CAM@RDAGE (chapitre 19)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

19

 

L'attente me parut interminable. A peine assise, je me levais et tournais en rond dans le bureau, puis je recommençais le même manège quelques instants plus tard. Je me demandais si j'avais le droit de mettre un pied dans le couloir sans risquer d'être poursuivie pour entrave à la justice. Depuis le bureau, on entendait le murmure de la circulation ponctuée de coups de klaxons. Une ambulance passa sur la rue King, sirène hurlante, en direction de l'Hôtel-Dieu. Quelque temps plus tard, plusieurs voitures officielles démarrèrent en trombe dans un concert de hululement, puis le calme revint. Après avoir hésité un moment, je m'aventurai dans le couloir.

Des hommes en uniforme et en civil discutaient avec animation et personne ne prêta attention à moi. Delorme et Griffith n'avaient pas réapparu. Enfin, l'agente qui m'avait apporté un verre d'eau m'aperçut et se dirigea dans ma direction. Elle avait sans doute dépassé la quarantaine et, malgré son air aimable, je devinais qu'elle ne devait pas s'en laisser conter dans ce monde d'hommes où elle avait fait sa place. Elle avait un physique masculin, mis à part son opulente poitrine et son bassin trop large, et elle me dépassait largement.

‒ Voulez-vous un café ? dit-elle en me souriant.

‒ Oui, merci.

‒ Vous ne mangez pas ? me demanda-t-elle en désignant le sandwich intact sur le bureau.

‒ Non, je n'ai pas très faim ; l'attente me coupe l'appétit.

Elle s'esclaffa :

‒ Je comprends ! Delorme non plus n'aime pas attendre, c'est un homme d'action !

‒ Je m'en suis aperçue ! m'exclamai-je. En tout cas, il n'est guère patient avec moi.

J'ajoutai en esquissant un sourire :

‒ Heureusement qu'il est célibataire !

La femme policier me jeta un regard surpris et je sentis mon cœur se serrer.

‒ Jacques ? Fais-moi rire, il est trop beau garçon pour être célibataire ! Mais, c'est vrai qu'il n'est guère patient à maison non plus à ce que dit sa femme !

Mes jambes flageolaient et le sang fuyait mon cerveau. J'avais l'impression d'être un arbre en automne et que la vie se retirait de moi. Mon cœur, déjà, était en hiver.

‒ Vous voulez dire qu'il est marié ? articulai-je péniblement.

Elle prit conscience qu'elle avait trop parlé.

‒ Oui, depuis dix ans, enfin je crois…

Gênée, elle ajouta avant de s'éclipser :

‒ Je vais chercher votre café.

Je ne voyais plus le bureau qu'à travers un brouillard de larmes. Personne ne me demanda où j'allais lorsque je quittai la pièce et je m'éclipsai sans être nullement inquiétée, profitant de la sortie d'un groupe pour franchir l'ouverture codée qui séparait les bureaux de la zone publique.

Je me hâtai sur la rue King-Ouest balayée par un vent glacé tandis qu'une barre de nuages menaçants roulait sur l'horizon. Je pressai le pas, imaginant que Jacques Delorme ou quelqu'un d'autre s'était aperçu de mon départ, car je n'avais aucune envie de fournir des explications. J'avais l'impression que rien de tout cela n'était vrai, que ma réalité se dissolvait dans un cauchemar et, plus que jamais, j'avais le sentiment d'être seule. J'avais un instant songé à me réfugier dans l'un des restaurants de la rue Don Bosco mais y renonçai car je savais que Jacques m'y chercherait en priorité. Je m'engouffrai dans le Canadian Tire de la rue King alors que le ciel s'obscurcissait et que le vent se renforçait. J'avais froid à cause des courants d'air mais j'étais surtout glacée de l'intérieur, comme si le feu qui brûlait en moi s'était éteint.

