CAM@RDAGE (chapitre 18)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

18

 

Je contemplais l'image de cette jeune femme décédée dans des circonstances atroces. J'étais étouffée par un terrible sentiment de culpabilité. Complice, je l'étais sans nul doute, moi qui étais restée muette trop longtemps, alors même que mes soupçons se tournaient vers Internet et ses salons de discussion. Je m'étais toujours juré de ne jamais laisser quelqu'un seul face au danger comme font tous ces lâches qui détournent le tête pour ne pas être témoin d'un viol ou d'une agression : qu'avais-je fait d'autre ? Et lorsque je m'étais enfin décidée à parler, je n'avais pas su convaincre. Mais plus fort que les remords, l'impuissance sapait mes dernières forces et me laissait anéantie. Il ne me restait plus que la colère pour tenter d'échapper au désespoir. J'en voulais à la police et au monde entier de ne pas avoir pris au sérieux la menace que représentait ce psychopathe qui surfait à sa guise dans les labyrinthes de la Toile. Il chassait ses victimes comme un fauve sur son territoire. Je comprenais aussi l'inquiétude de Jacques Delorme, son énervement lorsqu'il avait dû me protéger malgré moi. J'étais un poids, pas seulement parce que je ralentissais involontairement l'enquête mais surtout parce que je tentais le Diable et qu'il se jouait de moi.

J'avais la bouche sèche et le cœur au bord des lèvres. La simple vue du sous-marin à la dinde suffit à me donner la nausée. J'ouvris la boîte de Coke Diet couverte de condensation et demandai :

‒ Qui l'a trouvée ?

‒ Son chum, Clément Fortier. Ils devaient sortir tous les deux hier au soir

‒ Et elle était devant son ordinateur, complétai-je.

‒ Sans doute, en tout cas il était allumé, mais elle n'était pas ou plus connectée à Internet. On l'a trouvée étendue à l'entrée de la pièce qui lui servait de bureau, dans la même position que les précédentes victimes. Il l'avait bien maganée. Il semble pourtant qu'elle ne soit pas décédée immédiatement.

‒ Comment cela ? demandai-je, intriguée.

Il hésita à me donner des détails.

‒ Eh bien, il y avait des traces de lutte et elle portait de nombreuses blessures de défense aux bras et aux mains. La plupart des entailles ont abondamment saigné, expliqua Delorme. Elle a dû énormément souffrir.

‒ Bien sûr, personne n'a rien entendu…

‒ C'était en début de nuit, aux alentours de 11 heures. Son studio occupe tout un étage et son voisin le plus proche était absent. C'est un immeuble tranquille avec seulement quatre occupants ; elle n'avait même pas mis le verrou de sécurité.

Je songeai que, comme les précédentes victimes, Isabelle Landry-Perrault était isolée au moment des faits et avait commis quelques imprudences. Sans doute avait-elle eu le temps de voir venir son agresseur car elle avait cherché à se défendre. Je n'osai imaginer sa détresse et sa terreur face à cet individu armé d'une hache qui avait fait irruption chez elle en pleine nuit. Je tentai de me concentrer sur l'essentiel.

‒ Et elle non plus n'a pas été réellement violée…

‒ En effet, confirma Delorme, il y a des traces apparentes de viol mais aucun indice laissé par le violeur. On peut imaginer qu'il l'a forcée avec le manche de la hache ou un objet de même taille, un simulacre en somme. De toute façon, elle était déjà morte quand elle a été pénétrée.

‒ Et comme c'est la troisième victime assassinée dans des circonstances identiques, toi et tes supérieurs vous êtes dit que je n'avais peut-être pas tort, que j'étais une petite "chèvre" méritante bien assez bonne pour appâter l'assassin, mais qu'il ne fallait pas me laisser prendre trop de risques, histoire de ne pas avoir à rendre des comptes aux autorités françaises !

Je ne refrénai pas mon agressivité ; j'évitai ainsi de trop ressasser les détails macabres dont il m'abreuvait. Il me jeta un regard noir, mais conserva son calme.

‒ Anne, tu sais très bien que ce n'est pas moi qui décide, me dit-il d'un air contrit. Je n'ai fait que t'interroger et transmettre les renseignements que tu as bien voulu me donner. Et j'ai pris sur moi de te protéger ; jusqu'à présent, je disposais d'une certaine autonomie…

‒ Et ce n'est plus le cas ?

