Brouillard Vertical

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    Je suis assis sur le banc. Une pensée froide tourne dans ma tête : « Pour notre propre sauvegarde, le brouillard nous dissimule au regard des autres et nous cache ce que l'on a si peur d'apercevoir.  » Je ne me sens pas très bien.

   La capitale était froide, mais cela ne me touchait pas. J'avais traversé le brouillard avec l'entrain d'un écolier qui sort enfin d'une heure de retenue. Il faisait encore nuit tout autour de moi, mais la ville s'allumait progressivement. Quelques rares voitures longeaient les boulevards, croisant ici ou là un vendeur de journaux qui défaisait ses piles de Libération avec un cutter usé. À chaque carrefour flottait une odeur de chaud, un parfum de pain et de croissant. Le reste de la rue était envahi par le souffle chaud du métro émergeant des grilles d'un trottoir, par la fumée des pots d'échappement des éboueurs si parisiens dans leur tâche matinale.

    C'était encore l'hiver, un peu après six heures du matin. Je m'étais senti heureux en marchant dans cette ville. Heureux de vivre ce que je vivais, de ressentir tout ce qui m'entourait. Autour de moi, les premiers travailleurs allaient et venaient, traversaient la place de la Bastille en faisant cette même grimace que je faisais n'importe quel autre matin. Mais ce n'était justement pas n'importe quel autre matin : je laissais cette vie-là le plus loin possible derrière moi.

J'avais accéléré le pas, enchaîné les rues sans les voir. Happé par le plaisir de ma destination. Les réverbères avaient guidé ma route au travers des nappes de brouillard, et j'avais suivi ce chemin tout tracé avec une énergie qui ne me ressemblait pas. Je ne doutais pas, je n'hésitais pas : j'avançais. À mes yeux, le trottoir couvert de givre brillait plus que n'importe quel soleil d'été, l'air glacé qui fouettait mon visage était plus doux que n'importe quelle brise marine.

J'étais entré dans la Gare de Lyon avec un frisson de plaisir. Beaucoup de monde, en dépit de l'heure. Voyageurs sur le départ, dissimulés sous d'épaisses écharpes et de longs manteaux boutonnés. J'avançais, me sentant à l'aise dans la foule de ces âmes qui avaient toutes le nez en l'air vers le tableau des départs et l'esprit déjà errant sur le lieu de destination. J'avais regardé ma montre et reporté mentalement les minutes qu'il me restait à attendre. Mon quai n'était pas encore annoncé. J'avais pris le temps de regarder les autres destinations, les autres voyageurs, et tenté de deviner qui allait où. Montpellier à 7h08 pour le couple enlacé près de la barrière. Besançon 7h14 pour la belle brune au regard romantique. Clermont-Ferrand 7h26 pour la petite blonde aux yeux très bleus assise sur son sac à dos. Marseille 7h31 pour le grand type solitaire au regard noir…

J'allumai une cigarette et me projetai moi aussi vers mon point d'arrivée. Le quai de la petite gare. Ses yeux, rendus brillants par notre fièvre commune. Nos sourires nerveux, nos peurs de se regarder, de se toucher… Plus intense encore que la dernière fois. Elle m'ouvrirait ses bras et je plongerais dans son cou. Pas un mot, juste cette détresse amoureuse brutalement apaisée.

Mon train fut annoncé voie J. J'étais le premier sur le quai, alors que les claquements secs des machines à composter résonnaient en rafale derrière moi. J'avais longé le TGV encore endormi, toutes lumières éteintes, et jeté un regard rapide vers le blason de la ville de Valence qui ornait les joues grises et bleues de la locomotive. Seul un bourdonnement électrique témoignait d'une trace de vie. J'aimais ce bruit. Il m'évoquait des souvenirs doux distillés par des matinées comme celles-ci.

