et dériver doucement, se regarder et se sourire au souvenir d'un instant fort. Mamie qui meurt, Papi qui pleure, fort, fort, fort, Papi qui meurt avec sa femme, Papi qui survit seul jusqu'à ce que... Alors, les poignées de porte, les paquets de biscuits. Nicolas écoute son grand- père d'habitude si solennel et muet, débordé soudain dans la voiture qui le ramène du commissariat par une diarrhée verbale intarissable, Nicolas rallonge le trajet, s'éloigne du village, prends des chemins détournés pendant que Papi raconte. Un an plus tard son grand-père est en maison de retraite et c'est la fin, doucement.

Vivre fort, c'est ce qu'elle lui fait, Hélène, à Nicolas. L'odeur de la pluie d'été sur le goudron chaud, Nicolas dans la nuit, le ventre troué d'envie. Ce soir- là, elle dit non, le jeu commence, il s'y prête parce qu'il se sent vivant.

Le cul dans le canapé, la tête d'Hélène sur son épaule, Nicolas se repasse le film de leur amitié louche. Hélène la jeune femme dit peut-être avec ses yeuxmais c'est Hélène la petite fille qui sollicite son amitié. Entre deux adultes en âge de consentir, une amitié enfantine, l'utopie d'Hélène. Et elle le sait, puisqu'elle ne prend plus de bain avec lui, ne remue pas sous son nez ses fesses nues, elle le sait, flirte avec les limites. Dort dans ses bras, caresse son dos, se presse contre son torse, pose la tête sur son épaule pour regarder un film, se déleste de son pantalon qui la serre. Elle le sait, mais ce désir contenu rend le jeu possible, l'ambiguïté la rassure, autorise leurs corps presque enlacés, cette proximité qui serait gênante, prêterait à confusion, avec n'importe qui d'autre. L'équilibre est précaire mais Nicolas le connaît. Le non du premier soir est une règle tacite, non je ne veux pas que ça se passe entre toi et moi, avec toi je veux moins, et plus, puisque tu ne partiras jamais si on réussit le pari de cette drôle d'amitié. Derrière le non il y a la peur de la solitude, vertigineuse à vingt ans lorsque heurtés à un autre corps, soudés à lui, imbriqués, les jeunes amants découvrent que cette fusion charnelle n'est qu'illusion, on leur a vendu du rêve, être l'un dans l'autre c'est être seul à deux, chacun de son côté quoique un peu confondus le temps du va-et-vient, tu voudrais que l'autre te pénètre jusqu'aux confins de l'âme tu t'ouvres tu t'écartèles mais il reste sur le seuil, il y a ce sexe en toi il est dedans mais il y a encore sa peau ta peau qui vous séparent vous êtes étanches, tu vois je comprends ces fous qui reçoivent le sida comme un cadeau un don ultime parce que l'autre dans toi il te modifie, pour toujours, et je commence à croire qu'il y a qu'une putain de MST qui peut faire ça. Hélène est terrifiée à l'idée d'être seule tout en sachant que c'est irrémédiable, se fracasser contre un corps d'homme lui donne la certitude d'exister, mais l'homme qui la baise est prompt à disparaître et avec lui l'illusion d'être deux, d'être nous. Les yeux de Nicolas qui suintent l'envie bridée et l'amitié du Nicolas petit garçon, c'est tout ce qu'Hélène veut, bien sûr ils ne font que se frôler, vivre de concert, mais jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Nicolas veut plus.

 

26. Godiche

Alex

C'est un pré-adolescent, il a treize ans, c'est le fils de Paul et Nathalie, des amis des parents d'Hélène, il s'appelle Alex, Hélène ne l'a jamais vu. Il est brun, un peu rond, une bouille banale en transition, pas fini. Difficile de dire s'il sera mignon, plus tard, son physique est incertain, sur le fil, il peut s'affiner se muscler grandir comme s'empâter grossir du nez pousser tordu. Hélène en est au même point, elle a onze ans mais les filles grandissent plus vite, elle fait presque la même taille qu'Alex et mentalement parlant, ils s'accordent bien, ils sont lunatiques, étonnamment matures et pitoyablement stupides l'instant d'après. Passés la première heure durant laquelle timides ils se jaugent, ils s'entendent comme larrons en foire. Alex reste trois jours. Ils dorment ensemble dans le vieux grenier refait, parlent des heures jusqu'à tard dans la nuit, sortent le gros chien qu'ils doivent tenir à deux tant il tire fort sur la laisse, rigolent comme des bossus, font des bêtises qui se terminent bien.

Hélène et Alex promènent le gros chien le long de la côte, tout à coup le gros chien s'énerve lâche un gros OUAF et ses cinquante kilos projetés vers l'avant déséquilibrent les enfants qui lâchent tout, le gros chien traverse la route, de l'autre côté il y a une vieille dame et son petit roquet, le gros chien ouvre sa grande gueule et attrape le petit roquet qu'il secoue furieusement de droite et de gauche en grognant. La vieille dame crie mon chien lâche Pipou laisse mon Pipou tranquille grosse brute ! et au bout d'interminables secondes le gros chien libère un Pipou groggy mais sauf. La vieille dame est furieuse. Hélène est surprise que son gros chien placide puisse montrer les dents mais elle explique à la vieille dame furieuse que c'est de bonne guerre, Pipou chaque fois qu'il passe devant la maison hurle à la mort sur le gros chien qui dort de l'autre côté du grillage, le gros chien se venge de toutes ces siestes interrompues, c'est normal. La vieille dame s'éloigne en pestant, Alex et Hélène se marrent comme des baleines. Le lendemain, Pipou fait moins le fier quand il passe devant la maison, la queue entre les pattes Pipou se tait.

