ça pousse sous l'béton

Beneset

« Ils disent tous avoir planté des graines de carottes, de salades, de poireaux... Mais ne sont-ce pas là plutôt les premières graines d'un monde meilleur ? » Valia

Je viens d'arriver dans le quartier; je suis nouveau. Une semaine à peine que je suis ici et pourtant je le sais on m'a déjà repéré, identifié. Je n'ignore pas que les commères sur le pas de leur porte me fusillent du regard. Pourtant, tous ces gens ne me connaissent pas, ils n'ont qu'une image de moi, celle que je veux bien leur accorder. Ils seront bien surpris je pense avec le temps... Et me voilà donc à me lever avec le jour et, mains dans les poches à mettre la route sous mes pieds. Je ne pars pas bien loin, juste faire un tour dehors. Je respire un bon coup et jette un regard aux encombrants. Ma lubie? Une de mes lubies devrais je dire, c'est la culture maraichère, et plus particulièrement en ville. N'ai-je que ça à faire? Perdre mon temps en de telles futilités? Non, rassurez vous je suis aussi un bon étudiant en cinéma. Et les cours me prennent du temps, et les cours me passionnent. Mais certains utilisent leur temps libre à être derrière un écran, d'autres à faire du sport; et bien moi je l'emploie à jardiner. Mais, la ville est recouverte de béton. Pour autant, je ne vais pas m'interrompre : je construis alors des bacs pour y mettre la terre. D'où les encombrants. Me voilà donc à la recherche de meubles à réutiliser, de palettes et de mille autres choses permettant de bricoler une jardinière. Tandis que je vois mes voisins filer au travail je sifflote d'un air gai. J'ai enfin trouvé ce qu'il me faut, la bonne pièce. C'était une bibliothèque dans un beau bois massif. Tout à l'heure, je vais la débiter et en faire les planches nécessaires à ma construction. Plus loin, c'est un vieux lit que je trouve, et plus loin encore une planche. Peut être même pourrais-je en construire deux. Ou plutôt, pourra-t-on...

Alors que, pressé, je monte dans la voiture un jeune se jette devant moi. Je klaxonne, d'agacement. Il se retourne à peine et continue sa route, tranquillement. Ce gosse est arrivé ici il y a quelques jours à peine et déjà quelque chose en lui m'énerve. Je ne l'ai croisé que quelques fois mais il me fait une drôle d'impression. Que fait-il dans la vie? Que peut faire quelqu'un comme lui? Avec ses cheveux longs et gras il semble si paumé. Ce n'est pas en restant les bras ballants qu'il avancera dans la vie. Ferait mieux de bosser... Et voilà, il a réussi le gamin à t'énerver Gilles...

Après une bonne douche et un café bien fort je travaille un peu mes cours. Il me faut un moment pour m'y mettre. Heureusement que le cadrage est intéressant. Je planche actuellement sur le story board d'un court-métrage. C'est une adaptation d'un livre que j'avais lu des années auparavant: celle d'un oiseau enfermé pour sa différence et sa beauté. Tout l'enjeu du travail est de donner une utilisation dramatique à la caméra. Comme le dit si bien l'un de mes profs: raconter une histoire avec les seules images. Selon le cadrage le même film aura des tonalités radicalement différentes. Je ne suis gêné que quatre heures plus tard par un appel impromptu de Julien, un pote de la fac. Comme j'ai bien avancé je m'arrête. Il est bientôt l'heure de toute façon...

C'est l'heure. Je quitte l'appartement pour aller chercher Medhi et Samia. En bas, dans une plate-bande un nouvel arrivant a installé un véritable chantier. Il scie et cloue des planches entre elles. Que fait-il? Il semble si absorbé. Malgré moi je me prends à m'approcher, sans pour autant lui adresser la parole. Il a mis en pièces une étagère et en fabrique un bac. Il se retourne soudain et dans un sourire me demande :

vous m'aidez?

Son regard est éclatant. L'ado a l'air largué...

je vais chercher mes enfants à l'école

a tout à l'heure alors – dit il avant de se remettre au travail

Quand, vingt minutes plus tard nous repassons avec les enfants il remplit un premier bac de terre. Me voyant il me sourit, éclairant son visage, et nous propose de l'aider.

ces bacs, à quoi vont ils servir ?

Allez maman, on peut?

On y plantera des légumes et...

Je commence à lui expliquer la démarche et ses enfants continuent de mettre la terre dans le bac, ou plutôt ils la mettent et l'enlèvent, la remettent et la ressortent. Elle paraît à la fois impressionnée par l'idée et séduite. Eux aussi le sont, ils aiment mettre les mains à la terre. Sentant qu'ils ne vont plus tarder à aller prendre leur repas je leur propose de mettre en sol quelques plants, pour manger plus tard. Ils sont tout simplement ravis. Et à voir le sourire de leur mère ils ne sont pas les seuls. Comme ils sont un peu lents et maladroits, encore tout petits, elle les aide. Victoire aurais-je envie de crier! Victoire!

