CAM@RDAGE (chapitre 14)
Christophe Dugave
14
Il neigea toute la nuit. Je dormis en pointillés, me levant plusieurs fois pour observer dans l'ombre les flocons serrés qui s'abattaient sur le campus. La neige, chassée par le vent, s'infiltrait partout et tirait sur la nuit un voile mouvant et terne. Mis à part quelques lumières qui brillaient dans la tourmente, je ne distinguai rien de ce qui se trouvait au-delà du bâtiment de la sécurité. Les heures passaient, rythmées par les sautes de vent et le ronronnement intermittent du réfrigérateur.
Vers 5 heures, je me connectai sur Internet et trouvai un nouveau courriel de bombon_cherie. Elle avait vraiment une prédilection pour les messages fleuves et malgré mes réponses en style télégraphique, elle continuait de me décrire en détail la journée passée, ses déceptions et ses espoirs. Je sentais bien qu'elle avait par-dessus tout besoin de quelqu'un à qui écrire mais j'étais également consciente que ses interrogations appelaient des réponses qui pourraient trahir mon intimité et par conséquent, mettre ma vie en danger. Une question lancinante m'obsédait à chaque fois que j'ouvrais un de ses messages : était-elle vraiment ce qu'elle disait être, une jolie fille maladivement bavarde et désespérément timide ? Ou alors, en savait-elle davantage sur mon compte qu'elle ne voulait bien le dire ? Son style et son orthographe étaient imparfaits mais cependant plutôt meilleurs que ceux de bien des tchatcheurs. Je me disais qu'elle avait très bien pu tirer la leçon de ce premier contact où elle m'avait effrayée, peu après avoir tué Kathy Smith : changer de style et faire volontairement des coquilles était à la portée de n'importe qui. Car j'en étais certaine, le tueur n'avait pu ignorer le pseudonyme de Johanne et avait certainement compris que j'étais sur sa piste… Dès lors, j'étais devenue le petit grain de sable dans la machine bien graissée de son délire et je n'avais d'autre alternative que de faire sauter les rouages ou de me faire broyer.
Ce matin-là, je pris un peu plus de temps pour répondre à Nathalie afin qu'elle ne se lasse pas de mes silences. En dehors de cet unique contact, j'avais fait chou blanc sur toute la ligne. Vers 6 heures, je sortis prendre une douche et profitai de l'heure matinale pour paresser sous le jet d'eau chaude. En sortant, je me sentis soudain très vulnérable ; ma rencontre inopinée avec Bernard ne m'avait pas mise en confiance et j'allumais systématiquement le couloir lorsque je sortais. Je pressai le pas, serrant ma clé dans la poche de mon peignoir tout en achevant de me sécher les cheveux avec ma serviette. Je songeai qu'ils étaient trop longs et que j'aimerais les faire couper à la garçonne mais j'y renonçai car on en avait assez dit sur mon compte et cette ambiguïté, qui autrefois m'aurait fait sourire, ne m'amusait plus guère. Alors que j'allais refermer la porte de ma chambre, je sentis soudain une présence derrière le battant. J'ouvris brutalement, de peur de voir un pied bloquer la fermeture. C'était Jacques Delorme, engoncé dans son manteau où je crus deviner l'éclair d'une lame dissimulée.
‒ Excusez, je vous ai fait peur, dit-il en achevant d'ouvrir son anorak.
Je m'aperçus que le morceau de métal que j'avais pris pour une hache ou un couteau n'était autre que la boucle de son ceinturon. Je poussai un soupir de soulagement en lui adressant un sourire crispé.
‒ Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point ces couloirs peuvent être sinistres et inquiétants.
‒ J'espère que je ne les rends pas pires qu'ils ne sont…
‒ Ce n'est pas ce que je voulais dire, bafouillai-je. Je ne m'attendais pas à vous voir…
Il semblait intimidé.
‒ En fait, je viens de terminer mon service ; ma visite n'a rien d'officiel. Je venais voir si tout allait bien.
‒ Tout va bien, du moins aussi bien que le permet la situation, répondis-je en me trémoussant, ne sachant si je devais le laisser sur le pas de la porte ou le faire entrer.
J'avais l'air gauche dans mon peignoir mal ajusté, ma serviette dans une main et ma clé dans l'autre. Il s'aperçut de mon embarras.
‒ Puis-je entrer ? J'aimerais vous parler, demanda-t-il en me souriant avec une douceur que je ne lui connaissais pas.
J'acquiesçai et ouvris la porte. Je fus un peu gênée en prenant conscience du désordre qui régnait dans ma tanière. Un carton de pizza trônait sur mes cours empilés sur le bureau ; des vêtements débordaient de ma chaise ; mon lit était défait et la garde-robe béante laissait échapper des piles de linge à moitié écroulées. Il semblait que la pièce venait d'être visitée par un cambrioleur, mais l'ordinateur flambant neuf qui occupait la seule zone dégagée de mon plan de travail venait contredire cette impression. Je vis que Jacques Delorme l'avait aussitôt repéré et il ne me cacha pas qu'il l'avait vu.