Le soir du 14 juillet, Alex et Hélène cachés sur le balcon au premier étage lancent de l'eau et des cailloux sur les badauds venus regarder le feu d'artifice en bas de la rue. De l'autre côté de la porte de la chambre d'amis qu'ils ont fermée à clé, les parents tambourinent les enfants je vous promets vous allez le regretter, les passants sont mécontents, l'un deux rentre dans le jardin il veut corriger lui-même les sales gamins, les papas d'Alex et Hélène s'énervent faut pas pousser le bouchon non plus c'est pas dramatique des gravillons et trois gouttes hun et le râleur s'en va sans demander son reste, les papas sont de sacrés morceaux. Alex et Hélène ne sont même pas punis, à peine réprimandés, les parents ont bu trop de vin et se souviennent nostalgiques de leurs conneries à eux, quand ils étaient gamins tu te souviens c'était pire pour le coup ça aurait vraiment pu mal tourner on avait des carabines et on plombait les culottes de la grosse voisine !

Hélène et Alex apprennent à faire de la planche à voile. Hélène n'est pas très douée, la voile trop lourde qu'il faut sortir de l'eau la fatigue, elle passe davantage de temps dans l'eau que sur la planche. Alex la regarde de la plage, les parents sont étendus sur le sable. Ils passent l'après-midi sur la petite crique qui longe la digue, tout près de l'entrée du vieux port. Hélène se démène mais le courant l'entraîne, avec sa planche, jusqu'au bout de la digue puis de l'autre côté, si bien qu'elle finit posée dans la vase qui fait ventouse, c'est marée basse, coincée, elle ne peut pas descendre elle s'enfoncerait, blesserait ses pieds sur les coquilles enfouies. Alex et les parents, sur la cale de mise à l'eau, agitent les bras, c'est inutile mais ils ont l'impression de faire quelque chose. Alex court jusqu'à la capitainerie, Hélène constate que la planche doucement creuse son trou dans la boue odorante. La capitainerie est fermée. Heureusement, le barbu du catamaran à quai est sur son bateau, il lance une aussière à Hélène et du bord, aidés des papas, il tire fort pour désembourber la godiche. Hélène est toute sale. Sur le chemin du retour, pour la première fois, Alex et elle s'enguirlande : c'est qu'il se moque franchement, Hélène est susceptible et ça la vexe, la vexation passée elle pouffe aussi de sa maladresse et les voilà bras dessus bras dessous.

Alex repart avec ses parents, il voudrait rester plus longtemps, c'est impossible il part en colonie, ils se reverront l'été prochain sans aucun doute.

Alex et Hélène ne se revoient que quatre ans plus tard. Il a dix-sept ans.

Elle a quinze ans. Ils ont bien changé. Hélène a hâte de revoir son copain, elle garde de lui un bon souvenir. Elle appréhende un peu, tout est plus compliqué quand on grandit, surtout à cet âge lorsque le corps encombre. Allongée dans le hamac, en maillot de bain, elle attend. Le gros chien aboie, les pneus de la voiture crissent sur le gravier, les portières claquent. Hélène ne reconnaît pas Alex, Alex peine à reconnaître Hélène. Elle voit les épaules carrées et la mâchoire aussi, Alex devenu carré, il voit Hélène toujours ronde mais différemment, ici et là, où il faut, où il poserait ses mains. Le jeune homme et la jeune femme tentent de retrouver leurs repères, se remémorent leurs quatre cents coups, promènent le chien mais désormais ils sont assez forts pour le faire marcher au pied. Ils longent la digue et Alex ose une blague, Hélène se défend elle s'est améliorée, elle est sûre de gagner s'ils font une course de planche à voile. Les parents ces innocents les laissent dormir ensemble, au grenier, comme il y a quatre ans, mais c'est bien assez long quatre ans pour changer la teneur d'une amitié estivale, insuffler dans les jeunes têtes des envies qui colorent les gestes, d'autant plus dangereuses que la proximité des enfants d'il y a quatre ans rapprochent les corps aujourd'hui. Au grenier, Hélène et Alex regardent un film et c'est peut-être en raison de ce qu'il se passe ce soir-là que plus tard, pour Hélène, les films ne peuvent qu'être un avant- goût, une mise en bouche, un préliminaire, ils regardent un film enfouis sous la couette, ils ont trop chaud mais la couette permet les effleurements faussement fortuits. D'abord, leurs genoux, la pointe des pieds, le bout des doigts. Le film s'efface, couvre le bruit de leurs bouches qui s'aspirent. Ensuite, la paume sur les fesses, les lèvres à la pointe des seins, les bas-ventres frottés l'un contre l'autre mais le tissu entre eux, la main sous le tissu de la culotte, la culotte enlevée. Hélène s'endort heureuse, impatiente des jours suivants, de leurs jeux d'enfants la journée, la planche à voile la plage le gros chien, de leurs jeux d'adultes la nuit venue, faire s'épouser leurs corps. Mais le lendemain matin, Alex l'ignore. Le reste du séjour, Alex et Hélène ne sont plus copains. La nuit venue, Alex se vide les couilles. À la lumière du jour, Hélène n'existe plus.

