bulle
My Martin
La cuve se vide, j'ai du liquide jusqu'aux yeux. Le niveau baisse, je respire. Puis la cuve se place à l'horizontale et le couvercle vitré se déverrouille. Je m'assieds, débranche le tuyau assujetti à mon ventre. J'attends un moment que le vertige cesse puis je sors de la cuve. Debout, je m'étire avec un bien-être infini. La cuve revient en position verticale.
Autour de moi, des appareils, des diodes clignotent, des écrans, des lignes défilent. Un reflet sur un écran : un corps nu, poisseux, sous une tête de loup effrayante à la fourrure noire.
Une autre cuve, à côté de celle que je viens de quitter. Elle contient une forme, qui flotte dans le liquide. Les yeux bougent mais semblent aveugles, la gueule s'ouvre et se ferme, des spasmes animent les bras et les jambes. Il me ressemble. Il est identique à moi, plus exactement, mon clone. Je suis sorti, il va sortir.
Un boîtier de commande est fixé sur la paroi de métal, des diodes, un compte à rebours, 0. La cuve se vide, vient à l'horizontale, couvercle déverrouillé. Mon voisin se lève, debout à mes côtés. Tête de loup, langue pendante.
-"Où sommes-nous ?"
Il n'a pas parlé mais j'ai compris. Nous avons les mêmes pensées.
Nous explorons notre environnement, des couloirs exigus, des chemins de câbles, des appareils complexes. Une fine membrane nous sépare de l'extérieur. Je l'éprouve avec ma main, elle résiste, souple, quelle que soit la force que j'imprime. Une bulle.
Nous sommes en hauteur, la vue porte loin. A proximité, des bâtiments illuminés. Géant, le logo vert de l'entreprise : ÉTERNITÉ.
Plus loin, la forêt dense. Au-delà, une ville blanche, de hauts immeubles. Dans le ciel, un flux vertical d'aéronefs. Un halo de brouillard. Un bourdonnement sourd.
-"Je vais sortir. Tu viens ?"
-"Non, je suis trop fatigué."
Il est assis derrière moi. Je descends au niveau des cuves, cherche le couloir principal, des diodes vertes indiquent la sortie Je suis proche de la membrane, le sol est sous la bulle. Un pas, j'ai traversé la membrane imperceptible, je suis sur le sol, mais le haut de mon corps est encore dans la bulle. Je m'écarte. La bulle est isolée sur la dalle de béton. Elle ne repose sur aucun support, flotte en suspension. Elle se déforme au souffle du vent.
Mon clone n'a pas bougé, assis là-haut, tassé sur lui-même, la tête entre les mains.
Dehors... Je ne m'étais pas rendu compte à quel point l'air dans la bulle était vicié. Nous baignions dans la puanteur. L'air frais effleure ma peau, comme un premier amour. Des odeurs déferlent sur moi, me submergent, un flot d'informations à analyser, flore, faune en chasse, effluves lourdes.
Je me dirige vers les bâtiments regroupés à faible distance. Un petit centre, il m'avait paru plus important en hauteur depuis la bulle.
Fort éclairage extérieur. Portes fermées, je teste, une porte cède sur l'arrière, près des poubelles. Lumières à l'intérieur.
L'odeur violente m'agresse. Des bruits de conversation.
Un couloir, un escalier, une vaste salle tapissée d'écrans. Des rangées de postes de travail.
Des cadavres.
Au sol, renversés, affaissés sur les tables. Tous portent une chemise verte avec le logo brodé ÉTERNITÉ, plus clair. Des insectes fuient, des blattes. Elles épargnent certains corps, en recouvrent d'autres, linceul vivant.
Les écrans sont allumés, les informations défilent, lignes de chiffres, images. Les écrans tapissent les murs et diffusent les informations.
"... le désert s'étend... espace-temps... liquide amniotique... instable... hybridation humanoïde loup... couple alpha, contrôle des naissances... hiérarchie, vie en horde... "
Les images montrent le centre, s'attardent sur le logo de l'entreprise. La foule nous entraîne vers la bulle, nous deux les clones, nus avec nos têtes de loup. Les cuves, nous nous allongeons. Nous saluons. Les couvercles se referment. Nous nous débattons, gros plan sur nos yeux exorbités. Cuves verticales. Travelling arrière. Applaudissements, congratulations, discours.
