CAM@RDAGE (chapitre 2)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

2

 

Le trajet vers Saint-Augustin-de-Desmaures me parut interminable. En cette veille de Noël, j'avais quitté Sherbrooke aux aurores. L'autobus de la compagnie Autocar National avait emprunté l'autoroute 55 vers le Nord puis avait rejoint la 20-Est à Drummondville jusqu'à la gare routière de Québec. Nous avions mis plus de quatre heures à couvrir les deux cent cinquante kilomètres qui, en temps normal, ne prenaient guère plus de deux heures et demie. Sur la voie de chemin de fer qui longeait l'autoroute, les lourds convois de marchandises du Canadian National nous doublaient sans peine. La route était enneigée et il faisait suffisamment froid pour que le sel dispersé sur la chaussée ne réussisse que difficilement à faire fondre la neige compactée. Un vent glacé soufflant du nord drossait contre le pare-brise des milliards de flocons que les essuie-glaces ne parvenaient pas à disperser. Il y avait peu de voyageurs : un jeune homme d'une vingtaine d'années, deux familles dont les enfants couraient dans l'allée centrale en piaillant, une vieille femme trop maquillée et une mère avec son nourrisson. Je m'étais installée vers l'avant, un peu en retrait de la porte, là où je ne risquais pas de sentir les courants d'air lorsque le car s'arrêterait pour prendre des passagers. Le front appuyé contre la vitre, je regardais le morne paysage d'un air distrait. Les conifères de la taïga se mêlaient peu à peu aux feuillus du Sud et la neige était partout, toujours plus abondante. « C'est le fun, m'avait dit Johanne peu avant son départ. C'est pas à toutes les années qu'on a de la neige pour Noël ».

C'était Noël et il y avait de la neige, mais il manquait la joie de la fête dans ce paysage triste et glacé. J'avais le trac. Je n'avais rien avalé de mon petit-déjeuner et mon estomac était noué. Je songeais à ce double échec qui m'avait conduite de l'autre côté de l'Atlantique. Il y avait eu Laurent et sa trahison, mais bien avant lui, il y avait eu mon propre père.

Lorsque j'avais cinq ans, il nous avait quittées, ma mère, ma sœur et moi, pour une stagiaire québécoise dont il était tombé éperdument amoureux, à moins qu'il ne se soit lassé de nous. Ma sœur venait de naître, mais cela ne l'avait pas arrêté. Je l'avais haï ; je l'avais supplié dans mes rêves ; il m'avait manqué chaque soir. J'étais devenue une femme qui avait grandi sans homme et cela expliquait peut-être mes déboires sentimentaux. J'exigeais trop, je ne savais pas composer. Je voulais tout, tout de suite, parce que le seul qui aurait pu me le donner m'avait fait faux bond.

Je n'éprouvais aucune admiration pour mon père, pas même un semblant de respect, mais je voulais le connaître. J'avais trouvé son adresse dans une petite ville de la banlieue sud de la ville de Québec avant même de m'embarquer pour le Canada mais, depuis mon arrivée, j'avais sans cesse reporté ma visite, craignant sans doute une déconvenue. C'était sûrement cette déception que redoutait ma mère en me voyant repartir sur ses traces et je savais qu'il était peu probable que mon père m'accueille à bras ouverts. Pourtant, j'avais un trou dans ma vie et dans ce trou, je voulais inhumer mon passé, quoi qu'il m'en coûtât.

A Québec, j'empruntai un bus Orléans Express en direction de Trois-Rivières. Nous longeâmes le fleuve Saint-Laurent qui charriait d'énormes glaçons en forme d'hexagones. Sur les rives, la glace était déjà compacte et le lit du fleuve semblait se rétrécir d'heure en heure.

‒ Y est déjà ben packé cet'année. Maudit hiver ! s'exclama un homme derrière moi en s'adressant à son épouse.

Je descendis à Saint-Augustin. En dehors du centre, c'était plus un ensemble pavillonnaire qu'une véritable ville, avec des maisons basses perdues dans de grands espaces vides, écrasées par un ciel gris et sans relief. Le Nordet me cinglait les jambes à travers mon jean, faisant paraître le froid plus mordant. Les flocons me piquaient le visage comme des grains de sable. Parfois, les habitations disparaissaient dans les bourrasques et je ne distinguais plus du paysage que les poteaux électriques en bois. Certains portaient de gros transformateurs cylindriques reliés par un enchevêtrement de câbles couverts de glace qui se balançaient au gré du vent.

