CAM@RDAGE (chapitre 11)
Christophe Dugave
11
La tête me tournait encore lorsque, le mercredi matin, je m'éveillai sur le coup de 8 heures. La veille, Eva et moi avions passé la soirée au Kudsak où se tenait une dégustation de bières. Benoît et Nancy s'étaient joints à nous et, à force de nachos et de sauce pimentée, nous avions fini par vider un nombre impressionnant de petits fûts à 2 dollars 50. Chacun s'était abstenu de parler de Johanne ou d'Anthony et l'atmosphère était restée artificiellement détendue, trompeusement insouciante. Pourtant, à chaque fois que je quittais mon verre des yeux pour regarder les autres étudiants qui buvaient, s'amusaient, flirtaient, je ne pouvais m'empêcher de songer à Johanne. Elle aussi adorait les soirées où la bière coulait à flots. Mes souvenirs s'étaient rapidement dilués dans l'alcool et j'avais bu plus que de raison pour oublier. Eva, qui tenait mieux la boisson que moi, m'avait ramenée et probablement aidée à me coucher. Je ne me souvenais plus de mon retour que par bribes incohérentes. Je m'étais réveillée tout habillée, encore engoncée dans mon parka à demi ouvert.
J'avalai un café noir et pris une douche très chaude. L'eau ruisselant sur mon visage acheva de chasser le souvenir inconfortable des cauchemars que je faisais depuis trois semaines. Cette nuit-là, l'alcool m'avait suffisamment étourdie pour m'épargner les visions d'horreur qui m'assaillaient chaque nuit. De retour vers ma chambre, alors que je m'essuyais les cheveux, j'aperçus une ombre devant ma porte et mon cœur fit un bond dans ma poitrine. L'homme me tournait le dos. Il se dandinait gauchement, comme s'il avait tremblé de froid ou d'excitation et s'apprêtait à bondir. Il portait un grand anorak sombre, un bonnet de fourrure aux oreillettes rabattues et de grosses bottes encore croûtées de neige qui s'égouttait sur le sol en fondant. En m'entendant arriver, il se retourna d'une pièce et dirigea vers moi son regard délavé où je devinais la fièvre et les tourments. Bernard Pilotte était toujours en crise et il paraissait plus abattu que le week-end précédent. Sans doute avait-il récemment reçu son traitement ; mais s'ils semblaient capables de diminuer les symptômes, les médicaments se révélaient inefficaces à curer durablement le mal dont il souffrait.
‒ Anne, je t'attendais, dit-il d'une voix rendue pâteuse par les sédatifs administrés à haute dose.
‒ Comment va votre maman ? demandai-je avec anxiété car je m'attendais au pire.
‒ Elle va pas trop bien…
Puis il s'empressa d'ajouter :
‒ Mais je ne suis pas venu pour ça ! Je suis venu pour te parler…
‒ Me parler de quoi ? demandai-je avec méfiance.
‒ De Johanne.
‒ De Johanne ? répétai-je, ne sachant où il voulait en venir.
‒ Oui… Je l'aimais bien, c'était une fille ben fine…
‒ Elle vous aimait bien aussi.
‒ J'tiens mon sérieux à deux mains ! dit il avec brusquerie. Elle m'aimait pas pantoute. Je lui faisais peur. C'était pas une méchante fille, mais c'était plus fort qu'elle. Je sais que je fais peur à beaucoup de monde icite pasque les gens me comprennent pas pantoute.
Il s'approcha de moi et me chuchota :
‒ Y en a tu qui disent du mal de moi ou qui critiquent mon travail ?
‒ Je ne sais pas, répondis-je, gênée. En tout cas, ils ne me l'ont pas dit.
Ma réponse dut le satisfaire car il sembla s'apaiser un peu. Il désigna la porte de ma chambre.
‒ J'peux-tu entrer chez vous ?