 

27. Péripétie. Jeux de vilains

Hier, 23h40

Pâris s'est endormi. Ses pattes arrière sont parcourues de soubresauts. Il rêve qu'il chasse, peut-être. Les corps qui bougent autour de lui bercent son sommeil, le matelas déformé à chaque mouvement l'envoie de gauche et de droite. S'il ouvrait les yeux, il verrait les deux mains nouées, sur son ventre chaud, la grande main carrée envelopper la longue et fine, le pouce s'attarder dans la paume, remonter l'index, redescendre jusqu'au creux qui le sépare du majeur.

Jeu d'adolescents. Nicolas l'apprend à Hélène. C'est un après-midi peu avant qu'il déménage avec ses parents. Son cousin lui a montré un nouveau truc, il est tout excité de ce nouveau savoir, ce pas en plus dans la cour des grands. Il sait pourquoi les grands se tiennent la main. Nous aussi on se tient la main rétorque Hélène qui pense au rang par deux, pour rentrer dans la classe ou aller en promenade. Oui mais les grands se tiennent pas la main pareil, c'est un code, ils font croire que c'est gentil que c'est pour pas se perdre et en fait ça veut dire plein plein de trucs t'imagines même pas mon cousin m'a tout raconté trépigne Nicolas. Il ordonne à Hélène de se lever, prenant son rôle d'initiateur très au sérieux, puis se place à côté d'elle et lui prend la main. Il explique déjà les grands ils se tiennent la main en mettant les doigts entre leurs doigts et force Hélène à écarter les siens pour s'intercaler dans les interstices. Puis, du pouce, il lui chatouille la paume. Hélène glousse. Nicolas lui jette un regard méprisant, vexé, tu ne comprends rien, c'est un code qui veut dire j'ai envie de toi. Hélène n'est pas certaine de savoir ce que cela signifie, j'ai envie de toi, elle sait que c'est une expression d'adultes qui met en branle des choses dont elle n'a qu'une très vague idée, de l'ordre de papa sur maman, faire « han han ». Nicolas, le pouce au creux de sa paume, la gratouille et sourit, fier comme un coq, elle se sent un peu cruche, privée d'un savoir apparemment fondamental, elle pourrait lui demander des explications mais elle est orgueilleuse. Elle joue celle qui a tout compris.

Le pouce de Nicolas s'attarde dans sa paume. Il caressait le chat, d'abord. Pâris venu se mettre entre eux, Pâris s'immisçant entre leurs corps et faisant le lien. Nicolas aime les chats. C'est sans arrière-pensée qu'il lisse le poil de celui-ci.

Leurs mains se croisent sur l'animal ronronnant, leurs mains s'effleurent c'est inévitable, mais d'abord pas gênant. Puis un basculement, l'équilibre est rompu, il semble à Hélène que Nicolas caresse davantage sa main que Pâris, désormais. Et lorsqu'il caresse Pâris, elle a l'impression étrange que c'est elle qu'il veut atteindre, elle qu'il veut toucher, à la façon dont il applique sa main sur le chat, sensuelle soudain, et le petit corps chaud répercute les ondes, elle sent les doigts de Nicolas sur elle. Elle retire sa main. Il vient la chercher. Elle ne résiste pas. Il la dépose sur le chat qui s'étire, l'enveloppe, et puis le pouce, sur la paume, qui va et qui vient, qui va, et qui vient.

On a déjà dormi ensemble l'un contre l'autre moi dans ses bras sans jamais qu'il ne se passe rien c'était pire que ça en vrai j'étais pas très habillée lui non plus et toute la nuit rien rien enfin il avait envie peut-être et moi je ne sais plus je ne pouvais pas c'est surtout ça mais il n'a rien tenté il sait que je ne peux pas il sait la limite si je dis non il arrête, si je dis non, il arrête, là ma main dans sa main c'est insignifiant un jeu d'enfants il doit se demander si je me souviens et oui je me souviens c'est ça qui est étrange il sait que je sais il sait que je n'oublie rien mémoire d'éléphant il sait que je vais comprendre qu'il a envie de moi mais après tout c'est pas méchant si je dis non il arrête je peux bien lui laisser ma main. Elle le laisse faire.

Pâris a froid soudain le plaid s'est envolé et son dos est privé de la chaleur d'Hélène. Elle s'est levée. Le chat s'assoit et la regarde qui s'éloigne, dans le couloir. Il baille. L'homme est toujours allongé. Pâris lui donne un coup de tête, ronron dos rond. L'homme le flatte distraitement. Il se lève à son tour, fait le noir sur la télévision puis quitte la pièce. Pâris soupire, regarde alentour. Il descend du canapé et trempe le museau dans un pot de fleurs, lape l'eau stagnante. Une feuille pend, il la malmène de la patte, ça ne l'amuse pas. Il trottine à travers le salon, traverse la cuisine puis la salle à manger, félicite l'homme de n'avoir pas fermé la porte qui donne sur les escaliers et entreprend de grimper les marches, joyeusement, son gros ventre tanguant de gauche à droite. Arrivé à l'étage, il se frotte à la rambarde, du museau à la pointe de la queue déjà il ronronne, à l'idée de la suite, la chambre d'Hélène, dormir avec sa maîtresse. Mais la porte est close. Il gratte. Rien. La porte est close.