J'errai un long moment dans le dédale de rues qui se ressemblaient toutes. Je finis par rebrousser chemin et demandai ma route à un dépanneur que j'avais repéré en descendant du bus. Le gérant, un homme d'une cinquantaine d'années d'origine orientale, m'indiqua fort gentiment le trajet à suivre jusqu'à la rue du Batelier où habitait mon père.

En chemin, je pensai à Johanne qui devait s'apprêter à passer Noël en famille. Bien que nous soyons très proches, j'avais toujours soigneusement évité d'aborder ce sujet. Bien sûr, un soir, elle m'avait demandé :

‒ Et tes parents, ils font quoi ?

‒ Ma mère est professeur de lettres modernes.

‒ Professeure en collège ?

‒ En lycée…

‒ Au Cégep alors ! avait-elle corrigé. Et ton père ?

‒ J'ai plus de père…

‒ Désolée…

‒ Pas de quoi ! avais-je répondu d'un air sombre.

Surprise, Johanne n'avait pas insisté et nous n'en avions plus jamais reparlé. Notre amitié était faite d'une joyeuse complicité et je ne voyais aucune raison pour y ajouter une note grave et triste. J'avais juste remarqué qu'elle non plus ne faisait jamais allusion à son père mais, de peur qu'elle ne me pose la question, j'avais évité d'aborder le sujet.

Contrairement aux maisons voisines dont les abords étaient régulièrement dégagés, le domicile de Pierre Doreman était enfoui sous vingt centimètres d'une neige que le vent avait creusée et modelée à force de caresses. Il ne semblait y avoir aucune décoration de Noël aux fenêtres ou sur la porte et j'en fus satisfaite car je n'aurais pas aimé rencontrer un père qui s'apprêtait à faire la fête sans ses filles. Jamais il n'avait donné de nouvelles et jamais il ne s'était inquiété de notre sort. Il s'était éclipsé sans prévenir et n'avait plus réapparu à la maison. Ma mère avait demandé le divorce mais avait renoncé à tout autre poursuite, y compris à la pension alimentaire à laquelle elle pouvait prétendre. Pierre Doreman avait cessé d'exister pour elle. Je trouvais cela trop facile. Je voulais savoir qui était vraiment mon géniteur et je savais que, quelle que soit la déception, je ne trouverais pas le repos avant de l'avoir revu.

Un pick-up Ford bleu foncé était stationné devant la propriété. Vue de plus près, la maison semblait un peu minable, mal entretenue, presque à l'abandon. Une moustiquaire déglinguée ballottait au vent en couinant sur ses gonds. Je m'avançai dans la neige qui recouvrait l'allée, crevant la croûte glacée qui craquait sous mes après-skis. Je devinai une petite lumière derrière les rideaux. Parvenue au perron de bois, j'hésitai, le cœur battant à tout rompre comme s'il allait sortir de ma poitrine. Je n'étais pas venue de si loin pour renoncer à la dernière seconde. Je sonnai et attendis tout en décrochant la neige qui s'était collée à la sculpture de mes semelles. Je sonnai à nouveau. J'aperçus une ombre mouvante, puis la porte s'ouvrit et une femme apparut.

C'était une grande bringue toute maigre avec de longs cheveux noirs et des yeux sombres dont le maquillage ne parvenait pas à gommer les cernes bleuâtres. Elle devait avoir trente-cinq ou quarante ans, peut-être moins, mais des rides profondes sillonnaient déjà son visage. Elle portait un chandail miteux au large col roulé qui s'affaissait sur ses épaules comme un soufflet refroidi, une minijupe rouge et des bas de laine noire. Elle avait un air vulgaire et sentait l'alcool et le tabac. Fermant un œil à demi, elle tira une bouffée de la cigarette qu'elle gardait, vissée au coin du bec, la prit entre ses longs doigts maigres et me jeta un regard sévère.

‒ Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle.