‒ La porte des rêves… ou des cauchemars, murmura-t-il.
J'ignorai la remarque et, ouvrant la fenêtre pour tenter de dissiper l'odeur de renfermé, je déclarai d'un ton anodin :
‒ Vous voulez un café ? C'est tout ce que j'ai à vous offrir, à part de la soupe au crabe et aux nouilles.
‒ Merci, le café ira très bien.
Il m'observa sans mot dire.
‒ C'est humide dehors, mais pas très froid… Il a beaucoup neigé cette nuit.
‒ Oui, j'ai vu… J'ai regardé la neige tomber.
‒ C'est plate comme occupation ! Moi, la nuit, je préfère dormir, dit-il en souriant.
‒ C'est un joli spectacle. Je ne me lasse pas de la poudrerie quand je ne peux pas trouver le sommeil. C'est fascinant, presque irréel.
‒ Vous n'arrivez pas à dormir… Avez-vous peur ? Êtes-vous entrée en contact avec quelqu'un de suspect ?
‒ Suspect n'est pas le mot, répondis-je d'un ton las. Tout le monde est plus ou moins suspect sur le Net et on y rencontre pas mal de désaxés. Cela dit, je ne suis plus très sûre de moi. Je perds sans doute mon temps mais au moins, j'ai l'impression de faire quelque chose en mémoire de Johanne…
Jacques Delorme pesa ses mots et finit par annoncer :
‒ Les spécialistes de la "Direction des Technologies de l'Information" pensent que les deux crimes sont liés…
‒ Vous voulez dire que le meurtre n'aurait plus aucun rapport avec l'assassinat de Germaine… Comment s'appelait-elle déjà ?
‒ Sandra Germain.
‒ Demain, vous m'annoncerez sans doute que vous avez un mandat d'arrêt contre le père de Johanne et la semaine prochaine, ce sera au tour des Hell's Angels !
Ma moquerie sembla l'affecter plus que d'ordinaire et je regrettai de m'en prendre à lui qui n'y était pour rien puisqu'il ne dirigeait pas l'enquête.
‒ Vous devriez être contente d'être enfin prise au sérieux.
‒ Prise au sérieux ? Je n'en suis pas si sûre…
Je frissonnai et allai fermer la fenêtre. En revenant, je débarrassai ma chaise et priai le policier de s'asseoir, puis je mis de l'eau à chauffer. Il me regarda faire en silence et m'aida à disposer les tasses sur un coin de mon bureau. Puis il enleva son parka et me révéla un corps souple et musclé sous un T-shirt aux couleurs des Canadiens de Montréal. Je n'avais jamais couru après les hommes au physique de rêve, privilégiant l'intellect et le caractère, mais je devais avouer qu'il ne m'était pas indifférent, même si je m'en voulais d'être ainsi troublée à un tel moment. Je me sentais idiote et exaltée, mais j'aspirais tant à une vie normale que j'étais prête à n'importe quelle folie pour concrétiser mon rêve. J'avais envie d'avoir un homme dans mon existence, espérant que le futur me donnerait le père que le passé m'avait ravi, mais je savais bien que Pierre Doreman, mon géniteur, avait sa vie, son univers dont je ne faisais pas partie. Je lui demandais de l'amour tout en sachant bien que j'attendais trop de lui car il ne pourrait jamais me rendre ce que quinze années d'absence m'avaient volé. Alors, cet amour, cette tendresse, je commençais à les chercher auprès d'un homme dont je ne savais pas grand-chose mais qui semblait apprécier ma compagnie.
Je versai l'eau bouillante dans les mugs et y ajoutai une bonne rasade de café soluble. Je regardai le policier à la dérobée. Assis sur sa chaise, il faisait mine de s'intéresser au décor. La lumière d'un soleil timide glissant sur la neige adoucissait son visage un peu dur. Ses cheveux noirs et courts ajoutaient encore à la rigueur de son apparence mais ses yeux gris aux reflets verts semblaient me couver d'un regard doux et bienveillant lorsqu'ils me frôlaient. Je me sentais rassurée par sa présence et mon cœur battit plus vite lorsqu'il s'approcha pour me tendre ma tasse et que le parfum de son eau de toilette vint me chatouiller les narines. Je n'avais pas envie de me sentir en position d'infériorité mais, que je le veuille ou non, je l'avais invité à entrer dans mon intimité et cela tissait entre nous des liens toujours plus nombreux. J'ignore si ce matin d'hiver avait réveillé en moi des sens délaissés depuis trop longtemps, mais j'avoue sans honte que je trouvais alors le caporal Jacques Delorme très séduisant et que je me sentais prête à me donner à lui sans pudeur ni retenue. Il s'aperçut que je le dévisageais et plongea le nez dans sa tasse fumante tandis que je me mettais à agiter sans raison mon café non sucré. Il redressa enfin la tête et me sourit.