J'hésitai. Me retrouver dans un endroit clos seule avec Bernard ne me tentait guère, même si je n'étais pas vraiment peureuse. Il paraissait toujours émerger d'un monde délirant et cauchemardesque qui prenait parfois le pas sur le nôtre. J'espérais seulement qu'il n'allait pas m'entretenir de ses fantasmes et de ses problèmes : j'avais assez des miens et je ne me sentais pas la force de supporter la souffrance de son esprit malade. Je savais que ses sautes d'humeur étaient brutales et impressionnantes et craignais qu'il soit alors capable de n'importe quel excès. Je n'osais imaginer jusqu'où il pourrait aller s'il venait à s'énerver et ne savais comment réagir s'il perdait les pédales. Il m'avait raconté qu'au cours d'un de ses délires, il avait tenté de se suicider en se défenestrant et avait pour toujours gardé cette claudication qui l'amenait souvent à buter dans son chariot et à s'emmêler les pieds dans sa vadrouille ou son aspirateur. Sa démarche hésitante avait quelque chose de comique, mais je ne riais guère en songeant à ce qui en avait été la cause. Comme moi, Bernard avait grandi sans père et ce détail avait sans doute contribué à le rendre sympathique à mes yeux malgré sa personnalité inquiétante. Sans doute existait-il un signe secret qui nous différenciait des autres ; un signe que j'avais reconnu chez Johanne aussi : l'absence d'un père véritable qui, en marquant nos enfances, nous avait rapprochés.
Malgré son état, Bernard avait participé à un programme de réinsertion par le travail et avait effectué plusieurs petits boulots avant d'être finalement embauché par la société chargée de l'entretien des Nouvelles Résidences. Il était sujet aux crises d'angoisse et s'inquiétait souvent de ce que pensaient les autres. Malgré mes problèmes, je ne lui avais jamais refusé mon aide et, une fois de plus, j'accédais à sa demande et le fis entrer dans ma chambre. Avec le recul, je pense que j'étais parfaitement inconsciente. Savais-je seulement qui il était vraiment ? J'étais presque nue sous mon peignoir et, s'il lui était venu l'idée de me sauter dessus, je n'aurais eu aucun recours car il était plus grand et plus robuste que moi. Aussi, je pris place à une distance raisonnable, à proximité de la porte que je n'avais pas totalement fermée.
Je m'étonnai :
‒ Eh bien, Bernard, vous ne travaillez pas aujourd'hui ?
‒ Non, le docteur veut que je me repose. Et puis, quand je suis comme ça, je ne fais pas bien mon ouvrage.
Je l'interrogeai prudemment, espérant que la discussion ne s'éterniserait pas car il était 8 heures passé et je devais aller au laboratoire.
‒ Que se passe-t-il ?
‒ Certains disent que je suis fou… C'est peut-être vrai, mais il y a bien pire… Moi, je ne veux faire de mal à personne !
Cette allusion m'incita à le pousser dans ses retranchements.
‒ Et quelqu'un veut faire du mal, du mal à une autre personne ?
‒ Tu sais bien, Anne, dans la machine, il te voit, il te parle. Tu ne le sais pas mais il te voit !
‒ Dans la machine ? Vos voulez dire la télévision ?
‒ Non, pas la TV, la machine comme avait Johanne. Elle parlait avec lui et il la voyait…
Je compris qu'il faisait allusion à la tchatche. Comment avait-il eu vent des activités informatiques de Johanne ? Cela restait un mystère. Mais Bernard essayait visiblement de me dire quelque chose, aussi, je tentai de ne pas le mettre dans l'embarras.
‒ Johanne communiquait avec beaucoup de monde par Internet.
‒ Beaucoup de monde mais aussi de mauvaises gens, je lui avais dit !
‒ Des mauvaises gens ?
‒ Oui et elle m'a pas écouté !…
Je n'étais pas surprise outre mesure que Johanne n'appréciât guère Bernard Pilotte. Le pauvre ne se rendait pas compte à quel point il pouvait être indiscret.
‒ Comment savez-vous cela Bernard ? demandai-je, désarçonnée par cette révélation.
‒ Je le sais, c'est tout ! Je vois des choses, murmura-t-il en s'approchant de moi.
‒ Et qu'avez-vous donc vu ?
Ses yeux s'étaient agrandis et j'y devinai un grand vide peuplé d'ombres et de fantômes. J'insistai :
‒ Quelqu'un lui voulait du mal ?
Il hocha la tête.
‒ Qui ? m'écriai-je en le pressant de me répondre.
‒ Je ne sais pas comment il s'appelait…
Je m'affaissai sur ma chaise, déçue et irritée par son verbiage incohérent.