‒ J'aurais voulu parler à Pierre Doreman, c'est bien ici n'est-ce pas ?

Bien sûr, j'avais lu l'adresse sur la boîte aux lettres grise où s'étalaient les noms de Pierre Doreman et d'Estelle Renard, mais je n'avais rien trouvé d'autre à dire. J'imaginai que la femme devait être Estelle.

‒ Es-tu française ?

‒ Oui

‒ Y dort, ya travaillé toute la nuit.

‒ Je viens de loin pour le voir…

‒ De France ?

‒ De Sherbrooke.

‒ Alors repasse, je lui dirai que t'es venue.

‒ Mais je repars ce soir, dis-je sans chercher à dissimuler mon exaspération.

Estelle Renard prit un air excédé et tira une nouvelle bouffée de sa cigarette.

‒ J'te dis qu'y dort. Faudra que t'attendes ; repasse tantôt. J'vais pas le réveiller pour qu'y placote avec toi. Faudra téléphoner avant quand tu voudras le voir !

Et elle me referma la porte au nez.

Je restais plantée dans la neige, mon petit sac à dos pendant au bout de mon bras. J'éprouvais un sentiment curieux fait de déception et de soulagement. J'avais découvert ce qui faisait un peu de la vie de mon père, sa compagne, sa maison, sans le rencontrer vraiment. Je pouvais l'imaginer au gré de mon humeur sans que la réalité ne soit venue m'imposer une image rigide et définitive. C'était certes trop facile, mais j'avais bien le droit d'être un peu lâche à mon tour. Pourtant, je m'étais toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler mon père seize ans après son départ et je n'avais toujours aucune réponse. Ma mère n'avait gardé de lui ni photo, ni souvenir, et il n'était plus qu'un visage flou et indistinct dans ma mémoire. Elle ne m'avait jamais vraiment parlé de lui, répondant à mes questions avec un sempiternel « il est parti vivre au Canada, je n'en sais pas plus et je ne veux plus rien savoir de lui ».

Elle avait appris ce détail de l'avocat qu'elle avait engagé pour mener à bien la procédure de divorce et n'avait pas voulu en savoir davantage : l'ignorance fait souvent moins souffrir que la vérité. Elle avait tourné la page, mais ce faisant, elle avait amputé ma vie. Je ne me satisfaisais pas des explications qu'elle me débitait sèchement. Je ne voulais pas connaître, comme elle, une existence triste et amère.

Je décidai de rebrousser chemin et mes pas recouvrirent les traces que j'avais laissées en venant. La neige avait cessé de tomber mais le ciel était toujours aussi bas et le vent aussi aigre. Il était midi passé et j'avais soif. Je m'arrêtai chez le dépanneur où j'avais demandé mon chemin et achetai un sandwich à l'omelette et un Sprite. J'avalai deux comprimés de Tylenol fort pour combattre un début de migraine. Le coin était toujours désert, mis à part deux ou trois voitures qui étaient passées dans un craquement de glace pulvérisée. Je me mis en devoir de manger mon maigre repas tout en marchant vers le fleuve. Mes sens étaient anesthésiés par le froid et la nourriture n'avait aucun goût. Je descendis une petite pente envahie par les sumacs qui pointaient vers le ciel leurs branches poilues chargées de givre dont certaines étaient surmontées par un cône de fruits rouges recouvert d'un petit bonnet de neige. Le Saint-Laurent était à mes pieds, derrière un champ de glace où s'entassaient des blocs abandonnés par la marée. Je marchai sur la grève parmi les rochers érodés, me retournant fréquemment pour observer mes traces dans la neige immaculée. Le vent était encore plus violent et glacé aux abords du fleuve, mais cette marche m'avait réchauffée. Vers 3 heures, je remontai sur le plateau qui dominait le fleuve et, suivant la rue Du Roy puis la rue Racette, je m'en retournai vers la maison de mon père, espérant que celui-ci était enfin levé.

Lorsque j'arrivai rue du Batelier, mon cœur se serra. Le pick-up bleu avait disparu, laissant un grand trou dans la neige, et la maison était sombre. Je sonnai sans succès. Un homme vêtu d'un anorak vert et d'un passe-montagne, les bras chargés de sacs, me demanda :

‒ Cherchez-vous quelqu'un ? Ils sont partis il y a une heure de ça.

