CAM@RDAGE (chapitre 17)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

17

 

Je ne revis pratiquement pas Jacques avant le rendez-vous à Montréal. Il me consacra à peine une heure le vendredi soir et alla prendre son service à l'issue d'un repas avalé à la hâte, me laissant frustrée et un peu amère. J'essayais de me persuader que sa flamme n'était pas qu'un feu de paille et que j'étais plus qu'un simple "bon coup". Le fait était que je ne comprenais rien à ses horaires. Il ne me parlait jamais de son travail en dehors de l'affaire qui nous préoccupait mais il semblait très pris et le peu qu'il m'en disait traduisait la passion et l'engagement. Il était sans doute un policier avant d'être un homme. Je comprenais que peu de femmes acceptent de partager cette vie en pointillés, écartelées entre la déception, l'attente et la crainte. Je dormis donc seule, vaguement inquiète, comme si le fait d'avoir été un instant protégée me rendait plus vulnérable. Je savais pourtant que je ne craignais pas grand-chose puisque Jacques Delorme m'accompagnerait aux "Délices François". De plus, je ne voyais plus guère de raisons d'avoir peur car, plus j'y songeais, moins j'étais persuadée que Nathalie avait un lien quelconque avec l'assassinat de Johanne. Pourtant, c'était ma seule piste et j'étais bien décidée à la suivre.

Je me levai tôt le samedi matin bien que le rendez-vous soit fixé en début d'après-midi. Je vérifiai mon courrier électronique : il n'y avait aucun nouveau message. J'attendis ainsi toute la matinée, répétant mon rôle, soliloquant les dialogues de Lysistrata en tournant dans ma chambre et en faisant de grands gestes. J'avais un instant imaginé que Jacques viendrait assez tôt pour m'écouter et me donner la réplique mais j'avais vite compris qu'il ne s'intéressait pas au théâtre. Un moment, Johanne puis Eva s'étaient acquittées de cette tâche mais, d'abord amusées, elles s'en étaient vite lassées. De temps à autre, je délaissai Aristophane et sa diatribe contre les humeurs guerrières des mâles pour regarder par la fenêtre où le soleil clignotait derrière les nuages.

Jacques vint me chercher sur le coup de midi et se contenta de m'appeler à l'interphone puis de m'attendre dans sa voiture dont il n'avait pas coupé le moteur. Il avait sa tête des mauvais jours. Je passai outre et l'embrassai tendrement mais il me retourna un baiser sec et dépourvu de chaleur qui traduisait à merveille son humeur.

‒ Tu es de service ? demandais-je étonnée, car j'avais remarqué qu'il avait cette fois-ci une Taurus bleue équipée d'une radio.

‒ Oui, souffla-t-il comme si ma question était incongrue.

‒ Je croyais que nous devions passer la journée ensemble…

‒ C'est le cas, on ne se quitte pas.

Je le sentais tendu. La radio qui crachotait des ordres et des appels fut notre seul compagne durant le court voyage qui nous mena en direction de l'échangeur. Soudain, Jacques vira sur King vers le quartier général de la Sûreté du Québec.

‒ Tu as quelque chose à faire ? demandai-je, inquiète, car il ne nous restait que deux heures et les routes n'étaient pas fameuses.

‒ Viens, me dit-il avec autorité en s'extrayant de la voiture.

Je le suivis. C'était la première fois que je passais de ce côté du grillage. Nous étions cernés par de grosses voitures de police blanches rayées de jaune et de vert et surmontées de larges bandeaux de gyrophares. Des policiers en uniforme kaki me dévisagèrent et saluèrent Jacques Delorme.

‒ Assieds-toi ici, me dit-il en désignant la chaise que j'avais déjà occupée dans son petit bureau vitré. Lors de nos précédentes discussions – interrogatoires devrais-je dire, nous ne nous connaissions pas de manière intime. Je n'étais plus maintenant disposée à me laisser manipuler sans rien dire.

‒ Je te rappelle que nous avons rendez-vous à 2 heures à Berri UQAM, dis-je d'une voix où pointait l'impatience. Je pensais que nous irions manger quelque part…

‒ Attends-moi là, se contenta-t-il de répondre en enlevant son anorak fourré.

