Briser le silence - Tome 1 : LE MAGE NOIR

tammmmmmeuh

Jane marchait tranquillement dans le couloir vide de la gare.

C'était un long couloir avec de grandes et larges fenêtres d'où passait l'air chaud de cet après-midi d'été. Les murs étaient recouverts d'une peinture verte, vieillie par le temps et qui avait tendance à se craqueler au moindre contact. Le carrelage était ancien, d'un blanc délavé par les souliers des voyageurs, certains carreaux étaient fêlés par le milieu, une partie craquaient sous le poids de valises trop lourdes, tandis que d'autres faisaient résonner le martellement des talons d'une jeune dame chiquement habillée qui trottinait en laissant traîner derrière elle sa belle valise à roulettes.

Jane marchait donc tranquillement. Elle traînait quelque peu des pieds, elle portait de vieilles godasses en cuir. Fermées par des lacets mal noués, ils étaient noirs ou gris, personne n'aurait pût le dire car le temps avait délavé la couleur d'origine.

Elle tenait ces chaussures de sa grand-mère, qui lui avaient appartenu par le passé et dont elle lui avait fait cadeau. Elle portait une large salopette en velours gris -un peu trop grande pour son gabarit- mais qu'elle avait ajusté à sa manière : avec un cordon qu'elle avait enroulé autour de sa taille et des ourlets sur les jambes.

Son visage couleur de lait était entouré de longues boucles rousses qui dépassaient de son chignon qu'elle avait, d'ailleurs, tenté de faire avec un beau ruban vert. La jeune fille l'avait gardé soigneusement depuis la mort de sa mère. Par-dessus sa tignasse mal coiffée trônait une casquette en cuir rouge que son grand-père lui avait offert pour son dix-septième anniversaire.

Ses grands yeux bleus se posèrent sur les longues colonnes de marbre au milieu du hall, qu'elle ne pouvait cesser de regarder. Sa vieille valise en cuir, héritée elle aussi de sa grand-mère, était posée à côté de sa jambe droite lorsqu'elle interpella un jeune homme à l'air incommode :

« - Pardon de vous déranger monsieur, l'homme se retourna, je ne suis pas d'ici, dit-elle en souriant, pourriez-vous m'indiquer où se trouvent les horaires ?

- Ma p'tite dame voyez pas que j'suis pressé, répondit-il sur un ton méprisant »

Jane resta muette tandis que le garçon s'éloignait. Elle ramassa sa valise avec le même silence et commença à avancer lentement à travers le couloir : il y avait de longs bancs en bois verni le long des murs où s'asseyaient les habitués de la gare.

La jeune fille s'arrêta devant de grands panneaux. Elle lut dans un murmure à peine perceptible : « Départ pour Paris... Quatorze heure trente... Mmh... Quai numéro 7 voie L... ».

Elle regarda autour d'elle, une horloge accrochée au mur attira son attention et elle murmura à nouveau les yeux rivés sur les aiguilles « Il est quatorze heure et vingt-six minutes... Mon train part à... Quatorze heure... Quatorze heure trente... Quatorze heure trente ? Quatorze heure trente ?! ». Elle attrapa rapidement sa valise d'un geste brusque et fonça vers les escaliers souterrains. Elle descendit les marches en vitesse au point de les dégringoler. La jeune femme se releva, un petit peu amochée par sa chute, et reprit sa course folle. « La voie L ! C'est par-là » cria Jane. Elle monta les marches quatre-à-quatre et tomba à terre essoufflée. Elle releva difficilement son visage rougit. Ses longues boucles obstruaient sa vue, elle souffla pour les faire voler et aperçu l'horloge du quai qui était accroché au mur (comme dans le hall) « Quatorze heure trente deux... Bravo Jane... Tu as raté ton train... ».

Elle s'écroula sur le sol et reprit sous souffle quelques minutes. Ces durs efforts se devaient d'être récompensés par un peu de repos.