Il me fallut quelques secondes pour trouver ma place dans la pénombre. Voiture 18 place 33. Une fois assis, les secondes défilèrent dans un silence monastique. Petit à petit, le wagon accueillait quelques autres passagers téméraires. Chacun attendait, regardait droit devant lui, envoûté par ce regard fixe qui s'empare de nous au petit matin. Les lumières s'allumèrent soudain, et le ronronnement monta dans les aigus pour se muer en miaulement métallique de chat mécontent. Après un temps et la voix grave du conducteur, la lourde carcasse s'ébrouait et glissait enfin sur les rails. Timidement tout d'abord, elle quitta la gare et roula hors de son repaire. Elle s'élança de façon un peu plus hardie ensuite, lorsqu'elle traversa orgueilleusement les villes de banlieue, croisant en silence les petites rames de RER bondées de gens déjà fatigués. Après ces quelques minutes frustrantes où les passagers sont ballottés de gauche à droite à chaque claquement d'aiguillage, arrive la période plus calme où la vitesse se fait plus perceptible. J'ai jeté un œil vide à mes compagnons de voyage, sur la vieille dame et son tricot, sur le petit groupe de travail qui entamait son séminaire sur les tables de fin de rame. La nuit se dissipait peu à peu, mais il m'était impossible de fixer quoi que ce soit. J'avais l'impression de laisser le flou derrière moi, comme si je retrouvais ma vie au fur et à mesure. Les kilomètres qui me séparaient de chez moi me rapprochaient de la femme que j'aime. C'est une sensation unique, un frisson intérieur qui transperce la campagne à trois cents kilomètres-heure. Le cœur battant un peu plus à chaque minute, je guettais le lever du soleil sur le désert mouvant qui m'entourait. Spectacle magique. Les premiers rayons brillants venaient se refléter sur le blanc du givre qui recouvrait les champs alentour. Lumière intense. Mal aux yeux. Envie de me perdre dans cette gigantesque patinoire qui s'étend à perte de vue. La lumière scintillait et je regardais le soleil droit dans les yeux, comme pour lui annoncer mon arrivée. Les vaches ne garderont toujours de moi que le souvenir fugace d'un trait d'argent qui s'enfuit comme il est venu.

Bercé par les conversations anodines et le défilement incessant de ce monde monochrome, je me réfugiais contre la chaleur illusoire du rideau à demi-tiré. Les rêves allaient plus vite que le train. Elle sera sur le quai, armée de ce sourire nerveux qui me donnera envie de la prendre dans mes bras. Nous ne dirons rien. Secoués, émus, comme à chaque fois. Dans la voiture qui nous emmènera dans l'auberge, je m'installerai de trois quarts pour la regarder conduire d'une main sérieuse. Je me demanderai à quoi elle pense, comment elle se sent ? Mais aucun son ne sortira de ma gorge : nos corps sauront se dire ces choses bien mieux que nos voix. Dans la baignoire, nous ferons fondre la glace et l'impression de distance à grands coups de savon et de petites caresses. Elle s'enroulera dans un grand peignoir blanc qui laissera apparaître sa peau par endroits. J'aurai envie d'elle et elle aura envie de moi. Nous nous allongerons sur le lit et nous parlerons enfin. Par saccades, par à-coups, par souffles mélangés. Et elle sera à moi.

Je me réveillai en sursaut et consultai ma montre. Encore vingt minutes de voyage. Le siège me semblait moins confortable, j'avais un peu trop chaud et la gorge sèche. Un léger vertige, que je chassai en me massant le cou. Je tirai le rideau d'un coup sec. La lumière était grise et froide. Le train roulait sur un plateau qui dominait une large vallée. Celle-ci était entièrement envahie par un brouillard épais et mouvant qui touchait presque la voie ferrée, comme si nous roulions sur le rebord d'un gigantesque chaudron de sorcière aux émanations enfumées. Des colonnes de brouillard denses et compactes s'échappaient de la masse, formant des volutes qui s'évaporaient progressivement et disparaissaient dans la grisaille ambiante. J'étais fasciné par l'absence de transition entre le plein soleil glacé et ces piliers de brouillard vertical qui relient la terre au ciel avant de se fondre en spirales humides. À l'horizon, forêts et montagnes encerclaient la vallée, empêchant la brume de s'échapper. Il y avait là un paysage irréel et fantastique, et cette impression un peu absurde d'être à bord d'un avion qui survole une mer de nuages.