‒ Nous avons reçu des instructions du Ministère de la Sécurité Publique. Cela ne te dit sans doute rien, mais Isabelle Landry-Perrault était la fille de Robert Landry, l'une des plus grosses fortunes du Canada. Il possède des actions dans pas mal de compagnies canadiennes et de groupes internationaux. En fait, il a suffisamment de pouvoir économique pour enrichir une région entière ou la précipiter dans le chaos.

‒ Je vois, soupirai-je avec amertume. Une jeune femme riche dont le père est un homme influent. Alors tous les services de police sont mobilisés et les agents au repos sont rappelés… En revanche, les meurtres de deux pauvres filles de familles plus modestes n'intéressent personne.

‒ Tu exagères, protesta-t-il. Les enquêteurs font ce qu'ils peuvent pour résoudre ces affaires mais ce n'est pas un roman policier. Nous n'avons que peu d'indices et il ne suffit pas de regarder au dernier chapitre pour avoir la solution !

Je gardai le silence : qu'y avait-il à répondre ?

Un homme entra dans le bureau. Il était sensiblement du même âge que Delorme mais était en revanche nettement plus petit. Sa moustache fournie et son physique épais lui donnaient une allure pataude, mais ses yeux couleur de vieux bois reflétaient une grande intelligence teintée de patience et de douceur. Ses gestes étaient précis et ses mains soigneusement manucurées serraient un dossier dont l'apparence trahissait un sens aigu, presque obsessionnel, de l'organisation et du classement. Il me salua avec une bonhomie qui, je le sentais, n'était qu'apparente. Jacques fit les présentations :

‒ Voici John Griffith de la SQ de Montréal. John est spécialisé dans le traitement de l'information et s'intéresse à la traque des délits sur Internet. Il aimerait te poser quelques questions.

J'aurais dû être heureuse d'avoir enfin été entendue puisqu'on nous dépêchait un spécialiste du quartier général, mais je savais que c'était trop tard. Kathy Smith et Isabelle Landry avaient payé de leur vie mes hésitations et les atermoiements  de la police et je me demandais combien d'autres verseraient le même tribut avant que le tueur ne soit mis hors d'état de nuire. Je pensai à Nathalie : n'était-elle pas en danger elle aussi ?

J'ironisai pour tenter de sauver la face :

‒ Il semble que de plus en plus de monde soit persuadé du bien-fondé de ma théorie… Malheureusement, je ne sais rien de plus que ce que je t'ai raconté, dis-je en m'adressant à Delorme, sans souci de garder notre relation secrète.

John Griffith feignit de ne pas remarquer ce tutoiement inhabituel de la part d'un témoin et m'expliqua :

‒ C'est justement pour cette raison que je suis ici : pour vous aider à retrouver certains détails dont vous n'auriez pas conscience et qui pourraient nous servir d'indices.

Malgré son nom à consonance anglophone, il avait le même accent québécois que ses collègues.

‒ Rien n'est encore parfaitement clair, poursuivit-il, mais Internet est une piste très sérieuse. Il est difficile d'imaginer que Johanne Deschamps, Kathy Smith et Isabelle Landry aient été assassinées par hasard alors qu'elles fréquentaient le même salon de discussion.

‒ Vous abandonnez donc l'hypothèse du trafic de drogue… C'est vrai que ce ne serait pas politiquement correct d'imaginer qu'Isabelle Landry ait pu dealer ! C'était une jeune fille de bonne famille !

Jacques Delorme prit un air courroucé.

‒ Tu sais très bien que si j'ai évoqué cette possibilité, c'est que Kathy Smith consommait un peu de marijuana et divers médicaments, dit-il avec brusquerie. Johanne Deschamps n'était pas totalement innocente non plus. Avec Sandra Germain, cela faisait trois cas similaires…

‒ A propos, Isabelle Landry était-elle homosexuelle ? demandai-je.

John Griffith esquissa un sourire gêné.