La rouquine se leva doucement avec très peu de grâce. Elle tapota sa salopette et posa sa casquette rouge sur sa chevelure ébouriffée après l'avoir ramassé. Elle essuya son front pâle avec un vieux mouchoir blanc, posa chacune de ses mains sur ses deux hanches et regarda les rails au loin.

Elle observa l'horizon longuement jusqu'à ce qu'elle se lasse : quatorze heures et quarante-cinq minutes, elle souffla et se laissa tomber à nouveau sur le sol. Elle afficha une moue attristée.

« - Bon dieu ! Que la vie est dure ! Que la vie est dure...dit-elle doucement

- Mademoiselle, je vous demanderai de bien vouloir quitter le quai s'il vous plaît, dit une voix sèche »

Jane se releva brusquement, elle ne l'avait pas vu.

L'homme répéta « Veuillez quitter le quai s'il vous plaît » comme s'il l'eut cru sourde. C'était un vieil homme au dos courbé par les âges, il avait une petite moustache blanche taillée à la perfection, de petits yeux de taupe grossis par les verres ronds de ses lunettes en fer. Il portait un uniforme bleu marine : un uniforme de contrôleur. Les rides de son front retombaient sur ses sourcils pour lui donner un air sévère et son ton dur le rendaient aigri.

Il répéta une troisième fois « Veuillez quitter le quai mademoiselle ». Jane grommela entre ses dents : on l'avait interrompue dans sa rêverie. Cependant elle ne dit rien, elle adressa simplement un sourire amer au vieil homme avant de se diriger vers les escaliers souterrains. Elle se demanda soudainement quel pouvait être le passé de cet homme. Il lui parût trop froid pour qu'elle puisse lui poser des questions. Par-ailleurs il l'aurait prit pour une folle, déjà qu'elle avait presque fait une scène parce qu'elle venait de rater son train. Elle prit simplement, d'un geste brusque, sa valise et retourna sur ses pas.

La rouquine descendit les escaliers qu'elle avait monté quatre-à-quatre et remonta les marches qu'elle avait descendu en tombant.

Elle pénétra dans le grand hall de la gare, scruta les horaires affichés sur les grands panneaux. Elle parcourut longuement de son regard bleuté les trajets : elle énuméra toutes les villes en les murmurant : « Bordeaux, Limoges, Nice, Marseille, Nantes... Paris... Paris... Paris... Où es-tu ? Ah ! Paris ! Prochain train à dix-sept heures quarante-cinq le sept juillet... Mmh... Aujourd'hui nous sommes le six... J'ai raté le seul train de la journée, quelle poisse ! Je me retrouve bien maligne maintenant ! ».

Elle soupira à nouveau, comme elle le faisait si souvent quand elle était agacée ou qu'une situation ne lui plaisait pas. Elle attrapa son bagage qu'elle avait posé à côté d'elle quelques minutes plus tôt et se mit à marcher en direction de la sortie. Elle vit les voyageurs et les habitués assis sur les bancs, le nez dans leur journal. Parfois ils la suivaient du regard et retournaient à leur lecture une fois qu'ils ne la voyaient plus, parfois ils ne levaient pas la tête : beaucoup trop captivés par les nouvelles.

Elle ouvrit la porte, laissa passer deux charmantes jeunes dames richement vêtues avant de sortir prendre l'air. La jeune femme resta quelques secondes à sentir la brise chaude de cette après-midi d'été, les yeux fermés, les poumons grands ouverts.

Jane prit sa valise en main et marcha dans le centre-ville. Elle regarda les marchandises diverses et les breloques que vendaient des commerçants aux airs les plus grotesques qui soient. Elle observa les pigeons qui marchaient le long des trottoirs, cherchant vainement un bout de pain qu'un passant aurait laissé tomber par mégarde.

À seize heure, quand la cloche sonna quatre coups, elle s'assit dans un parc sur un banc abîmé par les saisons. Elle observa silencieusement les mères promener leurs enfants tout en parlant de leur mari ou de la dernière robe qu'elles avaient acheté chez un soi-disant grand couturier. Elle regarda les hauts arbres dont les feuilles lui offraient une ombre rafraîchissante.

