CAM@RDAGE (chapitre 10)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

10

 

‒ C'est tout ce que je peux vous raconter, dis-je en guise de conclusion.

Jacques Delorme me regardait avec insistance, attendant sans doute une nouvelle déclaration qui éclaircirait peut-être une des nombreuses zones d'ombre de cette histoire. Au bout de quelques secondes, il se racla la gorge et tourna vers lui l'ordinateur portable de Johanne, que j'avais déposé sur mon bureau. Nous étions venus le chercher lorsqu'il était passé me voir au laboratoire, une heure plus tôt. Une fois au calme, je lui avais relaté toute l'histoire, depuis ma rencontre avec Johanne jusqu'à ma dernière incursion sur Yahoo Bavardage.

‒ Bien entendu, dit-il, j'emmène l'ordinateur ; c'est peut-être un élément important du dossier.

J'acquiesçai, heureuse qu'il m'ait prise au sérieux.

‒ De plus, il appartenait à Johanne donc, s'il ne nous est pas utile, nous le rendrons à sa famille.

Cette dernière remarque m'enleva mes illusions. J'avais cru innocemment que le policier adhérait à ma thèse mais je devinai qu'il n'en était rien. Je pris la mouche et demandai avec une agressivité que Delorme ne méritait pas :

‒ Vous le rendrez lorsque l'affaire sera classée ?

‒ Solutionnée plutôt. Mais il n'est pas certain que la clé de l'énigme se trouve là-dedans, répondit-il en tapotant la housse de l'ordinateur.

‒ Comment cela ?

‒ Nous avons d'autres pistes : le crime passionnel, une vengeance, un règlement de compte…

Je voyais parfaitement à quoi il faisait allusion en parlant de crime passionnel. Anthony Lapointe était toujours sur la sellette. En revanche, le motif de la vengeance me paraissait assez flou. Certes, le père de Johanne, récemment libéré, s'était soustrait à tout contrôle judiciaire et n'avait toujours pas donné signe de vie, mais s'il pouvait figurer comme suspect, cela ne faisait pas de lui un coupable. Quant au règlement de compte, l'hypothèse me paraissait relever de la plus pure fantaisie.

‒ Qu'entendez-vous par règlement de compte ? demandai-je.

‒ Le règlement violent d'un conflit d'intérêts…

Comme je ne comprenais toujours pas, l'enquêteur me demanda :

‒ Johanne consommait-elle des narcotiques ?

‒ Elle… elle fumait parfois de l'herbe dans les soirées, répondis-je, prise de court.

‒ Rien de plus ?

‒ Je sais qu'elle avait expérimenté la résine de cannabis et certains médicaments, des champignons hallucinogènes aussi.

‒ Et vous ?

Je jouais la bête.

‒ Et moi ?

‒ En preniez-vous également ?

‒ Non, j'ai seulement pris quelques bouffées de hasch. Je ne fume pas et en fait, ça n'est pas trop mon truc, avouai-je. Je n'aime pas le goût et ça me rend malade.

‒ Et Johanne ?

‒ Elle ne fumait pas régulièrement, je veux dire, pas en ma présence. En tout cas, elle n'était pas accro.

‒ Seulement dans les soirées ?

‒ Oui, et encore, uniquement si on lui en proposait.

Il paraissait déçu.

‒ Alors, elle n'apportait jamais de stupéfiants ?…

‒ Non, répondis-je, agacée. Elle achetait la drogue sur place, pendant le party. Ce n'était que de petites quantités, voire seulement un pétard qui tournait.

‒ Avez-vous vu les personnes qui lui en ont fourni ? me demanda Delorme d'un air suspicieux.

‒ Non, elle s'absentait et revenait avec de quoi se confectionner un joint, c'est tout. Je n'étais pas perpétuellement collée à ses basques ! m'écriai-je avec mauvaise humeur. Vous savez, ce genre de produit circule à l'extérieur et à l'intérieur du campus, dans les bars, les soirées, les parkings…

‒ Je sais ! coupa-t-il.