‒ Pas que nous sachions. Son ami, Clément Fortier, n'était pas un chum de paille. Par contre, il prétend qu'elle se servait essentiellement d'Internet pour son travail mais j'imagine qu'elle ne lui aurait pas facilement avoué ses petites incursions sur la tchatche lesbienne. On a retrouvé chez elle deux ordinateurs de dernière génération ainsi qu'un portable neuf, le tout bourré de logiciels de graphisme dans leurs versions les plus récentes. Pourtant, il y a quelque chose de curieux… Elle disposait d'un forfait Internet illimité, mais n'a pratiquement rien consommé dans les six derniers mois.

‒ Peut-être envoyait-elle ses e-mails d'un autre endroit… hasardai-je.

Il me regarda avec bienveillance.

‒ Êtes-vous certaine de ne jamais avoir placoté avec Isabelle Landry ? Jacques me disait que vous passiez pas mal de temps sur Yahoo Bavardage.

‒ Je n'ai jamais discuté avec une Isabelle, mais il se peut que nous ayons échangé des messages sans qu'elle se soit présentée.

Il hocha la tête, un peu déçu, et poursuivit tout en s'installant sur la chaise voisine de la mienne :

‒ Nous avons eu accès aux courriels de johebert et de kathymini. Leurs boîtes aux lettres sont vides, en effet. L'examen de la liste des opérations effectuées sur leurs comptes montre que quelqu'un a effacé le contenu moins de quatre heures après l'heure présumée de leur décès. Nous pensons que le tueur ne passe à l'action que quand il a réussi à percer leurs mots de passe, ce qui est plutôt rassurant.

‒ Rassurant ? m'écriai-je. Je ne vois pas comment on peut être rassuré…

‒ Oui, rassurant et fort intéressant, expliqua Griffith. Avant de passer à l'action, l'assassin reste en contact plusieurs jours avec sa victime. Il doit la connaître, cerner ses habitudes, ses goûts, la localiser précisément et décoder son mot de passe pour pouvoir effacer les messages, le tout sans éveiller sa méfiance. C'est un travail de longue haleine, et s'il reste connecté suffisamment longtemps, nous pourrons peut-être comprendre son modus operandi.

‒ Nous sommes persuadés que le tueur éprouve autant de plaisir aux cyber-relations avec ses futures victimes qu'à la mise à mort elle-même, ajouta Delorme. La preuve en est qu'il n'y a que simulacre de viol, ce qui ne veut pas dire que sa motivation première n'est pas sexuelle. De plus, il ne se contente pas de les tuer. Il les défigure et compte les coups : dix-sept impacts à chaque fois, cela veut dire quelque chose ; c'est le signe qu'il y a un cérémonial, une mise en scène. Il tue en racontant son histoire ou l'histoire d'un proche, et peut-être commence-t-il inconsciemment à se confier à ses futures victimes avant de les assassiner.

Penser que quelqu'un pouvait prendre plaisir à préméditer la mort d'une innocente jusque dans les moindres détails me révulsait. Je cherchai ce que Nathalie, alias bombon_cherie, pouvait bien avoir raconté qui puisse être interprété comme le fantasme morbide d'un désaxé.

‒ Trouver un mot de passe n'est pas si facile j'imagine, m'exclamai-je pour m'arracher à cette pensée effrayante. Tout le monde n'a pas l'inconscience de Johanne. Comment s'y prend-il ?

‒ D'une manière très simple, me répondit Griffith. C'est sans doute un fin psychologue doté d'une extraordinaire patience plutôt qu'un hacker. Il sympathise avec ses proies en se faisant passer pour une femme,  à moins qu'il s'agisse réellement d'une femme. Il ne leur pose sans doute jamais de questions trop directes qui pourraient les inquiéter, mais il sait écouter, décrypter les informations et lire les messages qu'il reçoit. Johanne Deschamps avait eu l'imprudence de déclarer son véritable nom et de donner suffisamment d'indices pour qu'elle puisse être aisément localisée. Mais ce n'est pas si simple : il a fallu que le tueur attende qu'elle commette une faute en changeant son mot de passe pour "joanne", et qu'elle se rende chez elle, à Hébertville. De ce point de vue, le meurtrier a été chanceux !

‒ C'est exact, repris-je. A l'origine, c'était "camphene". Elle me l'avait confié pour que je puisse avoir accès à Internet depuis sa chambre. Elle utilisait toujours le même, y compris au laboratoire, et l'a changé pour une raison qui me dépasse !