Je demandai sans conviction :

‒ Savez-vous s'ils vont revenir ?

‒ Aucune idée… Ils vont peut-être aller réveillonner en ville ou à Québec-City. Vous devriez aller y faire un tour, c'est cute en maudit avec les décorations !

Je renonçai. Il ne me restait pas beaucoup de temps avant l'heure de mon car si je voulais avoir la correspondance pour Sherbrooke. Je n'avais pas d'endroit pour dormir et aucune intention de passer la nuit de Noël recroquevillée dans la gare routière. Je m'en tenais à mon rêve, ce que j'imaginais de mon père. Sans le savoir – car je ne m'étais pas présentée – Estelle Renard m'avait refusé le plus beau cadeau que j'aurais pu souhaiter. Mais peut-être mon propre père n'avait-il pas envie de me voir. Se souvenait-il au moins que j'existais ?

Dans le bus qui me ramenait en Estrie, je somnolais, ruminant ma journée et mes déboires, imaginant que mon père avait peut-être d'autres enfants et que, quoi que je fasse, je serais toujours de trop dans sa vie. De retour dans ma chambre, je me jetai sur le lit et m'étendis sans prendre la peine de me déshabiller. Ce soir de réveillon, je m'endormis, triste et découragée, comme s'était endormie ma mère pendant toutes ces années.

 

Noël me réveilla dans une aube grise et froide. Il était encore tombé quelques centimètres de poudreuse qu'un vent léger chassait de bancs de neige en congères. J'avais mal dormi, ballottée entre des rêves absurdes et une réalité que je tentais d'oublier. Je finis par me rendre dans la cuisine commune, désertée par ses occupants habituels, et me préparai un mug de café soluble, puis j'avalai sans entrain un bol de flocons d'avoine. Il était à peine 8 heures et je ne savais que faire en attendant ma soirée chez Jean Lavigne, mon responsable de stage, qui m'avait invitée en compagnie d'autres étudiants esseulés. Je ne me sentais bonne à rien. Ma chambre était en désordre et je n'avais aucune envie de me lancer dans du ménage. Ma tête était épouvantable et je me trouvais idiote. J'aurais dû me préparer à cette rebuffade. Comment croire un instant que mon père, qui nous avait quittées sans l'ombre d'un remords, m'accueillerait à bras ouverts ? En m'abandonnant, il m'avait reniée. M'ignorer, me repousser, aurait été la suite logique. Pourtant, je n'avais pas envisagé cette nouvelle absence, cette fuite, bien que cela ait été dans ses habitudes. Absent dans ma vie depuis si longtemps, il désertait à nouveau alors que je venais le voir.

En remontant dans ma chambre, je perçus la sonnerie du téléphone. J'ouvris la porte en trombe et décrochai le combiné. C'était ma mère qui me souhaitait Joyeux Noël.

‒ Je t'ai réveillée ? demanda-t-elle, inquiète, devinant à ma voix que je n'avais guère le moral.

‒ Non, je déjeunais.

‒ Tu prends bien soin de toi au moins ? Tu as prévu quelque chose de spécial ?

‒ De spécial ? demandai-je d'un air ahuri.

‒ Un bon petit plat, une sortie… quelque chose pour Noël ! Tu as bien des amis, n'est-ce pas ?

J'avais presque oublié quel jour nous étions. Je m'empressai de la rassurer :

‒ Je suis invitée ce soir chez les Lavigne, ils sont très sympas.

‒ Oh, dit ma mère sur un ton dubitatif. Tu n'as pas réveillonné ?

‒ Je n'étais pas là hier, je suis rentrée tard, expliquai-je sans donner plus de détails.

A l'autre bout de la ligne, il y eut un silence.

‒ Ce n'était peut-être pas le meilleur moment, déclara-t-elle avec aigreur, devinant ce que j'étais allée faire.

‒ Ce ne sera jamais le meilleur moment à t'entendre, Maman !

Elle prit un ton désolé.

‒ Je voulais dire, après plus de quatre mois que tu es au Québec, choisir la veille de Noël… Tu l'as vu au moins ?

