CAM@RDAGE (chapitre 21)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

21

  

Le temps passait, en vain. J'avais pris le rythme de l'hiver, me levant à regret dans les aurores glaciales, m'équipant selon un cérémonial immuable pour affronter le froid immobile des jours de grand beau temps et le vent acéré des matins de tempête. Quelques jours de redoux venaient parfois salir la blancheur de la neige. Je détestais plus encore ces aubes humides et grises où la pluie et les flocons se mariaient pour se fondre dans une boue gelée qui collait aux semelles. Je souhaitais alors le retour du froid, n'osant encore espérer le printemps.

Mon père vint me voir deux fois au cours de cette période et je passai une fin de semaine à Saint-Augustin. Nos rapports s'étaient nettement améliorés. Nous étions plus proches, plus complices, mais certains sujets restaient tabous et si nous les abordions, la gêne qui s'installait alors nous faisait vite abandonner la discussion. Estelle fit un effort pour se montrer plus agréable que lors de mes précédentes visites mais elle restait sur la réserve. Je sentais qu'elle me supportait pour faire plaisir à mon père. Elle buvait alors plus que de raison et la bouteille de vin ouverte à chaque repas ne lui suffisait pas. Elle nous laissait discuter, Papa et moi, et regardait la télévision d'un air hébété, une bouteille de Molson dans une main et une cigarette dans l'autre.

A la fin du mois de février, Eva retourna en Autriche car son contrat était achevé et je me sentis plus seule encore. Même si nous nous fréquentions moins que par le passé, nous avions gardé le contact et sa présence était rassurante. Anthony me battait froid ; depuis notre dernière discussion, il ne m'adressait la parole que si cela était nécessaire et s'en allait s'il n'avait rien d'important à faire dans une pièce où j'entrais. Quant à Bernard, il se faisait discret et je devinais à son air abattu que sa mère n'allait pas mieux. Jamais il n'avait fait allusion à sa visite nocturne et je me sentais un peu coupable de n'avoir pu l'aider alors qu'il avait besoin d'un soutien. J'espérais qu'il viendrait se confier à moi pour soulager sa peine mais il se rendait compte que la fin était proche et paraissait incapable de communiquer ses émotions. Je lui demandais parfois :

‒ Bernard, comment va votre maman ?

Son regard s'assombrissait alors.

‒ A l'est au bout de sa fusée Pi quand elle sera défuntisée, je sais bien ce qui m'arrivera. Les gros docs m'enverront dans la maison ronde. C'est arrivé déjà !

Bernard avait séjourné à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique et seul l'inépuisable amour de sa mère, qui s'était battue pour le faire sortir, lui avait garanti une vie presque normale. Je redoutais une réaction désespérée si elle venait à disparaître, mais je ne me sentais ni la force, ni le courage de l'aider à supporter cette épreuve.

Jacques Delorme me téléphonait toutes les semaines et vint me voir à plusieurs reprises, mais jamais nous ne parlâmes de nous ; l'affaire était entendue. A mon grand regret, il n'avait pas grand-chose à me raconter car la police, malgré tous ses moyens, n'avait guère avancé dans l'enquête. Pouvais-je les en blâmer ? J'accumulais moi aussi les échecs. Bien que Yahoo Bavardage fût à nouveau disponible après plusieurs jours d'interruption, je ne suivis aucune piste intéressante. Les Québécoises se faisaient discrètes et l'on sentait que beaucoup craignaient encore de faire une mauvaise rencontre. La tristesse et le sentiment d'échec avaient pris le pas sur ma combativité. Rien de ce que je faisais au laboratoire ne semblait devoir aboutir non plus. Incapable de suffisamment de concentration pour jouer la comédie, trop nerveuse pour supporter les crises de star de Lysistrata et le perfectionnisme du metteur en scène, je finis pas abandonner le rôle de Cléonice. A bien y songer, les femmes n'étaient pas faites pour la guerre. Les examens de la session d'hiver approchaient et j'étais en retard dans mes cours ; mon année universitaire prenait des allures de Bérézina.

Malgré mon découragement, je continuais de consacrer tout mon temps libre à Internet, à la pause de midi et le soir jusque tard dans la nuit, comme une religieuse se perd en prière par devoir ou par habitude. J'avais souscrit auprès de Vidéotron un nouveau forfait illimité qui dépassait mon budget. Je rognais sur les sorties et la nourriture. J'avais supprimé la bière et les sodas et ne dînais plus que d'une simple soupe aux nouilles chinoises à 55 cents le sachet. Pourtant, mes efforts restaient vains : Johanne était morte depuis plus de deux mois et je n'avais toujours aucune piste. En l'absence de nouvelles victimes ou de rebondissements spectaculaires, l'intérêt de l'opinion publique et de la presse s'émoussaient.

J'avais été stupide de croire que je pourrais jouer les détectives. J'étais découragée et, lorsque j'éteignis mon ordinateur le soir du 4 mars, j'étais fermement résolue à mettre un terme à ma traque informatique. La journée avait été magnifique et c'était la première fois que j'avais pris conscience de l'allongement de la durée du jour. J'avais cependant passé le dimanche cloîtrée, rivée sur ma chaise malgré un mal de dos lancinant. Je regardai l'horloge de mon PC : il était à peine 10 heures du soir mais je n'avais plus le courage de continuer. Je m'apprêtais à me coucher lorsque le téléphone sonna.