‒ Et comment savez-vous tout ça ? Comment savez-vous qu'elle communiquait avec d'autres personnes par Internet ?
Bernard se trémoussa sur sa chaise, visiblement mal à l'aise. Il hésita un long moment. Ses yeux s'affolaient, cherchant au plafond une réponse qui ne venait pas.
‒ Je l'ai vue… finit-il par avouer.
‒ Vous voulez dire que vous êtes allé dans sa chambre, n'est-ce pas ?
‒ Non, non, pas vraiment ! protesta-t-il.
Sans le vouloir, je me fis accusatrice.
‒ Vous êtes entré dans sa chambre, ne dites pas le contraire ! Vous n'y faites pas le ménage que je sache, l'entretien est à la charge des occupants ! Alors, qu'y faisiez-vous ?
‒ J'ai vu son ordinateur depuis la porte…
‒ Bernard, dis-je avec sévérité, on ne voyait pas l'écran de son ordinateur depuis la porte. Pour savoir ce qu'elle faisait, il fallait que vous entriez dans la chambre.
Il prit une expression honteuse :
‒ Je l'ai fait qu'une fois…
‒ Et elle vous a surpris en train de fouiller dans ses affaires.
‒ Non ! protesta-t-il. J'ai seulement regardé l'écran. La porte était pas barrée ; j'ai touchéà rien.
‒ Et qu'y avait-il sur cet écran ?
Il me jeta un regard perdu. Sa mâchoire tremblait. Il semblait revivre les événements et il plissa les yeux en tentant de déchiffrer les messages qui s'affichaient sur un ordinateur imaginaire.
‒ Bernard, qu'avez-vous vu sur l'écran ?
‒ Elle placotait avec quelqu'un…
‒ Sur Yahoo Bavardage ?
‒ Je ne sais pas.
‒ Qu'y avait-il d'inscrit ? Un nom, un pseudonyme ?
‒ Je ne sais plus, j'ai juste senti…
‒ Senti ? Une odeur ? demandai-je, intriguée.
‒ Une odeur de femme.
Je me tassai sur ma chaise. Dieu sait ce que Bernard était en train de faire dans la chambre de Johanne lorsque celle-ci l'avait surpris. Je comprenais un peu mieux son antipathie à l'égard de l'homme de ménage même si j'étais certaine qu'elle ne lui avait pas donné la chance de s'expliquer. Au moins ne l'avait-elle pas dénoncé à la direction.
J'avais envie de le prier de sortir, pourtant je m'obstinai à lui faire dire ce qu'il ne savait peut-être pas. J'étais persuadée qu'il avait été le témoin d'un drame qui se préparait.
‒ C'était une femme ? Johanne discutait avec une femme ?
‒ Bien sûr, répondit-il, elle aimait pas trop les hommes. J'avais compris, mais ça ne me dérangeait pas. Je l'ai jamais niaisée.
Il me demanda sans oser me regarder :
‒ Mais toi, Anne, tu aimes les hommes, n'est-ce pas ?
‒ Oui, dis-je en baissant les yeux, mais en ce moment, je n'y pense guère, j'ai d'autres soucis.
J'ajoutai bêtement :
‒ Et vous n'êtes pas mon type, Bernard, désolée.
‒ Oh, j'avais jamais penséàça, répondit-il en s'offusquant. C'est pas gentil de vous moquer, c'est pas pour cette affaire que je suis venu icite !
Je compris à son vouvoiement inhabituel que je l'avais profondément vexé mais je n'étais guère d'humeur à m'apitoyer sur son sort.
‒ Pourquoi êtes-vous ici alors ? Pour me mettre en garde contre les dangers d'Internet ?
‒ Non, non, Anne, je me permettrais pas…
Je désignai le bureau vide où on devinait la prise du câble désormais inutile.
‒ Comme vous le voyez, Bernard, je n'ai pas d'ordinateur. Je ne risque donc pas de faire de mauvaises rencontres.
‒ Je, je croyais… dit-il en se tordant les doigts.
‒ En fait, j'avais le portable que Johanne m'avait prêté mais je ne l'ai plus, la police l'a repris. C'est une pièce à conviction.