En fait, je comprenais trop bien sa motivation : c'était sa manière de se déclarer et elle espérait bien que je m'en apercevrais.

‒ En effet, dit Griffith en omettant élégamment de me rappeler que Johanne était amoureuse de moi. Elle avait un compte chez Vidéotron, son fournisseur d'accès, et utilisait le même password pour avoir accès au réseau. C'est la meilleure façon de ne pas se tromper et de ne jamais l'oublier, seulement, c'est beaucoup plus dangereux… sauf que ce mot de passe était difficile à découvrir. Ce n'était pas le cas de "joanne". Elle a probablement parlé de vous ; le jeu de mots était à la portée d'un enfant de dix ans.

Mon cœur se serra lorsque je songeai que si j'avais été plus finaude, j'aurais perçu les intentions cachées de Johanne. Elle n'aurait pas éprouvé le besoin de changer ce mot de passe qui avait causé sa perte. Griffith poursuivit :

‒ Quant à Kathy Smith, elle jouait tellement avec les pseudonymes qu'elle s'est trouvée prise à son propre piège. Il suffisait de consulter l'annuaire pour trouver une Katherine Smith résidant tout près de l'université McGill. Smith est un nom courant mais elle avait sans doute envoyé sa photo au tueur et je n'ai pas eu l'impression qu'elle devait être très farouche.

‒ Pourquoi s'intéresserait-il exclusivement à des étudiantes ? intervint Delorme. Est-il étudiant lui-même ou alors est-ce un membre du corps professoral ?

Je pensai que le meurtrier pouvait être aussi un membre du personnel d'entretien, mais je me gardai bien d'en faire la remarque. D'abord parce que je ne voulais pas incriminer une nouvelle fois un innocent avec des accusations lancées à la légère et aussi parce que l'image de Bernard Pilotte pianotant sur un ordinateur me paraissait incongrue. Griffith prit quelques secondes pour réfléchir en lustrant sa moustache avec application.

‒ Ce pourrait être un étudiant en situation d'échec qui reporterait la cause de ses déboires sur la concurrence que lui font les femmes. Une nouvelle affaire de l'Ecole Polytechnique en somme, soigneusement préméditée cette fois-ci.

Je savais que John Griffith faisait allusion à la tragédie qui avait coûté la vie à onze étudiantes de l'Ecole Polytechnique de Montréal. Un jour de décembre 1989, un étudiant en échec scolaire avait fait irruption dans les salles de cours et avait abattu froidement celles qui représentaient pour lui des adversaires plutôt que de simples concurrentes. L'une des rescapées s'était suicidée par la suite, incapable de survivre au souvenir de ces instants dramatiques, et ses propres parents n'avaient pu surmonter sa disparition, mettant également fin à leurs jours. L'affaire avait profondément marqué le milieu étudiant qui la commémorait chaque année et nous avions nous aussi célébré ce jour funeste l'automne passé.

Après quelques secondes, Griffith reprit :

‒ Mais je ne crois pas beaucoup à cette solution. D'abord parce qu'il ne s'agit pas d'un tueur compulsif. Il ne tue que lorsqu'il est sûr de son coup. Il est prudent et rusé. Ensuite, il n'élimine pas les étudiantes d'une seule université mais des jeunes femmes suivant des cours dans des filières distinctes et sur des campus différents.

‒ Il n'a peut-être pas le choix, remarqua Delorme. Il choisit ses victimes potentielles au cas par cas et les sélectionne en fonction de leur facilité à se confier à lui. Nous avons lancé un appel à témoins et nous sommes débordés par les appels de femmes qui dénoncent tel ou tel internaute qui les aurait achalées !

‒ Il fallait s'y attendre, murmura Griffith. Nous ne pouvons pas grand-chose contre le harcèlement dans les forums de discussion. Mais, quoi qu'il en soit, je reste persuadé que notre homme ne heurte personne de front ; il est bien trop malin.

‒ Cela ne nous dit pas pourquoi il ne s'intéresse qu'aux étudiantes, demandai-je, perplexe.