Le TGV plongea soudain vers l'avant, suivant la voie ferrée qui s'enfonçait dans le brouillard. Le prochain arrêt était au milieu de la dépression, loin en bas dans l'invisible flou de la bruine opaque. J'ai récupéré mes affaires, constaté que mon billet avait été contrôlé pendant mon sommeil, et je me suis levé au moment précis où notre arrivée prochaine était annoncée.
Je tremblais en la sachant si près, je fixais ma montre pour compter les secondes qui nous séparaient encore. Je savais qu'elle ne pourrait voir le train arriver de loin à cause du brouillard, mais j'espérais qu'elle me sentait de plus en plus proche, qu'elle frissonnait nerveusement de plaisir et d'impatience. J'ai ajusté mon écharpe et je me suis engagé dans l'allée.

Le train ralentit, roula au pas. Il était devenu impossible de distinguer quoi que ce soit par les fenêtres. Juste des immeubles, des formes, plus ou moins familières. Je n'en pouvais plus : il fallait que je sorte, il fallait que je la retrouve… Envie de ses lèvres, de son parfum sur ma peau…

Le train s'arrêta dans un sifflement. Je me rendis compte que je n'étais pas du bon côté pour ouvrir la porte. Je me suis retourné, j'ai pressé sur le bouton. La porte me libéra dans un chuintement de victoire. J'ai essayé de prendre une démarche sûre et tranquille pour descendre du train, et je me suis aussitôt effacé pour laisser la place aux autres voyageurs.

Une petite activité anima soudain le quai alors que les uns et les autres se retrouvaient et se faisaient des signes. Moi, j'avançais à pas feutrés, scrutant chaque silhouette qui daignait émerger du brouillard. Je prenais garde à ne pas marcher trop vite, pour être sûr de ne pas la rater. Je voulais la voir avant qu'elle ne me voie. Quelques personnes me frôlaient avec de larges valises, certains se précipitaient vers le passage souterrain pour ne pas rater le car ou la correspondance TER. Et le TGV repartit, dans un sifflement désagréable… Le quai se vida de façon mécanique et j'avais de plus en plus froid. Un courant d'air glacé transperça le crachin et frappa à l'improviste, hâtant le pas des derniers téméraires vers la petite gare rendue anonyme par le brouillard.

Je suis assis sur le banc. Une pensée froide tourne dans ma tête : « Pour notre propre sauvegarde, le brouillard nous dissimule au regard des autres et nous cache ce que l'on a si peur d'apercevoir.  » Je ne me sens pas très bien. Je suis tout seul sur le quai. Il fait très froid et j'ai mal à la tête. Je réalise : elle n'est pas venue, elle n'est pas venue, elle n'est jamais venue. Des mois que je viens la voir et elle n'apparaît jamais. Des mois que je l'attends pour lui donner ma vie, et elle n'existe pas. Des mois que je rêve à chaque voyage sans avoir rencontré le moindre fantôme. Je l'attends un petit peu, au cas où elle apparaîtrait enfin. Je me sens seul, vide, vain. J'attends une femme qui ne sait pas que j'existe, qui n'existe sans doute pas elle-même… Je suis assis dans le froid et je rêve qu'on vient me chercher, qu'on me prend la main. J'ai besoin qu'on me parle, qu'on me demande si tout va bien. Mais il n'y a rien : même le silence ne fait pas de bruit. Je ferme les yeux en pleurant. Il est l'heure d'aller consulter le tableau des départs à l'intérieur de la gare. Rentrer.

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