Elle s'allongea sur le banc et ferma les yeux.

Elle rêva. Elle rêva de la mer, de la mer douce et calme. Elle sentit l'eau lui caresser les jambes, le sable se faufiler entre ses orteils, elle sentit l'odeur de l'iode. Les vagues devinrent subitement de plus en plus fortes, l'entraînant bientôt sous les eaux. Elle ne pût bientôt plus respirer. Elle était dans une sombre forêt lugubre et froide, elle grelottait de froid. Soudain elle entendit un écho : « Mademoiselle ! Mademoiselle ! ».

Jane ouvrit les yeux, son visage était un peu plus pâle qu'à l'accoutumé et des gouttes de sueurs perlaient sur son front. Elle les essuya d'un revers de la main avant de faire face à un garçon :

« - Mademoiselle, il ne faut pas s'endormir dans des lieux publics à cette heure ! C'est dangereux !

- Quelle heure est-il, marmonna doucement la fille à la tignasse rousse

- Il est déjà dix heures du soir, répondit calmement le jeune garçon

- Laisse-moi dormir gamin, dit-elle en ruminant, toute façon j'ai nulle part où aller...

- Pourquoi, demanda-t-il naïvement

- Figure toi que j'ai raté mon train petit, marmonna Jane, je suis maligne tu vois...

- Si ce n'est que ça je pourrais peut-être t'aider, s'enquit-il le sourire aux lèvres, on tient une bonne auberge ma mère et moi...

- Je n'ai pas d'argent le môme, laisse moi tranquille ! Et elle lui fit signe de s'en aller

- C'est pas grave mademoiselle, lui assura-t-il, j'aurais juste à dire que tu m'as sauvé des voyous qui m'embêtent généralement !

- C'est un mensonge ça le môme, ricana Jane

- Oui, mais ça peut t'aider, répondit-il en lui souriant, d'ailleurs tu pourrais éviter de m'appeler comme ça ?

- Je t'appelle comment, demanda la jeune femme en se relevant difficilement

- Appelle-moi Gabriel, s'écria-t-il, et toi c'est quoi ton nom ?

- Jane... Jane Overglade

- Enchanté Jane, dit-il en lui tendant la main

- Enchantée Gabriel, répéta-t-elle en la serrant »


Gabriel garda sa paume dans celle de la jeune femme. Elle écarquilla les yeux. Mais avant qu'elle ne lui dise quoi que ce soit, il l'emportait déjà pour la tirer derrière-lui.

Le jeune garçon l'entraîna en dehors du parc. Elle regretta un peu la quiétude de ce petit bout de nature, un rictus amer se dessina sur son visage «Pourquoi avait-elle suivi cet étranger ?». Elle balaya cette pensée d'un revers imaginaire. Ils empruntèrent une rue qu'elle trouva fort belle. Leurs pas résonnaient au milieu de l'obscurité, leur longue silhouette se dessinait sur le sol. Ils étaient seulement éclairés de quelques lampadaires à la bougie. Un petit vent frais vint caresser leurs traits fatigués et s'engouffra presque aussitôt entre les boucles de la rouquine.

Jane ne se sentait pas à l'aise : une ville sombre et deux jeunes personnes. Pour elle ils étaient la proie idéale. Pourtant tout était vide. Gabriel se retourna, légèrement inquiet, lorsqu'il sentit la main de la jeune femme se resserrer autour de la sienne. Il s'arrêta brusquement, Jane le percuta et s'excusa gentiment. Après quelques réflexions, il décida de lui adresser un large sourire. Il fut assez fier de lui ; il lui sembla qu'elle s'était décontractée en l'apercevant.

La rouquine lui ébouriffa les cheveux, qu'il avait sombres, avant de croiser son regard. Jusque-là elle n'avait pas remarqué qu'il portait un cache œil et fut assez étonnée. Elle faillit lui poser une question, ou peut-être même deux, mais il reprit leur marche sans qu'il ne lui eut adressé quoi que ce soit.

