Buttero !

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Buttero !

- La Maremme en Italie… ce qu’on appelle aussi la Camargue italienne, ça vous tenterait ?

Il fallait vraiment qu’il ait un caractère heureux pour ne pas perdre patience avec une telle cliente.  En une heure, c’était la sixième proposition de voyages qu’il lui faisait ! Et à en juger par son visage inexpressif, cette destination n’avait pas l’air de l’intéresser plus que les précédentes.  « Une beauté à couper le souffle mais ça doit être une sacrée chieuse, pensa le vendeur en arborant son meilleur sourire commercial. A son âge, on dirait que tout la barbe déjà, pas étonnant qu’elle parte seule ! »

De l’autre côté du bureau, Lou Bardin se renfonça sur son siège en secouant négativement la tête :

- J’ai beau réfléchir,  me triturer les méninges, la Maremme, ça ne me dit rien du tout. Je crois même que c’est la première fois que j’entends ce nom. Pourtant, je travaille dans le luxe, alors l’Italie, j’y vais chaque année pour les défilés de mode ou les salons de design.  Rome, Milan, je connais par coeur… mais la Maremme, non. Ca se trouve où, exactement ?

L’agent ne put réfréner un soupir de satisfaction. Ouf ! Il avait réussi à l’accrocher !

- C’est en Toscane, au bord de la mer tyrrhénienne.

Avec la mine émerveillée d’un enfant récitant sa liste des cadeaux de Noël, il se mit à énumérer les beautés de la Maremme :

- Plages sauvages, pinèdes immenses, oliveraies, canaux, marais, chevaux sauvages, buffles, vaches aux cornes en forme de lyres gardées par des gardians à cheval, les butteri… bref, dépaysement total garanti à quelques heures de Paris… En plus, si vous saturez de nature ou du farniente, ça ne manque pas de vestiges. C’est une vieille terre historique occupée jadis par les mythiques Etrusques….

Il avait dit cela comme s’il s’attendait à un tonnerre d’applaudissements.

En guise de réponse, Lou le dévisagea. Ils devaient avoir approximativement le même âge mais à côté de lui, de sa manière vive de parler, de son enthousiasme, elle se sentait éteinte, une coquille vidée de l’intérieur. Cette idée de faire un break était vraiment la meilleure qu’elle ait eue depuis longtemps. Si la construction de sa carrière professionnelle avait été son obsession d’ancienne adolescente ayant supporté l’humiliation de négocier chaque mois les retards dans le règlement des ardoises familiales chez l’épicer du coin, elle était devenue son enfer. Elle engloutissait tout : son temps, son énergie, toute la flamme, la passion de sa jeunesse  ! Malgré les compléments alimentaires survitaminés dont elle se bourrait, elle ressemblait à un  boxeur KO après le match de trop. Au bout du rouleau, elle n’avait plus le goût à rien, même pas à choisir un voyage ! Ce ce qui lui pendait au nez, c’était de se réveiller un beau matin en regrettant d’avoir sacrifié ses plus belles années aux relations publiques de «Luxe & compagnies». Et si à quinze ans, elle s’était fait la promesse de ne plus jamais manquer d’argent, elle avait aussi rêvé d’une vie avec un mari, des enfants, des fêtes de famille, des bobos à soigner, des chagrins à consoler…

- Moi, poursuivit le vendeur, je dis toujours aux clients : le bonheur, c’est l’invité surprise des vacances. Et il y a toujours une destination de vacances où on le rencontre.  Parfois, on va le chercher de l’autre côté de la terre alors qu’il nous attend, là, à portée de main… La Maremme, c’est peut-être votre terre du bonheur ?

Miraculeusement, il avait prononcé le mot juste. Ce « bonheur » claqua comme une promesse dans le cœur de Lou. Il résonna si fort avec ses espérances secrètes qu’elle ouvrit immédiatement son sac pour en extraire sa carte bancaire.

- C’est réfléchi. Je pars en Maremme ! Faites les réservations de transport, celle de la chambre, si possible avec vue sur mer dans un hôtel de caractère, ce sera parfait. Inutile de perdre du temps, je vous règle la totalité tout de suite.

Interloqué par la rapidité de sa décision qu’il prit pour un caprice de diva, le vendeur afficha un sourire poli.

- Vous voulez un interprète ?

- Non, je parle italien.

- Vous souhaitez que je réserve un circuit découverte, peut-être ?

- Non, je préfère me poser et me laisser porter par les évènements.