Cette dernière remarque affola mon interlocuteur. Il s'était levé brusquement, les yeux roulant comme des billes, la lippe pendante et luisante de salive. Il paraissait totalement désorienté et semblait chercher la sortie sans parvenir à la trouver. Je pris peur et mon estomac se contracta.
Il est en train de perdre les pédales, pensai-je.
Je pris soudain conscience que j'étais dans le passage et que, dans l'espace étroit de la chambre, il n'osait m'approcher de peur que je me croie agressée. Je m'écartai et il en profita pour filer mais il n'alla pas très loin. Une silhouette sombre et menaçante se découpait dans l'encadrement de la porte. Bernard recula d'un pas mais l'inconnu s'effaça et il en profita pour disparaître. Le nouveau venu s'avança vers moi et je reconnus mon père. Ses cheveux et son anorak étaient mouchetés de flocons de neige scintillante. Il me sourit.
‒ Hello, tu es toute pâle… ça va bien ? demanda-t-il en me regardant d'un air inquiet.
Je hochai la tête.
‒ C'est qui ce type ?
‒ Bernard Pilotte, le technicien de surface.
‒ Il venait ranger ta chambre ? demanda mon père sur un ton ironique tout en jetant un regard circulaire sur le désordre ambiant.
‒ Très drôle…
‒ Il te cause du tracas ?
‒ Pourquoi ?
‒ Il n'a pas l'air très net. Il a bu ou bien il est toujours comme ça ?
‒ C'est son état normal, répondis-je, enfin, "normal" n'est pas vraiment le mot.
‒ C'est le moins que l'on puisse dire ! On dirait qu'il vient de tuer quelqu'un ou qu'il s'apprête à le faire.
‒ Papa ! je t'en prie, tais-toi ! suppliai-je. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
‒ C'est grave à ce point ? me demanda-t-il d'un air désolé.
Une fois encore, j'acquiesçai en baissant les yeux. J'étais découragée et l'arrivée imprévue de mon père me prenait de court.
‒ Pourquoi es-tu venu ? Tu avais une réunion à Sherbrooke ?
‒ Non, j'ai pris un jour de congé et on en profite pour aller magasiner à Montréal. Ça fait une éternité que je n'y ai pas mis les pieds.
Il ajouta d'un air malicieux :
‒ D'ailleurs, si tu avais pu attendre, tu aurais eu plus de choix.
‒ Plus de choix pour quoi ?
Il ouvrit son parka et dévoila une sacoche qu'il portait en bandoulière.
‒ Il faut éviter les différences de température et d'humidité, surtout en hiver. J'espère qu'il te conviendra, me dit-il en me tendant le sac.
Mon cœur bondit dans ma poitrine et cette fois, ce n'était ni de peur, ni de dépit. J'ouvris la sacoche et regardai l'ordinateur portable flambant neuf avec les yeux d'une enfant qui vient de découvrir le jouet dont elle rêvait.
‒ En plus d'Office, j'ai installé quelques logiciels de jeux, histoire de te détendre.
‒ Je ne pense pas jouer beaucoup, Papa, mais tu ne peux pas savoir à quel point il va m'être utile ! dis-je en sentant les larmes me monter aux yeux.
Mon père écoutait attentivement mon récit. Je m'aperçus qu'il avait le même tic que ma sœur : lorsqu'il était concentré ou préoccupé, il bougeait inconsciemment sa mâchoire inférieure qui produisait un craquement désagréable. Lorsque Marie faisait la même chose, je la priais de cesser ses gesticulations mandibulaires, ce qui en général avait pour effet de l'inciter à continuer de plus belle. Dans ces moments-là, j'en venais à espérer qu'un jour, elle se décrocherait la mâchoire.
‒ Voilà où nous en sommes maintenant, dis-je en guise de conclusion.
‒ C'est pour ça que tu avais besoin d'un ordinateur ? Pour te lancer sur la piste du tueur, à supposer qu'il ait réellement rencontré Johanne sur Internet.
‒ Tu n'y crois pas, toi non plus ?
‒ Un cas, c'est un peu maigre, non ?
‒ Bon sang, Papa, m'écriai-je, tu veux qu'il y ait une autre victime ? C'est comme ces empotés de la Sûreté du Québec qui se remueront seulement une fois que l'assassin aura trois ou quatre filles à son tableau de chasse !