‒ Alors, pourquoi me demandez-vous tout cela ? Quel rapport avec la mort de Johanne ?

‒ C'est une piste comme une autre. La drogue est assez répandue dans le milieu étudiant et certains peuvent être amenés à dealer pour se payer leur consommation personnelle. D'autres même élèvent chez eux des plants de cannabis. La culture hydroponique est un fléau chez nous. Ce genre de pratique peut mettre des imprudents un peu trop ambitieux en concurrence avec des groupes organisés et les lois du marché sont plutôt dures dans ce milieu.

‒ Vous avez bien vu que Johanne ne cultivait ni n'élevait rien chez elle, sauf peut-être les moutons sous son lit.

‒ Moi oui, mais pas eux…

‒ Eux… Vous voulez dire les Hell's Angels ?

‒ Ce n'est pas la seule organisation criminelle au Canada ; il existe une multitude de petits groupes prêts à tuer n'importe qui pour agrandir leur territoire.

Je pris un air scandalisé.

‒ Si je vous suis, Johanne aurait été mêlée à un trafic de drogue…

Il haussa les épaules en soupirant.

‒ Ce n'est pas une théorie personnelle : il semble que le caporal Couillard s'intéresse à cette piste. Il n'y a eu ni vol, ni viol et, d'après ce qu'on nous a dit, Johanne n'avait pas d'ennemi, alors il reste trois possibilités : un crime gratuit, la vengeance d'un amant éconduit ou l'élimination par une bande mafieuse… ou peut-être un fournisseur dont elle n'aurait pas payé la livraison.

J'étais atterrée. L'idée même que Johanne ait pu être impliquée dans un trafic de stupéfiants me paraissait monstrueuse. Le policier devina mes sentiments.

‒ On pense connaître les gens et parfois, on découvre des choses qu'on n'aurait jamais soupçonnées.

‒ Cela ne met pas Johanne en position d'accusée. Jusqu'à preuve du contraire, elle est victime ! rétorquai-je avec colère.

‒ Mais cela pourrait expliquer bien des choses, poursuivit-il sans s'occuper de mes protestations. Je sais que c'est choquant parce que cela ne correspond pas à l'idée que vous vous faisiez de votre amie.

J'étais exaspérée par son insistance. Johanne était morte et le premier travail de la police était de démolir son image.

‒ Johanne n'a fait que consommer un peu d'herbe et c'est vrai qu'elle m'en a proposé. C'était tellement courant, tellement anodin…

‒ Anodin ?

Je ne relevai pas la remarque, soucieuse de ne pas entrer dans ce débat et demandai :

‒ Avez-vous réellement envisagé, ne serait-ce qu'une minute, que son père pourrait être le meurtrier ?

Comme il ne répondait pas, j'ajoutai :

‒ Je sais qu'il a été condamné pour le viol de sa propre fille et je sais aussi qu'il a été libéré il y a quelques mois. Pour autant que je sache, il est quelque part, sans suivi médical, libre de satisfaire ses pulsions. L'avez-vous interrogé ?

Il prit un air gêné et agita nerveusement son crayon entre ses doigts.

‒ Nous ignorons toujours où il se trouve présentement.

‒ Sans doute parce qu'il a quelque chose à se reprocher… Mais vous, vous ne le cherchez pas, par facilité ! persiflai-je.

‒ Nous avons émis un avis de recherche à son nom, c'est tout ce que nous pouvons faire…

‒ C'est hallucinant, vous ne vous intéressez pas beaucoup à celui qui aurait eu de bonnes raisons de se venger, pas plus que vous n'envisagez sérieusement la possibilité que le meurtrier ait opéré via Internet, mais vous êtes prêts à vous lancer sur la piste d'un trafic de drogue auquel Johanne aurait été soi-disant mêlée, tout ça parce qu'elle a fumé un malheureux joint à deux ou trois reprises ! Quand j'ai raconté au Caporal Couillard que Johanne avait pris une fille en stop et qu'il fallait peut-être chercher dans cette direction, il m'a pratiquement ri au nez !