‒ Vous savez, nous commençons à croire sérieusement à votre théorie, même si on a tendance à mettre beaucoup de choses sur le dos d'Internet. Un de mes amis qui travaille à la "Direction des Renseignements Criminels" et s'intéresse à la délinquance informatique, prend cette hypothèse très au sérieux. Il estime que les gens sont beaucoup trop imprudents. Un ordinateur dans les mains d'un inconscient peut être tout aussi dangereux qu'un bolide conduit par un débutant. La plupart du temps, c'est sans conséquences, mais parfois…
Il ajouta en baissant les yeux :
‒ Johanne Deschamps et Kathy Smith n'ont pas eu de chance.
‒ Ce n'est pas un hasard, n'est-ce pas ? demandai-je. Elles se connaissaient…
‒ C'est peut-être une coïncidence mais c'est troublant, même si beaucoup de gens se connectant sur les salons de discussion finissent par avoir des contacts communs. Mais ce n'est pas ce qui nous a fait changer d'avis…
‒ Elle ont été tuées toutes les deux à coups de hache, pas Sandra Germain… C'est cela, n'est-ce pas ?
Il hocha la tête :
‒ C'est vraiment le même assassin ? demandai-je en tendant le cou.
‒ La même arme du crime, maniée de manière identique par un gaucher de bonne taille. Un type enragé.
‒ Enragé ?
‒ Je ne voulais pas entrer dans les détails …
‒ Je ne suis plus une petite fille !
Le policier hésita un moment puis déclara :
‒ Kathy Smith a eu le visage complètement écrasé… De la bouillie. Elle était méconnaissable, lâcha-t-il froidement. Par contre, contrairement à votre amie, elle a été violée.
‒ Alors vous allez pouvoir identifier son assassin grâce à son ADN, m'écriai-je.
‒ Ce n'est pas si simple. Nous pouvons passer au crible les fichiers de suspects arrêtés pour viol mais il n'est pas certain que le tueur soit un violeur récidiviste. De toute façon, il n'y a aucune trace.
‒ Comment ça ?
‒ Nous n'avons retrouvé ni sperme, ni sécrétion et rien n'indique qu'il ait utilisé un préservatif.
‒ Il peut l'avoir emporté avec lui pour ne pas laisser d'indices, hasardai-je.
‒ A priori, il n'en a pas utilisé car nous n'avons retrouvé aucune trace de lubrifiant ou des additifs qui sont utilisés avec le latex ou les polymères. Les spécialistes peuvent détecter ces produits, mêmes présents en très faibles quantités. On en trouve dans presque tous les cas.
‒ Vous pensez que le sexe n'est pas le motif de l'agression ?
‒ Nous pensons que ce n'est qu'une mise en scène. Ce type s'amuse avec nous comme il s'est amusé avec ses victimes. Ce qui lui plaît, c'est de faire peur et de faire mal.
Je pris soudain conscience qu'il me racontait beaucoup de choses que la presse ne publierait jamais et le lui fis remarquer :
‒ Avez-vous le droit de me dire tout ça ?
‒ Non, mais je ne crois pas que vous irez le divulguer et j'estime que vous êtes concernée.
‒ Comme future victime ?
‒ Comme témoin, répondit-il fermement. Je vous donne ces renseignements en espérant qu'ils finiront par évoquer quelque chose chez vous qui nous permettra d'avancer un peu plus vite.
Il hésita un moment.
‒ Et aussi pour vous mettre en garde…
‒ Vous l'avez fait hier.
‒ J'ai été un peu brutal, dit-il avec un sourire désolé.
Je désignai l'ordinateur portable.
‒ Eh bien, vous voyez, je peux me connecter où je veux et nul ne pourra m'en empêcher…
‒ Je vois ça… Je me suis mal exprimé, hier. Je ne veux pas restreindre votre liberté individuelle mais seulement vous demander de faire attention à vous. Je n'aimerais pas qu'il vous arrive quelque chose.
‒ Tant que vous êtes là, je ne crois pas qu'il puisse m'arriver malheur.
‒ Je ne suis pas toujours là…
Il se leva et ajouta brusquement :
‒ Voudriez-vous souper avec moi ?
Mon cœur fit un bond et je répondis sans hésitation :
‒ Pourquoi pas…
‒ Jeudi soir ?
‒ A quelle heure ?
‒ Disons, 7 heures, si ce n'est pas trop tôt. Je crois qu'en France, vous soupez tard.
‒ Je peux souper à n'importe qu'elle heure, dis-je en le raccompagnant sur le pas de ma porte.
Il enfila son parka et, pendant qu'il remontait la fermeture Éclair, il déclara d'un air sinistre :
‒ Faites bien attention à vous. Kathy Smith a été découverte plus d'une semaine après sa mort. L'assassin avait mis le chauffage au maximum pour qu'on finisse par la trouver et ce n'était pas beau à voir. Il y avait tant de mouches… A la saison, je ne sais pas d'où elles peuvent sortir ! Je n'ai aucune envie que vous finissiez dans le même état.
A suivre...
© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003