Après quelques minutes de silence, elle décida de lui demander : «Nous arrivons bientôt». Le petit garçon se tourna vers elle et désigna du doigt une petit porte en chêne en face d'eux.

Décidément, elle était très fatiguée pour n'avoir même pas remarqué que la rue ne continuait pas.

Gabriel entra le premier tenant toujours la main de Jane dans la sienne. Tout en lui adressant un dernier sourire, il lâcha sa prise et se dirigea vers une ouverture.

Elle referma derrière elle l'entrée : les gonds légèrement rouillés firent grincer la porte au point de lui briser les tympans. La luminosité était faible, il y avait pour seul éclairage un vieux lustre en fer dont la cire tombait par terre. Une légère odeur d'humidité planait dans l'air doublée de celle d'une bonne cuisine. Son ventre gargouilla subitement, au moment où ses narines humèrent l'odeur de nourriture. Elle rougit. La rouquine jeta rapidement un coup d'œil autour d'elle et constata, avec soulagement, que personne n'avait entendu. Après un court soupir, elle observa attentivement la pièce dans laquelle elle se trouvait.

Il y avait trois petites tables rondes entourées chacune de quatre chaises. Un long bar en bois où étaient étalés trois ivrognes, tenant leur grande pinte de bière à moitié vide. Et enfin, un large cantou en pierre -que la fumée avait noirci- était en face.

Elle s'avança, un peu gênée, vers la table la plus proche. S'assit et attendit, droite, Gabriel.

Celui-ci arriva en accourant vers elle, son visage était toujours illuminé du même sourire : «Jane, viens» lui chuchota-t-il.

L'intéressée se leva doucement. Poussa la chaise contre la table. Prit sa valise dans sa main gauche et suivit Gabriel en silence. Elle salua d'un signe de tête les trois ivrognes qui ne la remarquèrent même pas et, tout en enlevant sa caquette, elle entra dans une seconde pièce : une cuisine. Une grande femme aux yeux verts se tenait devant un fourneau. Elle portait un tablier sali par la besogne. Elle était un plus vieille que Jane, seulement de quelques années. Mais qui suffisaient à tracer sous ses yeux deux petites rides et quelques unes sur son front. Elle avait deux longues tresses noires lui descendaient jusqu'aux genoux. Elle observa rapidement Jane, essuya ses mains sur son tablier et vint serrer la main de cette dernière. Elle ne put s'empêcher de retenir un rictus et son regard inquiet mais elle réussit tout de même à prononcer sèchement : «Merci». Elle donna ensuite quelques consignes à Gabriel qui acquiesçait à la moindre interrogation.

C'était un petit garçon de douze ou treize ans, il avait le visage sale et, visiblement, continuellement souriant. Il semblait curieux, insouciant, confiant et surtout généreux. «Un véritable petit héro» se dit Jane en son for intérieur.

Gabriel monta en premier les escaliers de bois d'un pas rapide. «Cette marche est fragile Fais-attention Jane» dit-il en désignant la troisième marche en partant du haut. Il alluma une petite lampe à huile qu'il tendit à la jeune femme, puis une seconde qu'il prit dans sa main. Il lui montra sa propre chambre : il ne possédait qu'un lit grinçant et poussiéreux. Il lui montra ensuite la salle de bain composée d'une vieille baignoire sale et de toilettes. Enfin, il traversa le couloir et lui assigna sa chambre ; à l'opposé de la salle de bain. Il y avait un matelas à ressors, un bureau en bois et une armoire branlante. Jane le remercia d'une voix douce. Gabriel lui sourit gentiment après quoi il dit : «Fais comme chez toi !» avant de refermer la porte derrière-lui.

La rouquine déposa sa valise sur son nouveau matelas et l'ouvrit. Entre une petite robe de chambre (qui était posée sur une serviette) et un gros livre -dont la reliure était de cuir- étaient écrasés un dentifrice et sa brosse à dent.