‒ Parce qu'il vise d'abord des femmes entre vingt et vingt-cinq ans et que beaucoup de Québécoises dans cette tranche d'âge fréquentent l'université, répondit Griffith. N'oublions pas qu'il faut qu'elles utilisent régulièrement Internet et qu'elles soient souvent isolées. Ce n'est pas le cas des femmes mariées : la présence d'un conjoint rend les choses beaucoup plus hasardeuses. Ensuite, beaucoup d'étudiants fréquentent les salons de discussion. De plus, l'université est un milieu anonyme où on ne s'étonne guère des allées et venues et où les nouveaux visages ne sont pas remarqués.

Il hésita un instant avant de me confier :

‒ Nous essayons d'identifier un ou plusieurs utilisateurs qui seraient restés en contact régulier et prolongé avec les victimes. J'avoue que pour le moment, nous n'avons guère connu de succès.

‒ Mais vous allez quand même pouvoir coincer ce salaud ! m'exclamai-je tout en pressentant que les choses ne devaient pas être aussi simples.

Griffith sourit d'un air navré.

‒ Nous n'avons pas les moyens de la NSA ! Il y a chaque jour des milliers de connexions et nous ne pouvons pas toutes les surveiller. Nous comptons plutôt sur un coup de chance… et un peu de collaboration.

Griffith semblait avoir réponse à tout à tel point que j'en étais irritée : ses explications ne faisaient qu'élargir le champ des possibles sans offrir de réelle direction vers laquelle la police pourrait concentrer ses recherches. Je comprenais bien aussi ce qu'il entendait par "collaboration" ; surveillance eut été un terme plus exact. Ma marge de manœuvre sur Internet était à présent bien plus que réduite. J'étais malgré tout excitée en pensant que je participais peut-être à établir le portrait psychologique de l'assassin. Ce n'était pas parce que l'idée d'être mêlée de près à une enquête criminelle était valorisante mais parce que j'avais l'impression de payer une dette à Johanne, à Kathy, à Isabelle que je n'avais pas su protéger. Je repensais à mon amie, à ses conversations interminables, aux messages qu'elle échangeait avec des inconnus…

Soudain, l'idée germa dans mon cerveau, si simple, si évidente si angoissante.

‒ Et si le tueur avait eu tous les renseignements par le courriel de Johanne ?

Delorme me jeta un regard interrogateur mais Griffith me considéra avec un certain intérêt. Je m'expliquai :

‒ Nous sommes à peu près certains que Johanne Deschamps a échangé une abondante correspondance avec Kathy Smith et Isabelle Landry. Elles auraient pu mentionner leurs adresses ou donner suffisamment de détails pour qu'il soit aisé de les localiser.

‒ C'est une idée intéressante. Nous avons pu accéder aux courriels dans le cadre de l'enquête et l'utilisation de logiciels extracteurs nous a permis de reconstituer partiellement le contenu des boîtes aux lettres. L'examen des messages reçus par Johanne Deschamps indique notamment qu'elle a échangé de nombreuses photos avec Kathy Smith et iland_iland. Il est donc tout à fait possible que l'assassin se soit servi de la messagerie de votre amie pour identifier ses prochaines victimes car elle ne supprimait pratiquement aucun des messages qu'elle recevait. Pour lui, ce devait être une source d'informations précieuse à laquelle il a eu accès après avoir cassé son mot de passe.

Je souris dans mon for intérieur, pensant que cela ressemblait bien à Johanne. Elle gérait son courriel comme elle le faisait de sa vie, dans le plus heureux désordre. Je demandai anxieusement :

‒ Johanne, Kathy et Isabelle avaient-elles des correspondants communs ? Quelqu'un dont les messages seraient suspects…

John Griffith prit un air contrarié :

‒ Non, malheureusement. Personne que nous pourrions considérer comme coupable potentiel. Nous avons aussi examiné la liste des correspondants réguliers des trois victimes, m'expliqua-t-il, et il n'y a aucun recoupement en dehors de trois pseudos : johebert, kathymini et iland_iland. Or, je ne peux pas croire qu'elles n'aient pas enregistré le pseudonyme d'un internaute avec lequel elles auraient discuté de longues heures, ne serait-ce que pour être prévenues lorsqu'il était en ligne. Inversement, nous avons recherché qui, parmi les internautes canadiens, avait inscrit les victimes dans leurs listes de correspondants privilégiés et nous n'en avons trouvé aucun qui les ait sélectionnées toutes les trois. Evidemment, le tueur peut très bien avoir opéré de plusieurs places différentes, avec des machines et des pseudonymes distincts…

Je n'étais pas certaine de tout comprendre mais je sentais bien que nous tournions en rond. Griffith sortit de sa poche une feuille pliée en quatre et me la tendit.