Quinze jours plus tard, son sac de plage en bandoulière, Lou marche sur le chemin de terre rouge conduisant à la mer dont elle aperçoit le ruban bleu. Le visage radieux, elle esquisse un sourire.  Dire qu’elle aurait pu aussi bien partir à Goa en Inde, Miami en Floride, Cancun au Mexique, Le Cap en Afrique du Sud… C’est étrange comme des paroles lancées en l’air par un inconnu semblent parfois portées par le destin ou soufflées par un ange gardien cherchant à vous tendre la main… Oui, hier, le bonheur s’est abattu sur elle, sous la forme d’un coup de foudre balayant de plein fouet jusqu’au souvenir des mauvais jours.

Pour la centième fois depuis son réveil, elle se repasse avec délice le film de cet instant. S’arrêtant à l’ombre d’un muret de pierres, elle ferme les yeux, serre les paupières comme si elle voulait ne plus jamais les rouvrir pour garder à tout jamais le moindre détail de sa rencontre avec Stefano. Mais au moment où elle va s’abandonner à son plaisir, la terre résonne sous ses pieds. On dirait des battements de tambours de guerre ? ! Stupéfaite, elle ouvre les yeux et aperçoit au loin une horde de jeunes chevaux sauvages. Dirigés par un cavalier, ils traversent à plein galop l’épaisse futaie de pins parasols. Dans sa poitrine, son cœur s’emballe. Malgré la distance et le traditionnel chapeau de feutre des gardians de la Camargue toscane qui dissimule leur visage, elle le sait, elle le sent, la moindre parcelle de sa peau le lui crie : c’est Stefano ! D’ailleurs, s’il monte comme tous les hommes de Maremme en tenant ses rênes d’une seule main, il n’y a que lui pour tenir aussi fièrement qu’un étendard de chevalier l’ucino, la longue branche de noisetier fourchue servant à conduire les bêtes ou fermer une barrière. Et il n’y a que lui pour ne faire qu’un avec son cheval. Entre eux, l’osmose est si parfaite qu’à cette distance, ils forment un centaure puissant exécutant une chorégraphie réglée au millimètre près.

Son corps de liane tendu comme un arc, Lou retient son souffle, hypnotisée. Le bleu de la mer au bout du chemin, la lumière limpide, l’odeur des pins parasols, la beauté des oliviers centenaires aux troncs torsadés comme des oeuvres d’art, plus rien ne compte. Elle brûle à la seule pensée de ce visage qui semble avoir été sculpté dans le marbre par un artiste du Quattrocento. Elle murmure « Stefano, Stefano » comme s’il pouvait l’entendre, en frémissant de désir. De peur aussi.

Est-ce qu’elle n’est pas en train de devenir folle, elle, Lou Bardin, surnommée « cœur de pierre » par ses copines, elle qui a fait du self-control la ligne de conduite de sa vie ? Retenant de la main droite ses longs cheveux blonds soulevés par la brise légère, la main gauche en visière devant ses yeux pour les protéger de la lumière, elle regarde disparaître les chevaux de l’horizon. Le cavalier aussi. Pour un peu, elle se mettrait à pleurer tant le monde lui paraît soudain désespérément vide. «  Est-ce que je vire dingue ? » se répète-t-elle plusieurs fois comme pour se convaincre d’avoir encore toute sa raison. Jamais elle n’a ressenti une  attirance si violente, si soudaine pour un homme. A peine l’a-t-elle aperçu hier au milieu des butteri  passant en cavalcade devant son hôtel qu’elle n’a vu que lui, rien d’autre que lui ! Pourtant, rien ne le distinguait à priori des autres cavaliers. Comme eux, il portait la traditionnelle chemise blanche, le gilet et le feutre noirs, les jambières de cuir. Mais outre sa beauté, il irradiait d’un mélange de sensualité, de naturel, de force, de virilité qui l’a immédiatement bouleversée, transpercée. Incapable de résister, elle a senti son corps se réveiller brutalement comme la nature après un long sommeil hivernal. Cramoisie de honte parmi les autres clients de l’hôtel, elle a été incapable de détacher son regard des mouvements de ses hanches qui s’accordaient divinement à ceux de son cheval. Elancé, mince, musclé, racé comme son maître, celui-ci n’avait pas grand chose à voir avec les autres chevaux Maremmanos qui l’entouraient. Issus d’un mélange espagnol, arabe, barbe remontant à l’Antiquité, ces derniers étaient petits, rustiques, sans grâce particulière. Lui marchait comme s’il dansait dans la lumière orangée. Souvent invitée par les maisons de haute couture ou de joaillerie à assister à des courses prestigieuses, des concours d’obstacles internationaux, Lou avait pu admirer de près la beauté des grands cracks. Jamais, elle n’avait  observé chez l’un d’entre eux un tel regard, ouvert, vif, intelligent, conquérant. Bai brun, avec une longue crinière noire, ce cheval paradait fièrement en observant le public avec curiosité et une assurance de mâle dominant.