"... zone interdite... puissance étrangère... pandémie foudroyante... terrorisme ? ..."
Je parcours les allées. Les corps sont méconnaissables, gonflés, informes. Ils semblent avoir baigné dans l'acide. Des blessures vertes, des nerfs blancs, des moirures rouges, des lambeaux pendants. Les vêtements frémissent, les insectes emplissent les bouches, les yeux, les nez.
Des restes de vie. Au bout d'une rangée, un humanoïde agonise, ses yeux bougent, sa bouche tremble, flot de salive. Morceaux d'insectes.
Ces évènements sont récents, nous n'avons pas passé beaucoup de temps dans la bulle.
Couloir de sortie. Encore des images sur les écrans.
Nous les clones. Un scientifique soulève une babine avec une pince, la caméra filme les crocs. Un autre écarte les poils noirs dans le cou : la cicatrice de la greffe, trait boursouflé entre le corps et la tête.
Je cherche fébrilement les blattes, partout immiscées dans les plis de mon corps. Je les écrase entre mes doigts. Mes ongles labourent ma chair, mes démangeaisons sont insupportables. Des taches vertes s'étendent sur ma peau.
Dehors la nuit est tombée.
Les ombres se profilent, se pressent. Loup gris, la horde derrière lui, truffes au vent, ils détectent les corps dans le centre.
Je tiens la porte, la cale ouverte avec une pierre plate. Le loup gris entre le premier, la meute se rue à sa suite.
La bulle, je suis à l'intérieur. Mon clone n'a pas bougé, il est dans la même pièce, tassé en boule. Il respire avec difficulté.
Je le prends par la main, le soutiens, l'amène dans la pièce des couchettes, soulève ses jambes, l'aide à s'allonger. Sa respiration est sifflante, intermittente.
Je m'allonge au même niveau, engourdi. Le sommeil m'emporte.
La menace me réveille en sursaut. Une ombre immense me domine. Mon clone, une lame -ou un couteau- à la main. Il s'abat sur moi, je le repousse, il tombe au sol, m'entraîne.
-"Rends-moi ma tête."
Je tiens la main armée au sol. Force décuplée. Je suis bloqué sous lui, il brandit le couteau. Mes mains cherchent son cou, mes doigts s'enfoncent dans la cicatrice de greffe, mes pouces plongent dans la chair, fouillent. La cicatrice fragile s'élargit, les raccords entre les artères, les points, cèdent, le sang gicle. J'atteins la colonne vertébrale. Mon clone s'effondre sur moi, bascule sur le côté. Le couteau m'entaille l'épaule. Je me dégage, couvert de sang.
Il est sur le dos, il écume, les yeux révulsés.
Il est moi, je ne veux pas qu'il meure.
Je le porte dans mes bras. La pièce des cuves. Je me souviens du reportage au centre, ... "liquide amniotique".
J'appuie au hasard sur les boutons, la cuve se place à l'horizontale, le couvercle se débloque. J'allonge mon clone inerte, branche le tuyau sur son ventre. Je peine, la prise bouge, mal fixée dans les chairs tuméfiées.
La cuve détecte le corps, le couvercle se referme avec un claquement, cuve verticale, le liquide afflue. Un liquide trouble, visqueux, dans lequel flottent des paquets blanchâtres.
Mon clone est informe, visage écrasé contre la vitre, bouche ouverte. Sa tête d'animal est presque détachée, retenue par la colonne vertébrale. Sa main est crispée sur le couteau. L'espace intérieur se remplit de liquide. Mon clone se déplie.
J'ai l'impression que les traces vertes sur sa peau s'estompent, les gonflements s'atténuent.
-"A tout à l'heure."
Je passe ma main sur le couvercle transparent.
Je suis dehors.
La ville au loin, dans un cylindre éblouissant. Le flux d'aéronefs est intense. Les lumières rouges, bleues, les enseignes, les flashs, colorent les nuages. Des notes de musique.
Le loup gris, les loups affluent, armée aux aguets. Frémissants.
Je brûle, ma peau se fend, suinte.
-"Mes amis, allons en ville. Ils nous ont tout pris, ils ne respectent rien. Offrons-leur notre seul bien, la mort."
Les loups hurlent à la nuit.
*