 

28. Basculement. Franchir le seuil

Hier, 23h48

Vulnérable, dans sa chambre d'enfant. Hélène n'aime pas cette chambre. Elle n'a pas toujours dormi ici. C'est une vieille maison, retapée par le père. Les murs ont plusieurs centaines d'années, lorsqu'ils emménagent ils sont crépis de gris dehors, dedans tendus de vieilles toiles décorées de scènes de chasse, fond beige et dessins rouges. La maison est pleine de poussière et de souvenirs, la vieille dame qui l'habitait est morte avant d'avoir vendu les meubles, chaque pièce déborde d'années finies, crache par sa porte des moments d'hier qu'Hélène imagine. Elle veut garder le lit à baldaquins, un lit massif tenturé de vieux rose au matelas mou et rebondissant. La mère refuse, la vieille dame est morte dans le lit à baldaquins, il faut le vendre à un antiquaire ou le jeter. À pas feutrés la nuit venue Hélène glisse jusqu'au débarras, au fond du couloir, le lit attend. Le lit l'accueille, elle se pelotonne dans le creux vestige du corps érodé. La tenture de vieux rose désuète transforme la lumière en une obscurité organique, le tissu inégalement usé, ici presque transparent là épais et lourd, déchiré par endroit, donne aux rayons de la lune la consistance et les aspérités d'une chair morte. La nuit avance, Hélène s'enfonce dans le matelas déjà défoncé que son poids plume déforme un peu plus, le lit l'avale, les ressorts s'écartent, le trou se creuse et ses lèvres se referment sur la petite fille. C'est la lumière du jour qui éveille Hélène. Le soleil perce, le taux de cortisone augmente alors que le taux de mélatonine baisse, la petite fille s'extirpe de sa gangue, se contorsionne, réussit à s'asseoir, le contact râpeux du parquet brut sous ses orteils, elle ouvre les yeux, elle est poisseuse de ces heures passées dans les entrailles du lit. Le père tousse, la mère se lève, une nouvelle journée commence, il faut aller se laver et s'habiller, manger, aller à l'école, jouer dans le grand jardin en été, dans le grenier en hiver.

Hélène grandit. Le père bricole. Elle fait de la balançoire, la balançoire finit par rendre l'âme, sa corde pourrie par l'air marin, Hélène monte à l'arbre. Sur une grosse branche, elle reste des heures, à lire, mime le contentement. En réalité, elle a peur de descendre, ne se souvient jamais des prises et de l'enchaînement des mouvements. La mère vend le l'ossature du lit, jette le matelas et les draps.

Hélène dort dans le grenier, sur une petite banquette, jusqu'au jour où sa chambre est prête, le père a fini. La nouvelle chambre d'Hélène est au bout du couloir, il faut monter trois marches. La chambre parentale est à l'autre bout, loin. Deux fenêtres sur rue trouent la nouvelle chambre d'Hélène. Les murs sont recouverts d'un papier peint blanc et rugueux, parsemés de petits points de couleurs, en relief, qui évoquent à Hélène lorsqu'elle touche une peau grêlée de boutons, une varicelle. Le parquet est poncé, peint d'une seule couche de blanc qui laisse apparents les détails du bois, verni et glissant, traître car de-ci de-là des saillies subsistent et plantent dans la chair tendre des pieds des échardes douloureuses. C'est la partie la moins bien isolée de la maison, il fait froid l'hiver et le père met le radiateur « en marche forcée », la mère rajoute une ou deux couvertures, tous deux disent à Hélène qu'il est bon pour la santé de dormir la tête au froid et le corps au chaud. Hélène a un sommeil agité qu'entravent les lourdes couettes, elle se réveille parfois à l'envers, ligotée par le tissu, son imagination d'enfant déguise en monstres bossus les meubles éclairés par la lune au travers des volets joliment ajourés. Hélène n'a pas peur du noir et de ce qui s'y cache, mais de la lumière et de ce qu'elle permet, l'obscurité la protège, bride ses hallucinations, réconforte sa logique enfantine, si elle est aveugle les méchants le seront aussi, ils ne la trouveront pas.