‒ Il n'était pas là.

Je l'entendis soupirer mais elle s'abstint de tout commentaire et changea de sujet. Je dis quelques mots à ma sœur Marie qui n'avait rien perdu de sa gouaille ; Papa ne lui manquait pas vraiment puisqu'elle ne l'avait jamais connu. Tandis que je conversais, mon regard qui courait dans la pièce se posa sur l'ordinateur de Johanne que j'avais dissimulé sous mon lit. Seule la lanière de la sacoche dépassait. Lorsque j'eus raccroché, je décidai d'aller voir dans la chambre de mon amie si tout allait bien et emmenai le portable. En effet, si je disposais du téléphone, je n'avais pas souscrit de forfait Internet et n'avais donc aucun autre moyen de me connecter.

Alors que j'arrivais devant l'entrée du bâtiment, j'aperçus Bernard Pilotte qui semblait se diriger vers l'immeuble où j'habitais. Je m'étonnai de sa présence sur le campus en pleines vacances de fin d'année, et de surcroît un jour de Noël. L'idée me vint qu'il cherchait peut-être à me rencontrer. Il avait l'air abattu et, rien qu'à sa démarche, je devinai qu'il n'allait pas bien. La perspective de le revoir ne m'enchantait guère et je n'étais pas fâchée d'aller prendre l'air, espérant qu'il ne m'avait pas vue et ne m'attendrait pas jusqu'à mon retour. Je me trouvai lâche et peu charitable, mais j'avais trop de choses sur le cœur pour me charger du malheur des autres.

Le froid intense et l'émotion achevèrent de me réveiller. La grande chambre de maîtrise, orientée à l'ouest, était encore sombre. Je tirai les rideaux : la lumière froide s'engouffra brutalement. C'était une pièce repeinte de frais, disposée tout en longueur avec un lit à une place, un vaste plan de travail, un petit réfrigérateur et une simple garde-robe. Comme moi, Johanne y disposait du téléphone et avait accès à toutes les commodités dans des pièces communautaires situées au rez-de-chaussée, mais sa chambre était plus grande et mieux équipée.

Je repoussai les livres empilés sur le bureau et connectai l'ordinateur près de la petite télévision que je venais parfois regarder en sa compagnie. J'étais un peu gênée d'entrer ainsi dans l'intimité de Johanne en son absence, même si c'était avec son accord. Je supposais qu'elle utilisait toujours le même mot de passe. Je pouvais ainsi accéder à tous ses dossiers, son courrier électronique, et faire ce que bon me semblait. Ce pouvoir qu'elle m'avait conféré me pesait car, si j'étais curieuse, je n'étais pas indiscrète.

Je démarrai Netscape Communicator et activai Yahoo. Dans la rubrique courriel, je tapai mon pseudonyme et mon mot de passe. Un jour, celui-ci avait été "laurent" mais depuis un an et demi, je l'avais remplacé par "bordel", expression que j'utilisais souvent. Quelques secondes plus tard, la page d'accueil m'informa que j'avais quatre nouveaux messages. Tous émanaient de johebert, "jo" pour Johanne tandis que "hebert" évoquait la petite localité d'Hébertville. J'étais à la fois flattée et ennuyée par tant d'assiduité car je me sentais obligée de lui rendre la pareille. Je consultai les courriers dans l'ordre chronologique.

Le premier message, datant du vendredi précédent, mentionnait :

 

Date: Sat 23 dec 2000 17:15:13 -800 (PST)

De:"Johanne Deschamps" 

Objet: Bien arrivee

A:"anadore" 

 

Salut!

 

Je suis enfin arrivee a la maison. Le voyage c'etait vraiment tannant. Il y a beaucoup de neige ici et demain, je vais faire du ski. La, je me couche.

 

Jo

 

Comme partout au Québec, Johanne utilisait un clavier qwerty au standard nord-américain et ne mettait donc aucun accent. Cela donnait à ses messages un curieux style dépouillé. Le second message, daté du lendemain, était moins optimiste et n'avait pas d'intitulé.

 

Hello Anne,

 

Comment vas-tu ?

Il neige toujours et la visibilite est nulle. J'aide ma mere a preparer le reveillon en attendant une eclaircie.