Mon père demeura calme, mais il semblait inquiet.
‒ Et toi, Anne, te rends-tu compte de ce que tu fais ? Il y a de fortes chances pour que tu te fasses des illusions, mais si tu as raison, tu cours un risque bien réel et tu me demandes de te donner les moyens de te faire tuer.
‒ Papa, ce ne sont que des contacts virtuels. Je n'ai jamais donné mon nom véritable. L'assassin ignore où je me trouve précisément et il n'a aucun moyen de le savoir.
‒ En es-tu certaine ? Tu ignores son pseudo, il peut en changer et usurper une identité tout comme tu l'as fait avec le courriel de Johanne. Il sait que tu la connaissais et que tu es étudiante à Sherbrooke. S'il est un tantinet observateur, il se rendra compte que tu es française rien qu'à ta manière de t'exprimer, en admettant qu'il ne te connaisse pas déjà. Après tout, peut-être est-ce quelqu'un de l'UdS…
Je frissonnai en pensant que mon père pouvait avoir raison mais n'en laissai rien paraître et demandai :
‒ Peut-on le localiser quand il se connecte ?
‒ Le webmaster doit pouvoir faire quelque chose, moi non. Tu sais, la technique a bien progressé ces dernières années et je n'ai jamais évolué dans l'environnement des réseaux tel qu'il existe actuellement. Je ne fais que des programmes de suivi des cultures par satellite. C'est un peu différent de la tchatche et de la sécurité du Web.
‒ Et la police ?
‒ J'imagine qu'ils peuvent au moins faire localiser les connexions par câble ou par téléphone et repérer les ordinateurs au moyen de leur numéro IP ; et bien sûr, ils peuvent aussi faire la même chose que toi : se connecter en se faisant passer pour un internaute banal et tenter de repérer un suspect. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! D'autant plus qu'à mon avis, ce type est prudent et rusé. Je suis certain que tu ferais bien de prendre garde toi aussi.
Je savais que mon père avait raison même si, à présent, il s'y connaissait davantage en marques de bière et de scotch qu'en informatique. Il avait parfaitement conscience de ce qu'un professionnel ou un amateur averti était capable de faire et jusqu'à quel point il pouvait pénétrer les systèmes informatiques et les utiliser à ses propres fins.
‒ Tu crois que c'est un informaticien ? demandai-je.
Il prit un air sombre.
‒ Ce peut être n'importe qui. C'est très facile de casser une boîte aux lettres, surtout celle d'une personne aussi imprudente que Johanne. Il suffit d'être un peu psychologue. C'est fou comme les gens manquent d'imagination quand ils choisissent leur mot de passe.
Je lui fis remarquer :
‒ Des milliers de gens en font autant sans se faire assassiner…
‒ Question de probabilités ! Et il y en a peu qui déclarent leur véritable nom, incluent leur lieu de résidence dans leur pseudo tout en se confiant à de parfaits inconnus comme le faisait ton amie.
Une nouvelle fois, il me regarda droit dans les yeux et à cet instant éphémère, je me sentis vraiment sa fille parce qu'il s'inquiétait pour moi.
‒ C'est ce que tu t'apprêtes à faire, non ?
‒ En prenant mes précautions, rétorquai-je. Je ne suis pas tenue de dire la vérité, juste ce qu'il faut pour appâter ce salaud et l'obliger à se démasquer.
Il haussa les épaules et redevint l'homme ordinaire que je connaissais depuis quelques semaines.
‒ Tu n'as pas quelque chose à boire ? me demanda-t-il en lorgnant sur mon petit réfrigérateur.
‒ Je peux te faire une boisson chaude, du café ou du thé…
‒ Même pas une bière ?
‒ Désolée, j'ai réduit le budget boissons.
‒ Laisse tomber, grogna-t-il.
Il paraissait contrarié et, dans un sens, je le comprenais. Il avait dépensé une grosse somme pour que sa fille surfe sur Internet alors que, naïvement, il croyait lui fournir un moyen d'étudier plus efficacement.
Une nouvelle fois, il revint à la charge.
‒ T'est-il venu à l'idée que Johanne avait pu être tuée par un homeless ou un voleur ?