Les premières nuits dans sa nouvelle chambre sont un calvaire, des heures de sueurs froides. Hélène arrache les pustules du papier peint et guette, par-delà les battements de son cœur, les bruits de la maison. Le ronflement du père vient de trop loin pour la rassurer. La maison craque, c'est le bois qui travaille explique le père et ces mots qu'elle ne comprend pas l'inquiètent, à quoi travaille le bois ?, les craquements évoquent des doigts tordus, des articulations claquantes, un échauffement. Parfois, le chien qui dort au rez-de-chaussée sous la chambre d'Hélène, jappe dans la nuit, parfois il aboie et le père descend voir ce qu'il se passe, un œil dans l'embrasure de la porte entrebâillée sa petite fille le guette, il sort en peignoir et attaque en maugréant la salve de marches. Quand après quelques minutes angoissantes il réapparaît, elle se demande s'il a pensé à vérifier qu'aucun voleur ne s'est caché dans le petit cagibi de la cuisine. Lorsque ses parents sortent le soir et la laissent seule, elle se couche dans leur lit, s'endort au milieu et rien n'est plus doux que de se laisser porter somnolente jusqu'à sa chambre. Elle ne sait pas toujours où sont ses parents, jamais bien loin, elle s'assoupit près du téléphone sur le clavier duquel elle a déjà composé le numéro de la mère (car le père ne répond jamais). Un soir, ils sont chez Claude et Martine, Hélène décide de se coucher dans sa chambre je ne suis plus un bébé. Elle ferme obstinément les yeux et un demi-sommeil la gagne. Pourtant, quelque chose d'inhabituel. Un bruit à peine perceptible, un tac régulier et sec. Au téléphone, Hélène tente de faire écouter le bruit, mais il est trop ténu, la mère et le père n'entendent rien et ne jugent pas l'affaire assez inquiétante pour abréger la soirée. Du haut des escaliers, Hélène appelle le chien. Elle entend les pattes griffues sur le carrelage, la grosse tête mélancolique apparaît et ses yeux l'interrogent. Le chien hésite, en principe l'étage lui est interdit, mais la petite fille l'appelle, viens, il risque une patte, grimpe un peu, s'arrête, l'escalier est raide, les marches étroites, il sait qu'il aura du mal à redescendre. Hélène vient à sa rencontre, attrape le collier et hisse la grosse carcasse réticente. De retour dans sa chambre, Hélène jette par terre la couette et l'oreiller, s'allonge contre le gros chien qui soupire d'aise et remue doucement la queue. En rentrant, la mère et le père découvrent la petite fille endormie contre l'animal qui n'ose pas bouger de peur de la déranger et jette aux parents un regard coupable, le père soulève la petite fille pleine de poils et le chien quitte la chambre la queue entre les pattes, persuadé d'avoir fait une bêtise et d'être bon pour le coin. Le soir suivant le tac encore, Hélène appelle son père qui écoute, le lendemain il cherche sur Internet et trouve la cause de ce bruit étrange : dans la cheminée, sous la chambre d'Hélène, des larves xylophages de capricornes grignotent le bois.

Aujourd'hui Hélène apprécie la distance qui sépare sa chambre de celle de ses parents. Mais les impressions enfantines sont ancrées. Elle y dort mal. Vulnérable dans sa chambre d'enfant. Elle dort mal, ici et ailleurs, où qu'elle soit. Elle a peur de la nuit sale qui transforme le monde en dégradé de gris. La nuit elle hurle. Semi-conscience. Le noir se meut. Une silhouette penchée, masque horrible toutes dents dehors... La dernière fois, c'était une vieille. Les ampoules avaient grillé. Elle avait un couteau, désirait sa gorge, tranchée. Elle a senti l'acier sur sa peau. Vu l'éclat d'un sourire carnassier. Hurlé, hurlé. Elle est trempée de sueur et colle aux draps. Sa main sur son cou garrote l'absence de blessure. Il y a sa jugulaire qui palpite comme une folle, entière. Le sang afflue dans sa tête et elle ne voit plus rien, que la vieille et son rictus hideux. C'est à cause de la nuit toujours ahurissante qu'Hélène se perd dans des bras. Elle soupire de ne pas dormir, épuisée et soulagée, gémit de plaisir, entre ses cuisses l'homme la soustrait à l'obscure. Elle a été gentille la vieille pourtant. Dans le métro ce matin. Elle n'avait pas l'air très propre. Frusques déchirées douteuses. Gobelet Starbucks tintinnabulant de pièces rouges. Hélène n'avait pas de monnaie mais la vieille lui a souri. Hélène a tenté un truc approchant, relevé les coins de sa bouche. C'est l'intention qui compte. La vieille a dit quelque chose comme « Courage ! » mais avec son accent ça faisait plutôt « Kôoarrlaje ! » et Hélène a ri pour de vrai. Complicité. Même rame, même wagon, et les deux choses qui emmerdent les Parisiens, une mendiante et une fille qui pleure. Regards fuyants des Parisiens, ne pas regarder la Roumaine, ne pas regarder la fille qui pleure avec sa gueule lacérée de noir. Elle a été gentille, la vieille, mais la nuit l'a métamorphosée. Elle est là fantasmée avec son long couteau, c'est trop tard, c'est gâché, elle fait peur, la nuit salit tout. Hélène colle aux draps et n'entend plus rien parce que son cœur étouffe ses oreilles. Elle n'entend que son cœur abruti tambourinant. Il n'y a que lui à écouter, ici, dans la nuit touffue. Alors elle fuit, elle déambule dans la nuit froide orange et moite, le long des rues le long des bars. Elle pose son corps de pantin de-ci de-là. Poupée docile se laisse charmer. Poupée passive se laisse toucher. Corps de chiffon que l'homme maltraite. Sa gueule avide partout partout. Chien enragé qui déchiquette. Sous les paupières les yeux ronds vides de poupée roulent. Le chien jappe grogne aboie décharge. Poupée cotie déborde. Le con suintant et les yeux secs. Le chien s'en va la poupée reste. Abandonnée, la fille kleenex. De foutre remplie, rien de plus qu'un mouchoir froissé au creux de la paume après les cinq minutes de porno nécessaires et la frénésie de la main sur la tige. Grise, elle se mélange à une autre peau grise. Elle a peur des ombres et creux sur les visages la nuit, surface lunaire, le cratère inquiétant des yeux... La face bossue trouée se confond avec celle de ceux qui ont précédé l'homme du soir.