Elle prit sous son bras tout le contenu, sauf le livre, et sortit de sa chambre. Elle referma la vieille porte avec soin, et se dirigea vers la salle de bain. Elle ouvrit la porte, une odeur d'humidité, de shampoing et de parfums se dégagea de la pièce. Jane referma à clef derrière elle, elle remarqua que c'était d'ailleurs la seule pièce qui fermait à clef.

La jeune femme retira ses vêtements pendant que la baignoire se remplissait petit à petit. Elle plongea son corps blanc dans l'eau froide, c'était rafraîchissant. Elle lâcha un soupir de satisfaction.

Elle y resta près d'une demi-heure, baignée de cet agréable sentiment de fraîcheur. Jane regarda par la petite fenêtre au dessus de la baignoire la ville assombrie. Ses yeux reflétèrent une seconde l'inquiétude qui venait de revenir à l'assaut. Elle souffla bruyamment avant de sortir de l'eau. La rouquine s'enroula dans sa serviette de bain et se brossa vivement les dents. «Pourquoi suis-je aussi inquiète, il n'y a pourtant aucune raison... Je ne comprends pas ! Pourquoi je me sens comme ça..?» se demanda-t-elle.

La jeune fille s'essuya, après quoi elle sa robe de chambre et repartit vers sa chambre pour se coucher.

*

La rouquine s'avançait dans le noir. Tout ce qu'elle pût discerner dans la pénombre, c'était son corps.

Elle était guidée par une impulsion inconnue et froide. Habituellement, son bon sens l'aurait poussée à marcher dans la direction inverse. Quoi qu'elle n'avait pas réellement de bon sens, si souvent dépassé par sa curiosité.

Elle s'avança dans l'obscurité, sans objectif. La rouquine se crispa soudain. Tous ses muscles tressaillirent lorsqu'elle entendit son nom. Deux mains s'étaient posées sur ses épaules sans qu'elle ne puisse, cependant, les voir. D'habitude elle se serait déjà retournée pour faire face à ce qui venait de l'appeler. Cette fois-ci ce fut différent. Elle eut peur, très peur. La jeune femme entendit un cri percer la pénombre.

Jane se réveilla subitement dans la nuit. Elle passa une main sur son front brûlant pour essuyer les gouttes de sueur. Elle s'assit au bord de son lit avec difficulté tant elle son corps était lourd. Ses membres étaient engourdis et ses muscles la tiraient. La rouquine sentit sa gorge se serrer et sa bouche était si sèche qu'elle eut presque du mal à déglutir. Jane alluma silencieusement la lumière, elle se rhabilla lentement et rangea ses affaires dans la pénombre. Enfin prête, elle éteignit la lumière avant de prendre sa valise dans sa main droite et ses chaussures dans l'autre.

Elle ouvrit la porte, sortit sur la pointe des pieds en posant sa valise, et la referma derrière elle. Elle avait du mal à marcher et peinait à rester silencieuse. De plus le parquet grinçait à chacun de ses pas et ne l'aidait pas. Elle descendit l'escalier. Dans son mal, Jane oublia la troisième marche, qui grinçait plus que les autres. Elle grimaça lorsque ce souvenir lui revint après avoir commis l'ultime erreur.

La rouquine entendit des pas derrière-elle, elle se retourna comme un robot. Un frisson lui parcourut le dos : elle était découverte. Une petite silhouette d'un mètre quarante-trois la fixait. La jeune femme savait parfaitement qu'il s'agissait de Gabriel. Elle lui adressa un sourire niais qu'il ne distingua pas au-milieu de l'obscurité :

«- Va te recoucher le mioche, chuchota Jane avec peine

- Tu vas où ? Demanda-t-il en chuchotant lui aussi

- Je pars, répondit-elle en baissant les yeux

- Pourquoi ?

- Je ne peux pas rester, fit-elle plus durement

- Tu as des problèmes, demanda Gabriel, si ce n'est que ça tu peux quand-même rester tu sais

- Ce n'est pas ça Gabriel, j'aurais aimé rester moi aussi mais c'est impossible...