‒ Papa, rien n'a été volé.
‒ Il s'est peut-être affolé et a déguerpi…
‒ Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de sans-abri au Lac Saint-Jean en cette saison. Il faisait dans les moins trente quand j'y étais et pas beaucoup moins froid quand Johanne a été assassinée.
‒ Anthony et le propre père de Johanne avaient de bonnes raisons de la tuer : un amoureux éconduit et ridiculisé à longueur de temps, un père incestueux qui n'a pas hésité à la violer…
‒ Je sais tout cela, Papa ! Crois-tu qu'elle aurait ouvert à son père après ce qu'il lui avait fait ? Quant à Anthony, il était matériellement impossible qu'il se soit trouvé à Hébertville à 4 heures et à Sherbrooke trois heures plus tard.
‒ Et son oncle ? Tu m'as bien dit qu'il avait l'air bizarre…
Je protestai une fois encore, consciente cependant que l'idée avait fait davantage que m'effleurer l'esprit.
‒ Papa, il n'est pas très communicatif mais on peut le comprendre après ce qu'il s'est passé ! D'abord sa femme et ses enfants qui disparaissent dans un accident de la route, puis Johanne. Je n'appelle pas ça "être anormal" mais plutôt "frappé par le destin". Et puis, il est gentil, seulement un peu bourru. C'était son oncle et elle ne s'en est jamais plainte.
‒ Son père aussi était peut-être très gentil… Des tas de gens peu recommandables semblent être ce qu'ils ne sont pas : honnêtes, gentils, respectueux de la morale…
Il consulta sa montre et se leva, attrapant son manteau qui s'étalait sur mon lit.
‒ Oublie toute cette histoire, ça ne ramènera pas Johanne. Tu n'aideras pas la police en te comportant de la sorte. Laisse tomber, ça n'a pas de bon sens !
‒ Abandonner ? dis-je avec agressivité, c'est peut-être ta manière de vivre mais ça n'est pas passé dans mes gènes !
Il me jeta un regard navré mais ne répondit rien. Ennuyée de lui avoir fait de la peine, j'ajoutai :
‒ Excuse-moi, je ne voulais pas dire cela. J'ai les nerfs à fleur de peau. Je ne sais plus très bien où j'en suis…
‒ C'est ce que tu voulais dire, soupira-t-il. Ça fait plus de quinze ans que tu voulais me le dire et je dois avouer que je l'ai mérité. Peut-être aurons-nous l'occasion d'en discuter un jour mais aujourd'hui, je dois vraiment y aller. Estelle m'attend…
‒ Quoi, elle est en bas ? m'exclamai-je.
‒ Non, je l'ai déposée au Carrefour de l'Estrie. Elle devait passer chez Sears, alors, ici ou ailleurs… Enfin, on avait prévu de dîner à Montréal !
‒ Estelle va te faire une scène ? demandai-je ironiquement.
‒ Estelle est quelqu'un de bien et elle accepte mes défauts, répondit-il en m'embrassant sur le front.
Je faillis lui demander si c'était parce que Maman ne supportait pas ses travers qu'il l'avait quittée, mais je m'abstins. Sur le pas de la porte, il se retourna :
‒ Pendant que j'en suis aux recommandations, évite ce Bernard. C'est un type malsain et l'inviter dans ta chambre ne me semble pas être une bonne idée. On ne sait jamais ce qui peut passer par la tête d'un homme de ce genre…
‒ Tu viens de me dire toi-même de ne pas me fier à la mine des gens…
‒ Ça marche à sens unique, c'est le principe de précaution maximale. Évidemment, tu es majeure, alors tu fais ce que tu veux…
Je ne trouvai rien à répondre à cette vérité.
Il ajouta en me lançant un clin d'œil :
‒ Tu peux aussi m'envoyer un courriel ; mon adresse, c'est pierrestel@sympathico.ca. Estelle ne l'utilise jamais.
Déjà, il avait disparu dans le crissement de ses épaisses semelles. Je me retrouvais seule devant ma table de travail, songeant que j'avais séché un cours d'électrochimie avancée. Je fixai le mur aussi blanc que la neige, caressant distraitement le plastique de l'ordinateur, comme un amateur aurait caressé l'acier d'une arme.
A suivre...
© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003