L’intérêt de Lou pour le cavalier et son cheval n’avait pas échappé à Vati, la directrice de l’hôtel qui l’avait prise sous son aile maternelle dès son arrivée. Se glissant discrètement à côté de Lou, elle avait chuchoté avec un air de conspiratrice : « ce cheval, c’est Ursus. Il a du pur-sang anglais, c’est pour ça qu’il est grand et fin … Vous êtes jeune mais si ça vous dit quelque chose, c’est un cousin d’Ursus del Lasco, le vainqueur de la Coupe des Nations et du Championnat d'Italie de saut d'obstacles en 1974… Pas besoin d’être spécialiste pour voir que c’est une bête exceptionnelle…  il ne lui manque que la parole à ce cheval…» Marquant un temps d’arrêt pour appuyer son effet, elle avait rajouté avec un clin d’œil espiègle : « son cavalier, c’est Stefano, le chef des butteri et le propriétaire du domaine… Irrésistible, non ? … Un homme comme on n’en fait plus… de la vraie noblesse toscane. Sa famille remonte au XVème siècle, les fondateurs de la banque Monte dei Paschi à Sienne… la première banque du monde… Stefano, il pourrait être à Florence, Rome, Londres… mais c’est un homme de sa terre … et célibataire ! »

Après les démonstrations de lasso et de marquage des animaux où Lou avait admiré Stefano terrassant un taureau monstrueux de puissance, Vati avait tenu à les présenter personnellement. A peine la main de Lou avait-elle effleuré la pulpe des doigts de Stefano qu’elle avait frissonné comme une feuille. Une onde électrique avait alors traversé son corps, une vague de chaleur envahi ses reins, le feu embrasé son ventre.… Plus tard, quand il s’était mis à lui raconter que l’écrivain allemand Goethe avait formidablement décrit le travail des butteri au XVIIIème siècle, elle avait dû lutter de toutes ses forces contre l’envie irrépressible de poser ses lèvres sur la bouche charnue et dessinée… Toute la nuit, elle s’était tournée, retournée dans son lit. Mille fois, elle avait revu son sourire étincelant, entendu sa voix grave et assurée, rêvé que ses jambes musclées enserraient non pas le corps d’Ursus mais le sien, que ses longues mains la caressaient comme si elle était un monde à découvrir, que sa langue se perdait à la manière d’une plume dans l’échancrure de son chemisier. Mille fois, elle avait tressailli en se souvenant de cette seconde où elle avait frôlé son avant-bras dénudé. Cette intimité physique l’avait électrisée, laissée sans force.

 

Repartie sur le chemin conduisant à la mer, Lou se dit qu’elle voudrait qu’on la pince pour être sûre de ne pas rêver. Elle voudrait qu’on la retienne pour ne pas souffrir. Si elle s’était trompée ? Si elle s’était laissée emportée par l’atmosphère romantique du feu de branches de châtaignier dans la cheminée ? Si elle avait interprété l’intensité du regard de Stefano, le frôlement appuyé de sa main sur la sienne quand, au pied de l’escalier monumental qui conduit à sa chambre, il s’était incliné respectueusement devant elle pour un baisemain ? Cet homme qui ne se livre à aucun jeu de séduction comme les hommes qu’elle fréquente habituellement lui fait perdre tous ses repères. A moins qu’elle ne soit tout simplement en train de se faire « son cinéma » à cause de ce vendeur et son histoire de bonheur ? Cela n’aurait rien d’étonnant. Depuis sa rupture il y a trois ans avec Maxence de la Taille, sixième du nom d’une riche famille champenoise, elle doit bien se l’avouer, sa vie est aussi réussie professionnellement que ratée sentimentalement. « Vingt-neuf ans, tout le monde lui dit que c’est « le bel âge » mais le bel âge, pour quoi ? » s’interroge-t-elle de plus en plus souvent. Elle a pris de l’assurance, est devenue une figure incontournable du secteur du luxe, croule sous les invitations mais le temps qui passe l’effraye de plus en plus. Il y a toujours quelqu’un qui l’attend… mais jamais chez elle !   Non pas qu’elle manque de prétendants. Avec ses longs cheveux blonds, ses yeux verts, sa peau d’albâtre veloutée et ses jambes interminables qui lui ont valu de défiler pour l’agence Elite à dix-sept ans, elle aurait pu épouser tous les princes de sang de la planète. Mais ce qu’elle a toujours voulu, c’est un prince de cœur, une âme sœur, un homme solide sur lequel s’appuyer pour parcourir ensemble le chemin de la vie. Pas un de ces bellâtres parisiens vides et narcissiques qui ne vont jamais au-delà de ses apparences. Il y a longtemps, elle avait entendu un psychologue affirmer à la radio qu’il y avait une sorte de fatalité dans l’amour. Elle avait trouvé ça totalement débile mais depuis hier, elle a envie qu’il ait raison, que l’amour ne soit pas comme elle l’avait toujours claironné une conquête mais un cadeau des hasards de la vie auquel il fallait savoir s’abandonner.