Je découvris qu'il portait un gros pistolet noir à la ceinture. Son aspect patiné le rendait encore plus menaçant. Une paire de menottes étaient coincée dans son pantalon et une petite bombe lacrymogène se balançait au-dessus de ses fesses. Des gens parlaient bruyamment dans les couloirs et les téléphones sonnaient dans les box voisins. De temps à autre, une diffusion générale transmettait des ordres ou des informations. Une sirène retentit sur le stationnement et des lueurs fugaces bleues et rouges illuminèrent l'unique fenêtre du bureau. Celle-ci donnait sur la façade sud du bâtiment et, au-delà de la voie ferrée, on devinait la longue étendue gelée de la rivière Magog. Du sud-ouest remontait une barrière nuageuse à l'aspect menaçant et je pressentais qu'il fallait partir vite si nous voulions atteindre Montréal à temps. Aussi cette attente forcée ne fit-elle qu'accroître mon impatience qui se mua en franche irritation lorsque je vis revenir Jacques avec un sandwich et une boîte de Coke Diet.

‒ Nous devrions déjàêtre en route, dis-je d'un air courroucé en regardant ma montre qui indiquait presque midi et demie.

Il fouilla dans ses papiers.

‒ J'espère que tu aimes la dinde, c'est tout ce qu'il y avait.

Je jetai un coup d'œil dédaigneux à la boîte de soda allégé.

‒ Oui j'aime la dinde, mais je ne me rappelais pas t'avoir dit que j'étais au régime…

Il ne releva pas la remarque, prit son téléphone et composa le numéro d'un poste intérieur.

‒ Ruddy, demanda-t-il, John est encore avec toi ? Peux-tu lui demander de descendre ?

Je le regardai sans comprendre mais je devinai que quelque chose était arrivé et que je n'allais pas aimer la suite des événements. Je l'interrogeai, inquiète :

‒ Que se passe-t-il ?

‒ On ne va plus à Montréal, affirma-t-il d'un ton péremptoire.

‒ Tu ne vas peut-être plus à Montréal mais moi, je n'ai pas changé d'avis. Tu aurais pu me prévenir un peu plus tôt au lieu de me jouer cette comédie.

‒ Nous n'y allons plus, un point c'est tout !

Je ne comprenais pas ce soudain revirement. J'avais l'impression qu'il ne s'était jamais rien passé entre Jacques et moi et qu'il me traitait comme n'importe quel témoin sans se sentir obligé de me fournir la moindre explication. Je me rebellai :

‒ Tu n'as pas à me dire où je vais ! Je suis libre dans un pays libre et personne n'a à me dicter ma conduite tant que je n'enfreins pas la loi !

‒ Je te rappelle que tu es une étudiante étrangère qui pourrait se trouver mêlée de près à une série de meurtres en faisant obstacle à la justice.

‒ Je ne fais obstacle à rien du tout ! Je veux juste aller à Montréal !

Je m'étais levée en jetant le sandwich sur le bureau. Excédé, Jacques Delorme me plaqua sur mon siège et m'annonça d'un air mauvais :

‒ Présentement, la moitié des consommateurs attablés aux Délices François sont des policiers de la SQ en civil. Il y a également une jeune femme blonde aux yeux bleus d'environ cinq pieds de haut qui devrait faire son entrée dans le magasin à 2 heures précises. Elle est armée et munie d'un micro et d'un émetteur. Je n'ai aucune envie que tu viennes fourrer ton nez là-dedans. Ce n'est plus ton problème maintenant.

J'étais furieuse. Je me sentais flouée et impuissante. Il ajouta :

‒ Écoute, Anne, je peux te protéger si tu m'en laisses la possibilité, mais si tu refuses de m'aider, je ne pourrai rien faire pour toi.

‒ Mais Nathalie n'a rien d'une tueuse ! Elle se sent seule, c'est tout…

‒ Qu'en sais-tu ? Pourquoi as-tu continuéà lui répondre ?

‒ Parce que c'est une cible idéale pour ce maniaque.

‒ Elle n'est pas bien belle…

‒ Sur la photo qu'elle m'avait envoyée au début, elle était superbe. Je parie qu'elle a déjà rencontré ce type sur le Net et j'espérais qu'elle pourrait me donner des informations, un semblant de piste…

Je m'interrompis tout à coup, comprenant que j'avais agi comme une idiote en le mettant dans la confidence. Quels que soient les sentiments qui nous unissaient, Jacques Delorme était avant tout un chasseur et rien ne comptait davantage que sa proie. Ce que j'avais perçu de lui lors de nos premières entrevues n'était pas une façade mais le reflet de la réalité. Je m'étais juste bercée d'illusions. Le sandwich à la dinde était de circonstances !

‒ Comment se fait-il que, soudain, tu me prennes au sérieux, toi qui ne voulais pas entendre parler de la piste d'Internet et de mes propres investigations ? Hier matin, tu acceptais de m'accompagner du bout des lèvres en m'assurant qu'il n'y avait pas de quoi monter une traque et aujourd'hui, tu es de service, supervisant une opération à Montréal, et tu me séquestres tout en sachant très bien que tu n'en as pas le droit !