La nuit parfois Hélène a peur de Laurent, même. Son visage que le noir anonyme, ses yeux pareils à des trous, son regard invisible. Elle songe aux tueurs, des gens comme les autres, des gens fondus dans les autres que personne ne soupçonne, pas même leurs femmes qui dorment paisiblement à leurs côtés, sans se douter que... Elle songe à ces fous sauvages qui tuent, tranchent, morcellent, ces fous qu'on croise forcément sans le savoir au cours d'une vie, ces fous qu'il faut croiser au bon moment, en pleine journée, dans une rue bondée. Laurent pourrait la tuer, il en a la force, que pourrait-elle faire, gesticuler ?

Nicolas sait sa peur du noir. C'est un oiseau de nuit qui l'aide à garder les yeux ouverts et l'accompagne dans ses errances. Elle se souvient d'une fois, peu après leurs retrouvailles dans le métro, son appel au cœur de la nuit, elle a cru que quelqu'un était entré, elle ne peut plus se rendormir, elle est terrorisée, elle a besoin d'un corps. Ils se retrouvent, c'est samedi soir, ils vont danser. Dehors y a la nuit pute qui se prélasse alanguie dégueulasse partout elle s'étale et gicle du noir sur le monde. Dedans y a elle et lui. Ils luttent contre la nuit veulent pas qu'elle salope tout, les prennent sans demander la permission et les délaisse demain matin groggy sans demander pardon, se barre avant même qu'ils aient émergé laissant dans le ciel marron sale sa traînée malpropre, pour revenir au crépuscule les courtiser encore. Elle gagnera oui mais pas ce soir. Il y a du son dans leurs oreilles et les mains de Nicolas sur ses hanches qui l'accompagnent padam padam elle bouge, elle existe. Dehors y a la nuit pute qui se contracte énervée dégoûtante d'une transpiration sombre qui coule à flots s'immisce en tout. Dedans, derrière la vitre qui l'arrête pas, Hélène et sa peau souillée par l'obscure, elle est grise, grisée aussi, elle sourit, du blanc dans les ténèbres. Un souffle parcourt son épiderme grisâtre elle a froid et elle aime, sensation qui l'arrache à l'infâme. Les yeux de Nicolas brillent d'un éclat et sa bouche qui s'ouvre rompt le silence, troue le mutisme de la nuit qui gangrène la raison. Dehors la nuit pute convulse à l'agonie catin vaincue aux lèvres ternes éructant faiblement. Dedans épaule contre épaule, leurs yeux amoindris mais ouverts, Nicolas et Hélène se repaissent du sang de l'ennemie défaite qui se replie pour mieux revenir à la charge. Le soleil pointe sa tête chauve et chaude au très très loin.

Hélène est sur le pas de la porte, elle hésite à entrer dans sa chambre. La disposition a changé. Le lit est contre le mur du fond. Contre le mur de gauche, la vieille commode. En face, près des fenêtres, le bureau de bois. La chambre d'enfant est vide. Vides, les tiroirs de la commode et du bureau, donnés les jouets et les peluches, arrachés les posters. Subsistent : un dessin de Pâris, une place de concert punaisée à la porte, une grosse coccinelle range-pyjama, une lampe à lave, un classeur plein de Brad Pitt (articles, posters, interviews dans des pochettes transparentes), un petit poney rose et dodu aux yeux tristes. Le gros chien est mort depuis longtemps. Hélène sur le seuil contemple les vestiges. Et son corps privé d'enfance, presque, son corps de femme sur le seuil de la chambre d'enfant vide. Dans son dos Hélène sent le couloir qui l'aspire, elle jette un œil par-dessus son épaule, le boyau sombre aux flancs percés de portes fermées. C'est la seule issue. Elle fait un pas, sur le parquet blanc, laisse derrière elle le parquet brut du couloir.

 

29. Enjeu définitionnel

Aujourd'hui, 23h03

Laurent se glisse dans le lit d'Hélène. Elle fait mine de dormir. Il se colle à son corps, embrasse l'épaule dénudée, pose la main sur la taille et s'étonne tu n'es pas toute nue ? Elle continue à faire semblant. Rapidement, le souffle de Laurent ralentit. Ses muscles sursautent. Il s'endort, chaque fois si vite. Hélène n'est pas nue, elle s'est relevée pour enfiler quelque chose, un peu avant que Laurent arrive, un short et un débardeur. Elle ne sait plus à qui appartient sa nudité. Laurent la serre contre lui. C'est une torture. Elle enfouit son visage dans l'oreiller, respire fort, l'odeur de lessive et les restes du parfum de Nicolas. Elle n'a pas changé les draps, espérant secrètement que Laurent sentirait, que Laurent saurait... Mais non. Il lui fait confiance. Une confiance aveugle. Elle voudrait tout avouer. Ou tout dénoncer. Coupable ou victime. Raconter quoi, comment ? Laurent douterait t'es-tu défendue ? il la connaît sa manie de jouer, ses attitudes, son sourire provocant... Les autres aussi s'interrogeraient tu ne l'as pas cherché un peu ? ses parents les premiers, passer la soirée seule avec ce garçon, regarder un film allongés sur le canapé du salon. Elle-même ne sait pas est-ce que je n'étais pas d'accord est-ce que je ne l'ai pas voulu est-ce que je n'y ai pas pris plaisir ? et la réponse est floue, l'envie oui bridée depuis longtemps, le plaisir aussi, mais son consentement... tacite.