Lou respire à pleins poumons l’odeur des résineux mêlée à celle de la mer. Si quelqu’un lui demandait à ce moment précis ce qu’elle éprouve, elle répondrait sans hésiter « l’impression de renaître, d’effacer des années perdues à courir. » A courir après quoi ?  des collections qui n’ont de vrai que leur côté éphémère ? « Ici, il suffit de regarder autour de soi pour apprécier la beauté à l’état pur » se dit-elle en admirant des vaches. Massive avec sa robe gris sombre, altière avec ses cornes en forme de lyre,  dans une scène remontant à la nuit des temps, l’une d’entre elles allaite son veau. De temps à autre, elle se retourne vers lui pour le lécher avec une infinie tendresse qui tire des larmes à Lou. Est-ce qu’elle connaîtra elle aussi cet état de bonheur parfait ? Mais la vache frissonne. De ses grands yeux étirés en amande, elle fixe Lou. Dans son mufle cerclé d’un filet blanc, ses naseaux frémissent. De son sabot noir, elle gratte rageusement le sol, fait voler l’herbe et la terre. Elle va charger, combattre jusqu’à la mort s’il le faut l’intrus qui lui paraît menacer la vie de son petit. Prise de panique, Lou n’ose plus bouger d’un pouce. Tétanisée, c’est à peine si elle entend le frappement des sabots et le hennissement perçant d’Ursus. Sa longue crinière flottant au vent, celui-ci vole à son secours comme une flèche, galope droit sur la vache, vire autour d’elle, se cabre pour l’effrayer par une démonstration de force. Sur son dos, Stefano fait tournoyer son lasso comme un rapace au-dessus de la vache pour détourner son attention. Puis, basculé sur le côté de sa selle, il la déséquilibre en brandissant contre elle l’ucino. Revenu au triple galop vers Lou, il la soulève de toutes ses forces et la pose sur l’encolure d’Ursus. Son visage est blême.

- Vous ne vous rendez pas compte, cette vache aurait pu vous piétiner ! gronde-t-il en lui lançant en même temps un regard qui l’enveloppe comme une étreinte. J’ai eu tellement peur quand je vous ai aperçue face à elle ! Si Ursus n’avait pas senti le danger, s’il ne s’était pas mis à frapper le sol et à pointer ses oreilles dans votre direction, je ne me serais douté de rien

Lou pleure des larmes de joie et de frayeur. Les doigts enroulés dans la crinière d’Ursus, elle s’accroche à Stefano comme à une ancre puis se love, s’appuie de tout son poids contre lui. Aussi loin qu’elle remonte dans sa mémoire, jamais, elle n’a ressenti un tel sentiment de sécurité.

Il chuchote à son oreille :

- On pourrait peut-être se tutoyer, non ?

- Oui, plaisante Lou, je crois qu’on a fait le tour des présentations,.

- Moi, je crois qu’Ursus a mérité son bain de mer. On l’emmène ? Il y a une plage à l’embouchure de l’Ombrone que je voudrais vous montrer.

 

Quelques instants plus tard,  sur une plage sauvage où la mer tyrrhénienne  semble défier la terre en se fracassant contre elle en énormes rouleaux,  Ursus entre dans l’eau, libre comme un vrai cheval de Maremme tandis que sur un vieux troncs flotté, blanchi à force d’être cent fois roulés par les vagues, Lou et Stefano échangent un baiser qui annonce que ce soir, leurs corps ne feront plus qu’un, soulevés par la houle de leur désir. Perdue dans l’intensité des yeux noirs de Stefano, Lou n’y voit que le bonheur, à l’état pur. Elle sourit. Il ne lui aura fallu que quelques jours pour vérifier que la vie n’est pas un défilé de mode où tout s’arrête une fois le rideau tombé et la saison terminée. Quelques jours pour que tout ce à quoi elle avait cru explose, sans lui laisser aucuns regrets. Quelques quelques jours pour vérifier comme lui avait dit l’agent de voyages que la Maremme était la terre de son bonheur.

A cet instant, le mot « fin »  apparaît normalement. Mais c’est juste là que la véritable histoire de Stefano et Lou commence.

Hélène Nemirov

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