‒ Tu es libre d'aller où bon te semble, personne ne te retient, dit-il en me désignant la porte.

Je regardai l'heure : il était presque une heure de l'après-midi.

‒ Tu sais très bien que je n'aurai pas le temps d'y aller. Tu t'es servi de moi comme d'un appât ! Je n'aurais jamais dû te donner la photo de Nathalie !

‒ Je ne t'ai forcée à rien. Et pour la photo, nous pouvions l'obtenir par nos propres moyens.

Je pâlis et mes mâchoires se mirent à trembler. Je déglutis avec peine.

‒ Parce que… Tu as fait mettre ma ligne sous surveillance ?

Il ne soutint pas mon regard.

‒ Je ne suis pas le seul à décider… Je dois rendre des comptes et pour ton information, je ne supervise pas l'opération à Montréal !

‒ Tant mieux pour toi parce que vous allez vous couvrir de ridicule. Même si vous interpellez quelqu'un, que pourrez-vous contre lui ? Il se rend à un rendez-vous fixé par Internet en s'étant fait passer pour une femme. Est-ce une usurpation d'identité d'après la loi canadienne ?

‒ Je ne crois pas que Nathalie viendra, pas plus qu'un homme s'étant fait passer pour elle.

‒ Alors, peux-tu m'expliquer ?

‒ Je pense que le tueur cherchera à repérer sa victime et qu'il la suivra. Ce rendez-vous que tu lui as fixé est une aubaine pour lui, l'occasion à ne pas rater, mais comme tu es restée très discrète sur ta vie privée, son seul moyen pour te localiser est d'aller aux Délices François pour t'identifier. L'université de Sherbrooke a mis une chambre à notre disposition. L'agente qui te ressemble va s'y rendre pour attendre un éventuel contact. Nous avons un dispositif d'intervention aux Nouvelles Résidences. Tu comprends pourquoi je ne voulais pas que tu te trouves là ?

A court d'arguments, je pris un air buté, à la fois furieuse et troublée. Il décida de porter le coup final : sortant une photographie d'un dossier, il me la colla sous le nez.

‒ Connais-tu cette fille ? me demanda-t-il d'un ton impérieux.

La photo représentait une très belle jeune femme d'une vingtaine d'années. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux sombres et un regard intelligent mais un peu dédaigneux, comme si elle avait eu le sentiment d'appartenir à une caste supérieure. Ses pommettes hautes et accentuées lui donnaient des airs d'Amérindienne et, en la voyant, j'étais prête à croire que chaque Québécois avait au moins un ancêtre issu des "Premières Nations". Elle ne m'était pas inconnue, mais pas familière non plus. J'étais presque certaine de ne jamais l'avoir vue dans le département de chimie ou à la cafétéria. Peut-être l'avais-je tout au plus croisée sur le campus.

‒ Je ne sais pas trop… En tout cas, je ne crois pas lui avoir parlé. Je m'en souviendrais.

L'angoisse me serra le cœur comme un étau quand il lâcha simplement :

‒ Elle fera bientôt la une des journaux. Il s'agit d'Isabelle Landry-Perrault, vingt-trois ans, domiciliée à Québec où elle étudiait les arts visuels. Elle a été retrouvée chez elle hier soir, tuée de dix-sept coups de hache.

Je hurlai de rage et de désespoir, comprenant tout à coup où j'avais déjà vu la troisième victime de ce bûcheron diabolique qui fauchait les vies comme de simples épinettes. Isabelle Landry. Son nom résonnait dans ma tête et chaque fois que je le prononçais, je revoyais la photo que j'avais retrouvée stockée sur le portable de Johanne. Chaque fois aussi, sa liste de correspondantes régulières me sautait au visage : iland_iland figurait en bonne place. Je repensai à Bernard Pilotte qui avait surpris les discussions de Johanne avec ses correspondantes… Il avait parlé d'un parfum de femme et j'avais imaginé qu'il avait fait plus que regarder l'écran et fouillait dans les affaires de Johanne, mais tout à coup, je comprenais : Bernard avait confondu iland_iland avec l'ilang-ilang, cette fleur tropicale à la senteur capiteuse qui sert à confectionner de merveilleux parfums. Une odeur de femme ; un parfum. C'était à présent évident. Car j'imaginais que le jeu de mots n'était pas fortuit : iland_iland était, sans doute possible, le pseudonyme d'Isabelle Landry.

 A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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