Elle se tait.

 

30. Un rêve

Le laisser entrer

Hélène dort mal. Elle rêve qu'elle est sur une aire d'autoroute. Une de ces aires minimalistes, la route traverse un espace herbu, l'obscurité de la nuit est simplement rompue par le bloc des toilettes. Papillon affolé, Hélène court vers la lumière. Le bâtiment est carrelé de blanc, divisé en deux espaces, homme/femme, pour la forme car les hommes vont pisser dans les buissons. Un robinet est coincé, l'eau coule en un jet blanc et mousseux qui se fracasse sur la faïence et éclabousse. Le sol blanc, quelle drôle d'idée, est humide et souillé par les chaussures. Hélène se rue, elle a peur de glisser, sent le carrelage froid sous ses pieds, nus elle ignore pourquoi. Elle court si vite que la plante de ses pieds heurtée lui fait mal, ça claque frénétiquement. Hélène doit se cacher, elle s'engouffre dans une cabine, cherche à verrouiller la porte mais ne trouve pas le mécanisme, une poignée et rien dessous, ses doigts glissent. Elle manque d'air et de discernement. La lumière crue sature ses yeux qui fouillent les murs. Verrouiller la porte. Près de l'interrupteur, un bouton rouge, incrusté dans la paroi, CLOSE, de la main gauche Hélène se pend à la poignée et de la droite elle appuie convulsivement. Une voix électronique retentit, porte verrouillée, appuyer une seconde fois pour déverrouiller, déverrouillage automatique dans 15 minutes.

Hélène a chaud mais sa peau est glacée. Le sang pulse à l'essentiel, le cœur, les muscles, le cerveau pourtant confus. Elle fuit depuis longtemps, une menace floue, un ennemi sans visage mais dont elle sait instinctivement qu'il est dangereux, qu'il la tuera s'il la rattrape. À l'abri, elle tranquillise son souffle, rassemble son esprit. Comment est-elle arrivée ici ? Elle se souvient avoir rampé dans un obscur tunnel dont ses habits ne gardent aucune trace, alors qu'elle progresse à même la terre humide, entre les racines et les lombrics indifférents. Elle se souvient qu'il y a un homme qui compte pour elle mais ne veut pas croire en l'imminence du danger, elle fuit le laissant derrière, il est mort maintenant, c'est un nœud dans sa gorge, une difficulté à déglutir, elle le ressent. Elle se souvient de falaises improbables et en bas la mer si calme et sombre qu'elle ne peut dire où s'arrête le ciel où commence l'eau, elle est au bord du précipice, ses orteils crochètent la roche, elle va plonger mais l'uniformité la retient, le ciel au- dessus et au loin semble s'étendre jusque sous ses pieds, veut la tromper, veut la tuer. Elle se souvient l'impression oppressante d'avoir jusqu'à la nature contre soi, le sable entrave sa marche, la pierre est recouverte d'une mousse glissante, dans le tunnel les racines accrochent ses vêtements et griffent ses épaules. Elle se souvient l'urgence d'arracher ses pieds au sol, toujours plus vite, toujours, plus vite, et le chemin de graviers qui la dégueule sur l'autoroute, les appels d'air des voitures qui la frôlent. Elle se souvient la route providentielle qui la conduit ici, une route étrangement coupée des bruits de la circulation, éclairée par la lune et bordée d'arbres, semblable à une cicatrice dans cette forêt qu'elle tranche, les branches griffues des arbres penchées de chaque côté paraissant s'appeler, leurs ombres qui s'entremêlent sur le goudron reliant les lèvres de la plaie jusqu'au matin.