‒ Par contre, poursuivit-il, une dizaine d'internautes ont enregistré les pseudos de kathymini ou de johebert. Vous avez la liste en main… Cela vous dit-il quelque chose ?

Je regardai la feuille où s'étageaient onze pseudonymes aux consonances féminines. Ceux-ci étaient suivis de deux lettres. Je secouai la tête en signe de dénégation.

‒ Je n'en connais aucun…

Cette fois-ci, Griffith ne cacha pas sa déception.

‒ J'imagine que les deux lettres qui suivent précisent le pays d'origine… demandai-je.

‒ Oui, "ca" pour Canada, "fr" pour France ou "be" pour Belgique, du moins, c'est le pays où ils ont ouvert ce compte Yahoo. Cependant, rien n'empêche le détenteur d'un compte ouvert en Europe de venir au Canada et de l'utiliser tel quel. Mieux encore, n'importe qui peut ouvrir un compte dans Yahoo France depuis le Canada… Sur Internet, tout est possible ou presque, même si nous pouvons déjouer ce genre de trucage !

‒ Donc nous ne sommes pas plus avancés, remarqua Delorme. Tout n'est qu'apparences et faux-semblants.

Je soupirai, pensive, un peu découragée.

‒ Le problème, poursuivit John Griffith en me regardant droit dans les yeux, c'est que nous ne sommes pas certains d'avoir récupéré tous les messages. Quelque chose peut nous avoir échappé. C'est pour cela que nous avons désespérément besoin de votre aide : votre œil a pu enregistrer un pseudonyme, une adresse, quelque chose qui pourrait nous mettre sur la voie et qui est définitivement effacé.

Je me sentais vide. Mon cerveau refusait de fonctionner, comme si j'avais été anesthésiée, mais parfois, une idée ou une question venait éclairer le trou noir de mes souvenirs. Ainsi, prise d'une soudaine inspiration, je demandai :

‒ A propos, le courriel d'Isabelle Landry a-t-il été vidé comme ceux de johebert et de kathymini ?

Griffith esquissa un léger sourire qui me fit comprendre que la question était pertinente.

‒ Isabelle Landry avait un compte sur AOL et celui-ci est toujours intact pour autant que nous puissions en juger. Évidemment, il est sous surveillance étroite. Par contre, elle ne s'est jamais déclarée sous sa véritable identité pour créer le profil d'iland_iland sur Yahoo et il est quasiment impossible d'établir que le compte était bien à elle. Mais… il est vrai que le courriel était vide lui aussi. Seulement, contrairement aux autres, le nettoyage de ses dossiers est antérieur à son assassinat.

‒ Antérieur de combien ? s'enquit Delorme.

‒ De deux ou trois heures… Ce qui est surprenant, c'est que le tueur ait réussi à deviner son mot de passe. Elle avait choisi "Caillebotte", un peintre impressionniste français. Elle pourrait en avoir parlé à l'assassin mais je ne les vois guère discuter de peinture dans un forum réservé aux lesbiennes ou aux cœurs en mal d'amour…

‒ Rien ne prouve qu'ils se soient rencontrés dans ces salons… répliqua Jacques Delorme.

‒ C'est bien le problème, grogna Griffith. Il existe des dizaines de salons dans des dizaines de forums. Ça fait beaucoup de pistes… Beaucoup trop !

Je songeai que cela faisait quand même d'Isabelle Landry une victime un peu différente des autres. Le tueur n'avait certainement pas deviné son mot de passe en discutant de sexe avec elle. A moins qu'ils aient été vraiment intimes… Mais il y avait une autre possibilité.

‒ A moins que le tueur utilise le pseudo d'une des victimes, murmurai-je.

‒ Ça, nous en sommes presque certains ! s'exclama Jacques Delorme. Tu m'as bien dit que Kathy Smith t'avait affirmé avoir discuté avec toi la veille quand tu te faisais passer pour Johanne, alors même que la malheureuse était morte depuis plusieurs jours et que tu n'avais encore jamais usurpé son identité.