Meme pas possible de faire du skidoo !

Donne moi des news.

 

Jo

 

L'idée de savoir Johanne à la cuisine m'arracha un sourire car, pour autant que j'aie pu en juger, elle n'avait jamais montré de talent culinaire particulier ni d'empressement à se mettre aux fourneaux. Elle avait même souvent été mon invitée, participant aux dépenses de nourriture mais jamais à l'élaboration des repas. Il est vrai que, depuis un mémorable gâteau aux marshmallows qu'elle nous avait confectionné, je n'avais guère encouragé ses efforts. Je lui réservais plutôt la préparation des salades où il suffisait d'ouvrir des boîtes de conserve et de mélanger.

Son troisième message était fait d'impatience et d'ennui, m'enjoignant de la rejoindre dans les salons de Yahoo Bavardage.

 

Alors Anne!

 

Tu n'utilises pas l'ordinateur ou alors tu as oublie le mot de passe ou alors tu es partie magasiner…

Hier samedi, je t'ai meme telephone mais tu n'as pas repondu. Tu fais quoi ?

Ici, c'est toujours le white out alors je chate. Tu peux venir me rejoindre, je te retrouverai car tu es dans ma liste d'amis.

A tantot j'espere…

 

Dans son quatrième et dernier e-mail, envoyé moins d'une demi-heure avant le début de ma connexion, Johanne m'avait adressé une carte de vœux virtuelle, me souhaitait un joyeux Noël… Si elle avait su ! Mais je n'avais pas envie d'en discuter avec elle, pas plus qu'avec quiconque. L'image représentait un gros Père Noël surchargé de jouets et descendant à ski une pente fortement inclinée en conservant tant bien que mal un équilibre précaire… Une allusion à peine voilée à mes exploits hivernaux lorsqu'elle m'avait initiée au ski de fond au pied du mont Sutton peu avant les vacances.

Près de son adresse électronique, je remarquai le smiley, cette tête stylisée qui souriait béatement, m'indiquant que ma correspondante était en ligne. Pensant qu'elle devait avoir détecté ma présence à l'aide du même petit mouchard, je décidai de la rejoindre. J'entrai dans Yahoo Bavardage et attendis que l'applet de tchatche soit chargé, ce qui prit une ou deux minutes.

Ce n'était pas ma première incursion dans le domaine de la tchatche. Mes camarades de promotion et moi-même l'avions déjà expérimentée à Lyon, au cours d'une soirée bien arrosée, nous faisant passer pour une nymphomane prête à tout pour satisfaire son instinct, pouffant à chaque fois qu'un pauvre internaute tombait dans nos filets. Nous avions passé le reste de la soirée à imaginer les malheureux pigeons attendant, aux quatre coins de Lyon, un rendez-vous qui ne viendrait jamais. Comme les autres, j'avais ri, mais j'avais éprouvé un certain malaise à prolonger la plaisanterie, aussi avais-je classé une fois pour toutes la tchatche dans le domaine du futile et du malsain. Je n'y avais d'ailleurs jamais remis les pieds, fussent-ils virtuels, et ce que je voyais sur l'écran ne m'incitait pas à multiplier les cyber-relations.

Sur la gauche de la fenêtre, les messages s'entrecroisaient dans le plus complet désordre. Sur la droite, la liste des participants se réactualisait au fur et à mesure des arrivées et des déconnexions. J'avais choisi le premier salon qui m'avait été proposé et dont l'intitulé ne m'avait pas paru trop suspect. Il avait pour thème "Dialogues et Rencontres". Je n'y trouvais pas trace de Johanne. Plusieurs petites fenêtres s'allumaient ici et là, m'adressant des messages personnels dont les contenus ne faisaient aucun doute sur les intentions de leurs auteurs :

 

Serial_lover : Tu veux parler sexe ?

Big_Ben.ca : Hello, tu es chaude ?

 

D'autres y mettaient un peu plus les formes, du simple.

 

Sweet_Homme : Bonjour

 

au plus énigmatique

 

Inconnu2000 : asv ?

 

qui, je l'appris par la suite, signifiait "âge, sexe et ville".