De retour de l'école je constate que le garçon, comment s'appelle-t-il déjà? Je ne sais plus, ou je ne sais pas. Toujours est-il que ce jardinier n'est plus là. Mais à coté du premier bac il reste des planches. Projette-t-il d'en construire un second? En tout cas, l'idée est bonne : permettre à chacun de cultiver et de récolter; de la nourriture gratuite. Bien sur comme il l'a dit, on ne va pas nourrir l'immeuble avec deux tomates, mais c'est la démarche qui compte. Et puis ça me plaît plutôt bien cette idée de travailler la terre, comme avant, à Temsamane. Abdel sera fier de moi si je continue à avoir « de la terre sous les ongles » comme il le dit.

Voilà, une journée de finie. Enfin; je vais pouvoir me poser, reposer mon dos, reposer mes jambes, reposer mes mains. Je rentre, pose mes clés et allume la télé. Commence à faire frais maintenant, et la nuit qui tombe de plus en plus tôt : à peine finit-elle quand tu pars et tu rentres chez toi dans le noir, voilà qui s'appelle avoir une journée bien remplie mon vieux. Et voilà que je me mets à parler seul, je deviens donc fou? Ou sénile? Elle me le dit depuis des années ma fille que je devrais en prendre un d'animal. Mais quoi? Un chat? Je ne les supporte pas : les mâles puent et se battent et les femelles ont des chaleurs, mortelles pour les tympans. Un chien alors? Surement pas, il serait inhumain de l'enfermer dans un si petit appartement, et je n'aurais pas le temps de le promener. Et pourtant un chien... Ah, ce que je les aime, comme à la Berusguierre par exemple, Kamo... Non, ne plus y penser... Marie a raison, je vis dans le passé, un passé révolu. Me concentrer sur le temps présent, me reposer, un peu, pour pouvoir retravailler demain et les jours suivants... Sur TF1 les informations montrent...

A table, c'est prêt

on arrive

Medhi, Samia et Iliés ne m'ont pas menti : ils sont là l'instant d'après, déjà attablés. Je les sers et fais la vaisselle. Iliés me regarde et comme à son habitude pose la question rituelle:

maman?

Oui?

Pourquoi tu manges pas avec nous? Tu n'as pas faim?

Non, j'ai déjà mangé pendant que je préparais le repas, je n'ai plus faim

c'est pas bien... Dis, c'est quand que tu manges avec nous?

Un de plus, un repas de plus que maman ne mange pas avec nous. Pourquoi? Pourquoi est-ce qu'elle a les yeux rouges et humides quand on a cette conversation? Pourquoi est-ce qu'elle change de sujet? Elle croit qu'on ne voit pas qu'elle devient de plus en plus fine?

eh, Iliés tu...

chut, je mange

Je n'ai pas envie de parler, pas ce soir. Si papa était là au moins on pourrait faire rire maman... Maman me regarde bizarrement maintenant, comme si j'avais dit une bêtise...

3:10. Le réveil indique trois heures dix en gros chiffres rouges. Et voilà, encore une fois réveillé par les insomnies. Foutues soient-elles, elles qui m'empêchent de jouir d'une nuit calme et me collent des migraines. Vingt ans que ça dure; depuis... Oui, depuis... C'est bien ça... Merde, Gilles, reprends toi! Tu vas pas te laisser abattre comme ça! Et puis arrêtes de ressasser ces vieux souvenirs, ça va te rendre fou à force... Mais quoi faire alors? Prends un livre, et bouquines. Non, je les connais tous par coeur, et je n'y ai plus de plaisir. Tout est devenu si fade...

Fade, oui, la vie l'est. Ou en tout cas, c'est comme ça que je la sens. Depuis le départ de Nicolas... Je ne peux même pas dire qu'elle soit plus dure, ça serait faux, mais je n'ai plus de plaisir. Bien sur, les enfants sont toujours aussi adorables qu'avant mais... C'est moi, moi qui ai perdu goût à la vie. D'ailleurs je ne cuisine pas, je mange à peine. J'ai peur, peur qu'Iliés n'ai compris. Medhi et Samia sont encore trop petits, mais lui... Je ne veux pas qu'il ai cette image de moi... Cher journal, que faire?