‒ Ce n'est pas ce que je voulais dire, répliquai-je, agacée. Le tueur pourrait fort bien avoir lié connaissance avec Kathy et Isabelle alors même que Johanne était encore en vie.

‒ C'est une possibilité, répondit Griffith, mais cela implique qu'il soit suffisamment proche de cette personne pour savoir qu'elle n'allait pas utiliser son compte Yahoo au même moment.

Sauf s'il opère depuis le même ordinateur que l'une des victimes, pensai-je. En effet, qui aurait pu avoir accès au courriel de Johanne, sinon Normand Gagné, son oncle ? Il avait pu la voir pianoter son mot de passe sur l'ordinateur qu'il partageait avec elle lorsqu'elle se trouvait à Hébertville. Il lui avait aussi peut-être suffi d'un peu d'astuce pour le trouver : Johanne parlait tellement de moi à sa famille qu'il n'avait pas été long à comprendre. Ainsi, il avait eu accès aux messages que Johanne recevait : ceux de Kathy Smith, ceux d'Isabelle Landry ainsi que mes propres missives… Restait à déterminer le mobile, mais était-ce vraiment nécessaire ? La dépression profonde dans laquelle s'était enfoncé Normand Gagné ne pouvait-elle pas s'être muée en folie meurtrière ? Et où était-il donc le soir du meurtre ? Viviane Deschamps avait dit qu'il était allé magasiner et qu'il était arrivé à La Baie à 20 heures, mais où se trouvait-il donc en début d'après-midi ? N'avait-il pu guetter le départ de sa belle-sœur et de sa nièce pour revenir par la porte de la cuisine ? J'avais constaté par moi-même que celle-ci donnait sur un petit jardin et qu'on ne la voyait pas depuis la rue…  L'hypothèse tenait debout : pourquoi Johanne se serait-elle méfiée ? Elle lui avait ouvert le plus naturellement du monde, un peu surprise sans doute que son oncle n'utilise pas sa propre clé. Mais je savais bien que c'était là une affirmation gratuite et cent questions restaient sans réponse. Une fois de plus, je n'avais aucune preuve. Je ne me sentais pas davantage le droit de l'accuser à la légère ; pas plus que je ne l'aurais fait pour Bernard Pilotte. D'ailleurs, pour autant que j'aie pu en juger, Normand Gagné n'était pas gaucher, ce qui semblait le mettre hors de cause.

Comme s'il avait deviné mes craintes, John Griffith déclara :

‒ De toute façon, nous recherchons aussi parmi les familles des victimes, leurs amis, leurs voisins. On va souvent chercher très loin des coupables tout proches.

Bernard Pilotte, Normand Gagné, le père de Johanne… Ils la connaissaient, étaient ses proches ou la côtoyaient ; l'un d'entre eux était peut-être entré dans l'intimité de son courriel et tout avait alors été si facile… Jacques Delorme remarqua mon trouble.

‒ Ça ne va pas ? Tu es toute pâle.

‒ J'ai juste trop chaud… dis-je en tentant de me ressaisir.

‒ Je vais demander qu'on t'apporte de l'eau.

Il sortit sur le pas de la porte et héla quelqu'un. Quelques instants plus tard, une agente m'amenait un verre d'eau fraîche que je me forçai à boire d'un trait. Je profitai de ce court instant de calme pour tenter de me concentrer. A aucun prix je ne voulais à nouveau incriminer qui que ce soit sans avoir la certitude de sa culpabilité. Je n'avais pas trouvé Normand Gagné très sympathique – à vrai dire, il me faisait même un peu peur – mais cela ne suffisait pas à en faire un assassin.

Les deux hommes reprirent leur conversation sans se formaliser davantage.

‒ Reste un point àéclaircir. Pourquoi Yahoo Bavardage et pas un autre forum ? demanda Jacques Delorme. Le choix n'est sans doute pas anodin…

‒ Le tueur ne peut opérer dans des salons proposés par un fournisseur d'accès car il devrait souscrire un forfait, déclarer son identité et charger le montant de l'abonnement sur sa carte de crédit, alors que les tchatches accessibles depuis les moteurs de recherche sont gratuites et anonymes. Yahoo Bavardage n'est habituellement pas modéré, ce qui signifie qu'il n'y a pas de contrôle en ligne. Le webmaster peut interdire un accès à la suite d'une plainte mais rien de plus. C'est un espace de liberté totale et la liberté peut être dangereuse, voire mortelle.