- Pourquoi, demanda à nouveau le garçon

- C'est comme ça, dit la jeune fille en soupirant, il y a des mondes que mon corps ne supporte pas. J'aurais dût m'en douter après le cauchemar...

- Des mondes, répéta Gabriel curieusement, le cauchemar..?

- Je ne peux pas t'expliquer, le coupa Jane en descendant les escaliers, je dois partir et toi te recoucher.»

La jeune fille enfila ses chaussures et sortit de la maison en titubant. Gabriel était tétanisé, ses mots venaient de le heurter pour une raison qu'il ne sût s'expliquer.

Jane déambula dans les rues sombres, son visage était d'une pâleur cadavéreuse. Elle trouva rapidement un cul-de-sac, la rouquine vérifia qu'il n'y avait personne et fit un grand cercle de sa taille avec sa main en récitant des incantations étranges. Des écritures lumineuses se mirent à briller et le mur disparu lorsque le cercle fut bouclé. Jane se glissa à l'intérieur et disparut dans un dernier éclat de lumière.

Les inscriptions disparurent elles aussi du mur et Jane devint un souvenir pour ceux qu'elle avait croisé.

*

La jeune femme s'étira, puis elle lâcha un soupir avant de reprendre des couleurs.

«C'est joli par ici, on est où ?», la fille se retourna brusquement, interpellée par une voix qu'elle connaissait bien. À son grand étonnement, elle vit Gabriel qui se tenait derrière le sourire aux lèvres. Elle resta devant lui, la bouche grande ouverte sans réussir à comprendre ce qu'il faisait là. Jane se frotta vigoureusement les yeux avant de l'attraper par les épaules et de le secouer comme un prunier :

«- Qu'est-ce que tu fais ici, s'écria-t-elle

- Je t'ai suivi ! Répondit-il fièrement

- Tu ne devrais pas être ici, affirma la rouquine avec une pointe de colère

- Pourquoi ?

- Parce que c'est comme ça !

- Mais... commença Gabriel

- Attends... le coupa brusquement Jane les yeux ronds et le regard perdu au loin, comment as-tu fait pour me suivre ?

- Ben... J'ai fait comme toi, dit le garçon naïvement, je suis entré dans le machin qui faisait de la lumière... D'ailleurs c'est quoi ?

- Normalement... Personne à part un voyageur de mondes ne peut entre par une porte de runes, marmonna Jane concentrée en le relâchant

- Un... Voyag... commença le garçon

- Oui... Mais... Dis moi Gabriel... le coupa-t-elle à nouveau

- Quoi ? Dit le garçon

- Je n'ai pas osé te le demander plus tôt mais, fit-elle hésitante, pourquoi ce cache œil ?

- Mon œil droit est aveugle depuis toujours... Je préfère le cacher, ajouta-t-il plus gravement, et puis...

- Quoi, s'empressa de demander Jane

- On se moquait de moi quand je n'en avais pas, avoua Gabriel

- Peux-tu le retirer ?

- Pourquoi ça ?

- J'aimerais le voir s'il te plaît, dit la rouquine presque suppliante

- Si tu veux, dit Gabriel, mais ne te moques pas de moi !

- Promis, assura Jane toujours aussi concentrée

Gabriel retira son cache œil en cuir, la jeune femme pût lire l'étonnement qui venait de se dessiner sur son visage

- Tiens, dit-il, c'est étrange...

- Qu'y a-t-il, s'empressa-t-elle de demander

- Je vois... Je vois avec mon œil gauche...

- Oui ! C'est ça, s'écria Jane comme s'il s'agissait pour elle d'une grande révélation (ce qui l'était en réalité), j'avais des doutes mais maintenant je crois avoir compris !

- Quoi ? Demanda Gabriel, j'ai un problème ?

- Non, bien sûr que non ! Le rassura-t-elle, tu vas très bien, laisse-moi juste vérifier quelque chose !»

Jane sortit de sa valise son gros livre qu'elle ouvrit rapidement.

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