Arrêtes, Leïla, poses ce stylo, vas te coucher. C'est vrai, c'est ce qu'il faut faire. Mais une fois dans le lit, les mauvaises pensées reviennent m'assaillir. Penser à quelque chose de positif... Dur... Ah, si... Ce garçon, ce jardinier, lui il a un sourire qui me plaît, et un je ne sais quoi qui fait penser à Nicolas. J'aime son idée de créer un jardin pour tous, de planter dans les villes. Chut, Leïla! Ne peut s'empêcher de crier la voix de ma mère, la voix de ma conscience, tu vas réveiller les enfants avec ton rire! Oui, mais c'est si drôle; j'en viens à imaginer des chèvres traversant la route et des poules allongées sur le trottoir, des ânes dans les boutiques et des moutons dans les parcs. Les platanes si tristes sont remplacés par des figuiers arborant fièrement leurs fruits et les lampadaires par des amandiers, les massifs buissonneux par des cactus. Et puis, le goudron se teinte, devient orangé, se transforme en sable; les routes sont pistes. Et peu à peu, le Maroc de mon enfance surgit. Il fait bon, je me laisse entraîner par cette vision...

Le bac sera-t-il encore debout? Avec le vent qu'il y a eu cette nuit rien n'est moins sur. Je prépare rapidement mes affaires et je file, mais avant je voudrais passer le voir.

oups, pardon madame

Tout pressé que je suis je n'avais pas reconnu cette femme qui a les mains plongées dans la terre: celle qui m'a aidé hier. Elle est belle, et son regard...

je suis vraiment désolé, je ne voulais pas vous bousculer...

ne vous en faîtes pas. Et merci...

merci?

Pour ces plantations

tout le plaisir est pour moi; vous êtes gourmande?

Pardon?

Et puis merde, les cours se rattrapent, pas certaines discussions, certains échanges. Je ne suis pas étudiant en psycho mais il n'y en a pas besoin pour voir que nous sommes là dans un de ces moments privilégiés.

au revoir Leïla, à bientôt, et merci pour tout

merci à toi, et à bientôt

J'ai peut être loupé un cours mais au moins j'ai fais connaissance avec l'une de mes voisines. Leïla m'a confiée qu'elle n'avait plus goût à la vie depuis l'accident qui avait causé la mort de son mari et de sa sœur. Il était cuisinier et à compter de ce jour elle avait refusée de faire autre chose à manger que des boîtes de conserves et des sachets de surgelés. Et elle même ne mangeait que le stricte minimum pour tenir debout. Mais, avait elle ajoutée, ces plants lui avaient fait du bien, et elle avait esquissée un sourire plein de souffrance et pourtant si beau.

Putain de migraine! Pire que toutes, au point que la mère Poulieu me dise de rentrer, me renvoie en somme. Il est vrai que ce matin mes mains tremblaient tant que j'en ai eu du mal à conduire et que pour moi, dans cet état, un sécateur eut été une arme. J'ai du prendre le bus, et laisser la voiture là bas. Je la récupérerai demain mais aujourd'hui ça n'aurait servi à rien. Quoique... Mais oui, ça aurait été la bonne solution... Suis-je con?

Attention!

je sursaute. Sans m'en rendre compte je suis arrivé dans la résidence. Si on ne m'avait pas tiré de là je mourrais écrasé par un jeune con en scooter. Mais d'ailleurs, à propos de jeune, mon sauveur est le petit jeune que j'ai déjà failli écraser, drôle de coïncidence. Il est dans les platebandes, boueuses aprés la pluie. Mais il n'a donc jamais cours, il ne travaille pas? Cette question me brûle la langue et je ne peux plus me retenir :

dîtes, si c'est pas indiscret, vous faîtes quoi dans la vie?

Je fais des études de cinéma, et pendant mon temps libre je jardine...

Je n'en crois pas mes oreilles...

vous jardinez?

Oui, c'est ma passion...

et vous jardinez quoi?

Et la conversation continue. Finalement ce gamin est loin d'être con, il me plaît même bien. Sympa son projet social; les Incroyables Comestibles, faudra que je regarde sur Internet. Avant qu'on ne se sépare il m'a laissé l'adresse sur un petit bout de papier : http://incredible-edible.info/. Et puis il m'a redonné goût au jardin, celui qui avait disparu. Je vais pouvoir l'aider, il est intéressé et semble motivé. Alors peut être y a-t-il de l'espoir au fond, peut être tout n'est-il pas englouti sous ce goudron. Oui, j'ai bien l'impression que ça pousse sous l'béton... Et pour la première fois depuis longtemps je prends plaisir à rester dehors, je m'assieds sur un banc, sous un arbre. Juste pour savourer cette journée. J'avais oublié ce plaisir tout simple.

J'ai eu un huit en histoire aujourd'hui, et un six en mathématiques, et j'ai pris trois heures de colle parce qu'un troisième m'a poussé dans l'escalier et que c'est lui qui a fini chez le médecin. Mais je m'en fous, je m'en fous parce que je suis heureux. Tout à l'heure, pour la première fois depuis que papa est parti je l'ai vu sourire, j'ai vu sourire maman. Et ça, rien ne pourra m'enlever cette joie là.

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