Dans le magasin, tout était différent. Les gens paraissaient heureux, détendus, et tout le monde se fichait éperdument de mes problèmes. Je feignis de m'intéresser aux promotions sur les articles d'hiver puis aux revues de technique automobile. Un vendeur me demanda à quel genre de lumières je m'intéressais et je le fis répéter trois fois avant de comprendre qu'il se proposait de m'aider dans le choix des ampoules de phares que je reluquais d'un air absent. J'errai ainsi de rayon en rayon et il était 4 heures passé lorsque je me décidai à rentrer, alors qu'une neige fine tombait de biais. Tandis que j'attendais dans l'Abribus, un avertisseur retentit dans mon dos. La Taurus sombre de Jacques Delorme vint se ranger à ma hauteur et la porte côté passager s'ouvrit.

‒ Anne, approche s'il te plaît… me dit-il depuis l'intérieur.

 Je me penchai par la portière, marquant mon intention de ne pas m'asseoir.

‒ Embarque, insista-t-il, je te raccompagne chez vous.

‒ Je peux prendre le bus. Je n'ai rien à te dire, j'ai besoin d'être seule.

L'autobus arriva derrière la Ford, la bombardant d'appels de phares courroucés.

‒ Laisse tomber, ajoutai-je. Je n'ai pas envie de te parler, ni maintenant, ni plus tard, ni jamais ! Si c'est pour les besoins de l'enquête, tu n'as qu'à me faire convoquer.

Je criai en bourrant un coup de poing dans la portière :

‒ Et bonjour à ta femme !

Puis je montai dans l'autobus qui déboîta aussitôt, abandonnant la Taurus et son conducteur au milieu des tas de neige sale. Je la vis faire demi-tour, puis les lueurs des feux arrière s'estompèrent dans les écharpes de neige déroulées par le vent.

Lorsque j'arrivai dans ma chambre, je me sentais trompée et salie. Naïvement, j'avais cru pouvoir faire confiance à un homme et je m'apercevais que je m'étais trompée. Je lui en voulais et je m'en voulais bien plus encore. Désœuvrée, j'allumai mon ordinateur pour consulter mon courrier électronique et découvris qu'un message intitulé « Desolee » m'attendait. Je n'eus guère de doutes sur l'identité de son expéditeur dont l'adresse était n.bombardier@videotron.ca. Je me demandai seulement pourquoi Nathalie n'avait pas utilisé son pseudonyme habituel. Le courriel était beaucoup plus succinct que ses habituels messages fleuves :

 

Date : Sat 03 feb 2001 14:28:51 -8.00 (PST)

De :

Objet : Desolee

A :"anadore" 

 

Anne

Pardonne moi mais j'ai eu peur.

C'est la premiere fois que j'accepte un rendez-vous et je crois que c'etait une erreur.

Je sais que c'est bien plate de t'avertir si tard et que presentement tu m'attends sans doute aux Delices François mais j'espere que tu ne m'en voudras pas trop car je n'ai pas reussi a te prevenir avant.

J'espere que tu accepteras de discuter encore avec moi...

Nathalie

 

J'étais partagée entre le découragement et un certain soulagement. De manière évidente, Nathalie n'était pas coupable puisqu'elle m'avait posé un lapin et avait dévoilé son identité. A moins bien sûr qu'elle n'ait flairé le piège tendu et qu'il s'agisse d'un subterfuge pour regagner ma confiance. Elle prenait alors un risque énorme en utilisant un compte dont elle ne pouvait pas dissimuler l'appartenance. J'étais en même temps soulagée de savoir que ma correspondante ne s'était pas jetée dans la gueule du loup et j'éprouvai une certaine jubilation en pensant que Jacques serait privé de sa coupable rêvée. Je ne savais quelle conduite adopter. Si je cherchais à contacter Nathalie, je faisais obstacle à la justice et je savais que Jacques Delorme ne pourrait rien pour moi, si toutefois il avait encore envie de me défendre. Résignée, je décrochai le combiné téléphonique et composai le numéro direct du policier. Celui-ci décrocha aussitôt.