Le policier semblait faire des efforts pour conserver son calme. Je me dis soudain que je n'étais après tout qu'une petite étudiante étrangère en train de prendre à partie un policier qui pouvait, s'il le voulait, m'attirer de graves ennuis et me faire expulser, ou pire encore.

Il finit par me regarder dans les yeux et déclara :

‒ Êtes-vous certaine que Johanne Deschamps ait réellement parlé de cette auto-stoppeuse ?

‒ Que voulez-vous dire ?

‒ Son relevé bancaire n'indique aucune transaction dans une station-service avec une carte de paiement. Personne ne se souvient l'avoir vue, ni elle, ni une soi-disant Marseillaise, de Sherbrooke à Québec pas plus que sur la route du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Nous avons vérifié…

Je n'avais rien à répondre. J'étais sûre de n'avoir pas rêvé, mais que pouvais-je ajouter ? Ses yeux gris me jetaient un regard intense. Il me demanda :

‒ Avez-vous entendu parler de Sandra Germain ?

Je secouai la tête.

‒ Vous n'écoutez pas la radio, vous ne regardez pas la télévision ?

‒ Non, pas beaucoup…

‒ Internet, seulement Internet, dit-il avec ironie. Cela vous isole du monde et vous éloigne de la réalité. Elle n'est pourtant pas toujours très belle, cette réalité. Par exemple, lorsqu'il y a deux jours, on a découvert le corps mutilé de Sandra Germain, une étudiante de l'UQAM.

Une boule se forma dans mon estomac. L'enquêteur continua ses explications.

‒ Ce que les médias n'ont pas annoncé, c'est que nous avons de bonnes raisons de penser qu'elle a été tuée à coups de hache. La presse n'a pas été avertie non plus que ladite Sandra était connue de nos services pour détention et trafic de narcotiques. Elle avait un chum qui se chargeait des cultures hydroponiques et on pense qu'elle s'occupait de placer la marchandise sur les campus universitaires. On a retrouvé ses cultures, mais on est sans nouvelles du garçon. Ils produisaient un peu plus que leur consommation et en profitaient pour se faire du change. C'est un petit jeu qui leur a coûté très cher parce que ça n'était pas du goût de tout le monde.

‒ Vous voulez dire qu'ils ont étééliminés ?

‒ Il n'est pas improbable qu'on retrouve le corps du gars dans les eaux du Saint-Laurent, dit-il avec désinvolture, comme si nous parlions des prévisions météo. Vous comprenez pourquoi nous cherchons à savoir si Johanne se trouvait impliquée dans un trafic de drogue, même à petite échelle.

Son regard se fit plus incisif et il ajouta sur un ton dur :

‒ Je n'ai jamais dit que je ne prenais pas au sérieux la piste d'un cyber-criminel, mais c'est un élément nouveau. Dois-je vous rappeler que si nous ne nous y sommes pas intéressés jusque-là, c'est que vous aviez omis de nous faire part de ce détail !

Je ne trouvai rien à répondre. Sur ce point précis, j'étais dans mon tort et je savais que la manière dont Delorme tournerait son rapport me vaudrait ou non des ennuis. Me voyant inquiète et tendue, l'enquêteur ne poursuivit pas dans le registre des menaces à peine voilées et préféra me mettre en garde.

‒ En tout cas, ne continuez pas ce petit jeu du "Qui suis-je ?" sur Internet. C'est malsain et, pour une femme seule, ce peut être très dangereux… Si vous avez raison.

‒ Si j'ai raison, une autre femme a été agressée hier soir et elle est sans doute morte à l'heure qu'il est.

Il me sourit.

‒ A ma connaissance, personne n'a été retrouvé mort devant son ordinateur hier au soir.