Hélène regarde autour. L'air froid sent les produits détergents et laisse dans la gorge le goût âcre de l'urine rance, le goût de cette odeur prenante atténuée à grands renforts d'eau de javel. Ce sont des toilettes à la turc, un bouchon de papier rose souillé remplit le trou. Sur le mur, une femme s'est servi de son tampon pour écrire avec le sang de ses règles Only God can judge me. Effluve de muqueuses mortes. La porte est solide, elle ne bronche pas lorsque Hélène la secoue. Pas de fenêtre, aucune possibilité d'entrer dans la cabine à part la porte. Aucune autre issue, non plus. Hélène réalise qu'elle est piégée, ridicule crabe au fond de la nasse. La chasse-d'eau se déclenche toute seule, Hélène pousse un cri de surprise et son cœur qui s'énerve la rend sourde. Lorsqu'elle recouvre l'ouïe, il est là, dehors, de l'autre côté de la porte. Elle n'entend rien, mais l'absence de bruits est dense, lourde d'une autre présence, ils sont deux, il l'a rattrapée. Derrière la porte, il patiente. La poignée s'abaisse, à peine, deux millimètres, il a posé sa main dessus, il est prêt. Hélène aussi pose sa main sur la poignée, la relève d'un millimètre, beau joueur il la laisse faire, certain de sa victoire dans douze minutes. Car les minutes passent, la porte finira par s'ouvrir et il faudra la retenir, appuyer sur le bouton CLOSE en espérant que le mécanisme n'ait pas un moment de latence fatal, en espérant que l'homme de l'autre côté sera moins rapide. Puis recommencer, la quinzaine de minutes suivante écoulée. Attention, la porte sera déverrouillée automatiquement dans cinq minutes crache la voix, et l'homme dit simplement parfait. Hélène cale ses pieds nus contre l'embrasure, de tout son corps fait contrepoids et fixe le bouton rouge, elle décompte les secondes dans sa tête, s'embrouille, confond le temps et les battements de son cœur. Soudain retentit un déclic, en même temps que la lumière s'éteint. Le bouton rouge brille. Porte déverrouillée. La paume d'Hélène bombarde le mur, verrouiller, verrouiller. Enfin, porte verrouillée, appuyer une seconde fois pour déverrouiller, déverrouillage automatique dans 15 minutes. La main gauche sur la poignée, elle sent l'homme moqueur de l'autre côté, comme si le métal sur lequel ils s'escriment tissait un lien entre eux. La moquerie, et la détermination. J'ai tout mon temps, jeune demoiselle, il dit. Elle réalise qu'il joue, il n'a même pas essayé d'ouvrir la porte cette fois-ci, l'a laissé se démener, il a savouré les ondes de peur répercutées par le métal au creux de sa main, excitantes.

Il parle, cela fait bien sept minutes qu'il parle sans discontinuer. Il lui raconte ce qu'il va lui faire. Depuis si longtemps provocante tes allures ta tête penchée sur ton épaule et tes yeux qui crient « baisez-moi » tu croyais que je n'avais pas remarqué le temps est venu de te punir petite prétentieuse on allume pas impunément le feu vilaine pyromane le feu brûle dévaste tout et c'est ce que je vais faire te dévaster te dévaster te dévaster petite pétasse je suis là longtemps que je cours j'ai tout mon temps j'ai toute la nuit et le jour s'il faut mais tu verras ça va se faire tout seul je vais rentrer tu vas te débattre c'est inutile tu te ferais mal laisse-toi faire laisse-moi faire au fond tu en as envie que je te fasse jouir contre ton gré au fond tu en as envie que je te vole ce que tu promets promets promets aux pauvres cons crédules.
Hélène appuie sur le bouton rouge. Merci d'avoir choisi la chasse d'eau économique, SaniToilettes vous souhaite bonne route !Hélène ouvre la porte.
Hélène le laisse entrer.

 

31. Dénouement. Bouche cousue

Nicolas

Vulnérable, dans sa chambre d'enfant. Sous les pieds d'Hélène, les aspérités du parquet. Dans son cou rien, puis le souffle de Nicolas, elle sursaute, fait un pas pour s'y soustraire. Se fige. Dans la plante, dans la chair tendre au creux, une écharde fichée. Elle serre les dents. Le souffle, dans son cou. Hélène est montée laissant Nicolas libre de choisir, d'interpréter son départ soudain comme une fuite, comme une invitation. Il l'a suivie. Le souffle dans son cou, les mains, sur ses hanches. Gorge serrée. Les paumes sont contre sa peau, sous les vêtements, épousent les courbes. Le souffle dans son cou les mains sur ses hanches, les lèvres, posées juste sous l'oreille. Les dents, contre le muscle. La jugulaire, si près des dents. Hélène se retourne. Cherche les yeux de Nicolas. Nicolas est aveugle et sourd, elle essaye de l'atteindre cherche la pupille mais tout est noir, elle n'a rien à quoi se raccrocher, elle ne peut même pas le regarder dans les yeux. Une larme perle, roule sur la joue d'Hélène et mouille la commissure de ses lèvres, les yeux opaques de Nicolas suivent la goutte salée, s'arrêtent sur la bouche, fixent la bouche avec intensité. Le pouce et l'index de chaque main réunis se referment sur les poignets d'Hélène. Ces anneaux de chair scellent la fin de l'histoire. Il ne la laissera pas dormir. Hélène veut dire quelque chose, peut-être arrête peut-être surtout n'arrête pas. Mais l'air de Nicolas l'en dissuade. Il a cet air de l'homme fou de désir. L'air de l'homme effrayé par son instinct qui fait craindre à Hélène qu'il n'écoute pas, qu'il n'entende pas, qu'il soit simplement trop tard. Elle se tait. Souffle à cou mains à hanches lèvres à bouche. Le poids de Nicolas qui la cloue. Une main qui la bâillonne.

T'arrêterais-tu si je disais non ?

Elle se tait.

Ses lèvres scellées par le peur que les mots n'atteignent pas Nicolas furieux.

Sa voix éteinte par la crainte que ce corps à corps indéfini, ça, se mue en une terrible chose. Que sa voix retentisse mais ne trouve pas d'écho.

Sa bouche cousue. Qui ne dit mot consent.

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