‒ Je croyais que tu ne voulais plus me parler…

‒ Pour les besoins de l'enquête, rien de plus. Je n'oublie pas que nous avons un objectif commun, répondis-je avec froideur.

‒ Si tu me laissais t'expliquer…

‒ Je comprends très bien, rétorquai-je et je n'ai pas envie d'en savoir plus.

‒ Je dois rester à mon bureau, mais je comptais te téléphoner.

Je le narguai :

‒ Alors, cette opération à Montréal ?

‒ Ça n'a rien donné. Elle n'est pas venue, dit-il.

‒ J'imagine que tu as consulté mon courriel et que tu as compris pourquoi…

Je sentis une hésitation à l'autre bout de la ligne.

‒ Nous n'avons pas accès aux comptes français et le tien a été ouvert auprès de Yahoo France.

‒ Tu m'avais laissé entendre le contraire…

‒ Je t'ai seulement dit qu'il ne m'appartenait pas de décider de te surveiller ! répondit-il vivement.

‒ Alors tu ne sais pas…

‒ Je ne sais pas quoi ?

‒ Elle m'a écrit pour s'excuser.

‒ Quoi ?

De manière évidente, il n'était pas encore au courant.

‒ Elle s'appelle Nathalie Bombardier et elle a un compte chez Vidéotron, expliquai-je.

‒ Alors, nous la tenons. Je préviens Montréal.

‒ Attends ! m'écriai-je, je suis persuadée qu'elle n'a rien à voir dans tout ça.

Il ricana.

‒ Le plus simple sera de lui demander, tu ne crois pas ?

Je me surpris à le détester parce que je le découvrais aussi inhumain que pouvaient l'être des policiers tels que Couillard ou Chiasson.

Il s'absenta quelques instants, le temps de donner des ordres et de faire prévenir ses collègues puis il reprit la ligne :

‒ On l'a localisée, elle est dans l'annuaire. Elle habite sur le chemin de la Côte des Neiges, tout près de l'université de Montréal.

‒ Qu'allez-vous faire ? demandai-je avec inquiétude.

‒ L'interroger, que veux-tu que nous fassions d'autre ?

‒ Tu sais très bien que ce n'est pas elle.

‒ Ce que je sais, c'est qu'elle t'a fixé un rendez-vous à Montréal en se faisant passer pour quelqu'un qu'elle n'était pas !

‒ Jacques, c'est moi qui lui ai proposé de nous rencontrer et elle m'a envoyé sa véritable photo ! Je suis certaine que ce n'est pas elle que nous cherchons.

‒ Ecoute, me dit-il en reprenant son calme, nous avons obtenu d'un juge de paix que le compte de bombon_cherie soit mis sous surveillance. Elle a effectivement tenté de t'envoyer un courriel depuis l'université à 10 heures 54 mais elle n'a pas réussi car nous avons fait bloquer son compte pour la forcer à utiliser une autre adresse. C'est ce qu'elle a fait, sans doute en rentrant chez elle. Le seul problème est que nous avions perdu sa trace, mais puisqu'elle t'a contactée…

Je comprenais maintenant pourquoi Nathalie Bombardier avait été contrainte de se dévoiler et il était clair que cette imprudence ne pouvait être le fait d'un psychopathe décidé à conserver son anonymat. Je m'écriai avec amertume :

‒ Et maintenant, vous allez lui tomber dessus les armes à la main. Quel courage !

Il ignora mon ironie.

‒ Anne, nous ne faisons pas que harceler les gens, nous les protégeons aussi…

‒ Que veux-tu dire ?

Il poursuivit avec une voix grave qui me glaça le cœur :

‒ En fait, nous avons demandé le blocage du compte de bombon_cherie et un rapport de toutes les opérations réalisées. Habituellement, elle semblait se connecter depuis des bibliothèques ou des cyber-cafés, mais quelqu'un opérant depuis un autre poste a tenté d'effacer le contenu de son courriel à 16 heures 43.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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