En sortant dans le couloir, Jacques Delorme se retourna vers moi.

‒ Si vous avez une nouvelle idée ou si d'autres détails vous reviennent en mémoire, contactez Couillard. Je sais qu'il n'est pas très aimable, mais c'est un bon policier. En cas d'urgence, vous pouvez toujours m'appeler…

‒ J'espère ne pas en avoir besoin !

Je le raccompagnai jusqu'à la porte d'entrée.

‒ Évitez de jouer à Sherlock Holmes. Internet dévoile souvent le côté sombre des gens et vous ne pouvez pas savoir à quel point il peut être noir parfois !

Il ajouta avec autorité :

‒ Et dorénavant, évitez d'interférer avec la police !

‒ Compris ! répondis-je sans conviction.

En m'enfermant dans ma chambre, je me sentis vide et inutile et décidai de ne pas retourner travailler. Je compulsai nerveusement "Liaison", le journal de l'université, et tombai sur un article consacré à la mort de Johanne. La nouvelle était déjà parue dans  "Sommets" et dans plusieurs autres magazines étudiants et avait été relayée par CFAK, la radio étudiante. Sur le campus, plusieurs personnes que je ne connaissais pas étaient venues à ma rencontre pour me parler de Johanne en prenant des airs désolés, comme si j'avais été de la famille. Je reposai les revues et mon regard courut jusqu'à la prise Internet, désormais inutile.

J'avais horreur d'attendre et je détestais renoncer, aussi décidai-je de téléphoner à mon père sans plus tarder. Il décrocha lui-même, surpris de m'entendre car nous nous étions parlé trois jours auparavant. Je lui annonçai sans ménagement :

‒ Papa, je n'ai pas le temps de tout te raconter mais j'ai des ennuis.

‒ Des ennuis ? demanda-t-il d'un air inquiet. Je me disais aussi que tu avais l'air préoccupée quand tu es venue à Saint-Augustin…

‒ J'ai absolument besoin d'un ordinateur, un portable de préférence.

‒ Pour tes études ? Tu as des problèmes avec ton travail ?

‒ J'ai des problèmes tout court.

Il essaya de transiger :

‒ Tu en as parléà ta mère ?

‒ Non, je ne t'en ai pas parléà toi qui es à deux cent cinquante kilomètres, alors je ne vais pas inquiéter Maman qui ne peut rien faire à six mille kilomètres d'ici !

‒ J'aurais quand même préféré qu'elle soit au courant…

Je n'en attendais pas moins de lui. Mon père m'avait accueillie parce que j'avais l'air d'être une fille sans histoires et que je n'avais pas manifesté l'intention de venir m'installer chez lui, mais maintenant que je lui demandais de l'aide, il prenait la tangente, comme il l'avait fait en France lorsqu'il avait fui ses responsabilités.

Déçue, j'ajoutai :

‒ Tu sais, cette fille d'Hébertville qui a été assassinée à coups de hache et dont on a parléà la télé…

‒ Tu la connaissais ?

‒ C'était mon amie.

‒ Ton amie, répéta-t-il d'une voix tendue.

Je précisai :

‒ Une très bonne amie…

Il resta silencieux. J'avais pour toute réponse à mon appel à l'aide le même vide, le même silence intolérable que j'avais connus pendant toute mon adolescence.

La rage au cœur, je m'écriai :

‒ Laisse tomber, je me débrouillerai toute seule… Comme d'habitude !

Puis je raccrochai violemment le téléphone qui valdingua sur le bureau.

Une fois encore, les yeux rougis par la colère et la déception, je regardai la prise du câble. Plus j'y pensais et plus j'étais certaine qu'Internet avait été la porte d'entrée du tueur. L'idée même que quelqu'un ait pu ainsi épier Johanne tout en préméditant sa mort me révoltait, mais le sentiment qu'un criminel dangereux connaissait mon existence et attendait patiemment que je me manifeste à nouveau éveillait en moi une peur bien plus grande encore.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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