Il s'était tourné vers moi en disant cela et je sus que lui aussi désapprouvait mes activités nocturnes.

‒ Avons-nous un moyen de le localiser lorsqu'il est sur le réseau ? demanda Jacques. En admettant qu'il utilise le pseudonyme de l'une des trois victimes ‒ ce qui est envisageable puisqu'il connaît leurs mots de passe ‒ nous pouvons organiser une surveillance.

‒ Ce sera jouable s'il opère depuis un poste fixe. Chaque machine, chaque routeur, possède un numéro IP qui permet de l'identifier. En revanche, s'il change fréquemment de lieu de connexion, c'est plus difficile. De plus, on peut modifier le numéro IP d'une machine. Nous pouvons tout au plus retracer le parcours des messages d'après l'adresse des routeurs.

Toutes ces considérations techniques me dépassaient. La traque informatique, je la vivais chaque soir sur le terrain et je n'avais que faire des IP, des routeurs et autres proxy. Je proposai :

‒ Et si j'arrivais à entrer en contact avec lui et à le retenir suffisamment longtemps ?

Griffith me jeta un regard interrogateur.

‒ Je croyais que vous ne soupçonniez personne en particulier ? Vous avez passé des dizaines d'heures sur Bavardage sans le moindre résultat…

‒ Parce que j'opérais sous ma propre identité. Le tueur sait parfaitement qui je suis et il ne veut pas me contacter parce qu'il se doute que je l'attends de pied ferme et que la police me surveille. Il m'a sans doute croisée plus d'une fois sur la tchatche sans jamais se faire connaître.

‒ Et bombon_cherie ? Vous oubliez qu'elle vous relançait sans cesse !

‒ Elle m'a parue assez bavarde et très peu curieuse… Nathalie m'avait fixé un rendez-vous pour aujourd'hui à 14 heures (je regardai ma montre), c'est-à-dire il y a trente minutes.

‒ C'était probablement pour gagner ta confiance… répliqua Jacques Delorme. En tout cas, nous serons bientôt fixés !

Je revins à la charge :

‒ Alors, que pensez-vous de ma proposition ? Je parle d'agir sous un nouveau pseudo, histoire d'appâter ce fumier…

‒ Pas question ! Je t'interdis de prendre un tel risque ! s'écria Jacques Delorme.

Griffith me jaugea en mâchonnant machinalement sa moustache.

‒ C'est une solution risquée en effet, murmura-t-il. Mais avec un dispositif adéquat, le péril n'est peut-être pas si grand…

‒ N'importe quel agent peut le faire, rétorqua Delorme. Il est inutile qu'elle s'expose !

‒ Je ne suis plus une petite fille ! m'écriai-je, furieuse qu'on parle ainsi de moi à la troisième personne. J'ai la possibilité de me rendre utile pour venger la mort de mon amie et épargner d'autres innocentes, et je ne renoncerai pas !

Delorme frappa son bureau d'un geste rageur.

‒ Je te ferais remarquer que tant que tu es sur le territoire québécois, tu as l'obligation de te conformer à nos lois et de ne pas entraver une opération de police. Si tu persistes à vouloir t'immiscer dans l'enquête, je n'hésiterai pas à te faire arrêter pour te protéger malgré toi !

‒ Nous n'en sommes pas là, coupa Griffith en se levant. Nous voulons que ces meurtres cessent et que le coupable soit mis hors d'état de nuire. Cette discussion me semble prématurée. Attendons les résultats de l'opération en cours.

Sur le pas de la porte, il se retourna soudain vers moi.

‒ A propos, Isabelle Landry portait un tatouage sur l'épaule, un tatouage représentant une sorte d'œil égyptien. Cela vous dit quelque chose ?

‒ En ce qui me concerne, ça ne me dit rien, répondis-je en me détournant vers la vitre où nos silhouettes se reflétaient sur un fond de ciel noir.

‒ C'est sans doute un détail sans importance, grogna-t-il.

J'allais rétorquer que cela voulait sans doute dire quelque chose mais, lorsque je me retournai, Jacques Delorme et John Griffith avaient disparu.

A suivre...

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