Je choisis de les ignorer tous et refermai, sans plus de cérémonie, les fenêtres indésirables. J'avais l'impression d'avoir trempé l'orteil dans une mare infestée de poissons agressifs et voraces et considérai avec dégoût l'écran où s'agitait un ramassis d'obsédés et de refoulés.

Je m'apprêtais à fermer la session quand un nouveau message apparut. Il émanait de johebert.

 

johebert : Salut, j'esperais bien te trouver la. Joyeux Noel!!!!

 

Je tapai à mon tour :

 

anadore : Merci toi aussi. Dans quel salon tu es? Je ne te vois pas…

johebert : Moi je sais que tu es la, le systeme m'a prevenue !

anadore : Tu triches !

 

Johanne m'expliqua alors les quelques manœuvres à effectuer pour créer une liste d'amis et comment se protéger des indésirables à l'aide de la fonction "ignorer définitivement". Je lui racontai mes rencontres involontaires.

 

johebert : C'est vrai qu'on trouve toutes sortes de teteux mais tu as vite fait de les reperer et apres, il suffit de les ignorer.

 

Curieuse, je lui demandai  :

 

anadore : Et toi, avec qui tu discutais ?

johebert : Avec Isabelle

anadore : Ta copine peintre…

johebert : Etudiante en arts visuels ! Elle ne fait pas seulement de la peinture mais aussi de la sculpture et du multimedia.

 

Je renonçai à lui en demander davantage.

 

johebert : A propos, je ne t'ai pas raconte… Sur le chemin vers Quebec, j'ai embarque une voyageuse qui faisait du pouce.

anadore : De l'auto-stop en plein hiver?

johebert : Pas sur la route. Elle m'a demande si j'avais une place pour elle quand je prenais du gaz et j'ai pas eu le cœur de lui refuser. La pauvre, elle montait jusqu'à Dolbeau!!!

anadore : Ou c'est?

johebert : De l'autre bord du Lac Saint-Jean. En plus, c'était une Française ! Mais elle avait beau s'appeler Anne elle aussi, elle ne te ressemblait pas du tout…

anadore : Comment ça ?

johebert : Elle etait aussi brune que tu es blonde et j'ai eu du trouble a la comprendre. En plus quand je lui ai parle de Paris, elle m'a repondu que Marseille etait la plus belle ville du monde ! C'est quand même pas a Marseille qu'il y a la tour Eiffel !!!

 

Je souris en pensant à la conversation particulièrement savoureuse qu'avaient dû se tenir une Marseillaise et une Québécoise. Dénigrer Paris devant Johanne n'était pas une bonne entrée en matière, elle qui rêvait de bateaux-mouches et d'ascension de la tour Eiffel !

Petit à petit, je me prenais au jeu. Nos discussions étaient bien souvent saucissonnées par l'arrivée inopinée de tchatcheurs que nous n'avions pas sollicités, et je m'emmêlai souvent les pinceaux dans nos dialogues ainsi perturbés pour la plus grande joie de Johanne. Nous bavardâmes jusqu'à ce que, midi approchant, la faim et la lassitude ne me fassent abandonner ma correspondante. Je rentrai manger et me préparer pour ma soirée chez le professeur Lavigne.

Alors que je prenais une douche très chaude, je ne pus m'empêcher de songer au curieux passe-temps de Johanne. Cela correspondait si peu à l'idée que je me faisais d'elle, épanouie, sportive, spontanée. La tchatche était tout le contraire de ce qu'elle était, de ce qu'elle m'avait semblé être. Je ne pouvais m'empêcher de ressentir une sorte d'inquiétude. L'image s'imposa à moi, d'abord floue et confuse, puis les détails se précisèrent, me faisant frissonner sous le jet brûlant : c'était une vision curieuse et effrayante. Je voyais Johanne nageant dans des eaux calmes et sombres ; un frissonnement puis soudain des remous ; des éclaboussures couvrant le bruit d'un cri étouffé, puis plus rien sinon le clapot de l'eau noire et la surface de la psyché se refermant peu à peu. Je me penchai par-dessus l'étang où mon image se reflétait, cherchant désespérément une trace de Johanne, mais il n'y avait plus que l'ombre et le silence.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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