‒ Anne ? C'est Papa.

Il ne s'était jamais présenté ainsi et cela me surprit. Il poursuivit :

‒ Je m'inquiète pour toi, je n'aime pas la manière dont tournent les choses.

‒ C'est-à-dire ? demandai-je, méfiante.

‒ Je n'arrive plus à te rencontrer que si je me déplace, et encore, tu es heureuse de me voir déguerpir le soir pour continuer tes recherches.

Il était exact que je n'avais jamais cherché à le retenir lorsqu'il venait me rendre visite.

‒ C'est pour me dire ça que tu me téléphones ?

‒ Non, c'est pour t'inviter à venir nous voir.

‒ Papa, je suis déjà venue et tu sais bien que j'ai mes cours et mes examens à préparer !

Il ne s'en laissa pas conter.

‒ Tu m'as dit toi-même que tu n'avais jamais cours le vendredi et que tes sessions de démonstrations étaient terminées. Tu peux très bien réviser à la maison. Le professeur Lavigne ne te refusera pas un jour de repos. Et puis, si tu t'ennuies, je peux toujours te prêter la voiture pour aller te promener à Québec.

J'allais refuser une fois encore mais l'idée s'imposa soudain à moi. J'étais une piètre apprentie détective qui n'avait même pas mis les pieds sur les scènes de crimes alors même que je m'évertuais à chercher les traces du tueur sur une autoroute où s'entremêlaient des milliers de pistes. Je savais bien qu'il ne me serait pas possible de me rendre chez Nathalie Bombardier : son logement avait été certainement attribué à quelqu'un d'autre et on y avait refait les peintures, remplacé les moquettes et enfoui les mauvais souvenirs. Il ne devait guère subsister non plus de traces de Kathy Smith mais Isabelle Landry avait en revanche laissé de nombreux témoignages : sa galerie était toujours ouverte et, même si cela n'avait aucun rapport, voir ses œuvres et visiter les endroits où elle avait vécu pouvait me mettre sur la piste. Depuis quelque temps aussi, j'avais le sentiment grandissant  qu'Isabelle Landry était bien plus que la troisième victime du tueur. Je finis donc par accepter l'invitation, non sans arrière-pensées.

‒ Bon, ce sera pour te faire plaisir, dis-je. J'abandonnerai mes chères études quelques jours et j'irai magasiner à Québec.

Il ne me demanda pas ce qui m'avait fait changer d'avis, trop heureux que j'accepte, et nous fixâmes ma visite à la fin de la semaine suivante.

Je me sentais soudain exaltée par la perspective de reprendre mon enquête. J'étais trop excitée pour penser à dormir. Je savais que j'allais faire quelque chose de parfaitement stupide mais j'étais bien décidée à tout essayer pour débusquer le tueur. Celui-ci ne s'était apparemment plus manifesté mais je savais qu'il recommencerait tôt ou tard, torturant, violant, tuant des femmes innocentes, précipitant des familles entières dans le chagrin comme il l'avait déjà fait à quatre reprises.

Je me reconnectai sur Yahoo Bavardage sous le pseudonyme de johebert. Je m'attendais à ce que l'accès me soit refusé mais, à mon grand étonnement, le système accepta ma requête. Je modifiai sans difficulté son profil, ajoutant la photo actualisée que j'avais utilisée pour accompagner mon curriculum vitae lorsque j'avais fait ma demande de stage. J'y joignis suffisamment de renseignements pour qu'un parfait imbécile puisse me retrouver sans peine et y ajoutai une petite phrase sibylline : « A Sherbrooke j'ai obéi à ma raison, à Québec je suivrai mon instinct ». Je savais qu'ainsi le tueur comprendrait que j'avais l'intention de m'intéresser de près à la mort d'Isabelle Landry et que j'allais reprendre mon enquête dans la capitale provinciale. Je validai le profil puis j'allai me coucher en laissant l'ordinateur connecté toute la nuit. La ficelle était un peu grosse, mais un individu qui brûlait de haine au point de tuer des innocentes ne devait pas résister à ce défi, maintenant que je me découvrais en falsifiant le profil de Johanne avec ma propre photo. Peut-être allait-il croire que je disposais de nouvelles informations : s'il se sentait en péril, il agirait, c'était certain. J'étais également heureuse qu'à travers moi, johebert ait repris vie. Pour combien de temps encore ?

Le lendemain, je me réveillai en sursaut, m'attendant à trouver au-dessus de mon lit une hache levée prête à me fendre le crâne. La chambre était vide et calme. La clarté glauque d'un matin brumeux s'infiltrait entre les rideaux. Je consultai mon ordinateur et constatai que j'avais été déconnectée, pourtant j'étais satisfaite : l'empilement des messages personnels qui couvraient l'écran montraient que mon arrivée avait été remarquée. J'espérais seulement que celui que je cherchais avait eu le temps de consulter mon profil.

Les choses se précipitèrent dès mon arrivée au laboratoire. Je venais à peine d'enfiler ma blouse que j'entendis des pas pressés. Jacques Delorme apparut, l'air furieux et, sans mot dire, m'entraîna dehors sans douceur.

‒ Qu'est-ce qui t'a pris ? s'écria-t-il, tu es devenue folle ?

Mon air étonné attisa sa colère.

‒ Tu croyais que nous ne remarquerions pas ton arrivée ? Et encore, ces imbéciles ont mis plus de six heures pour te faire déconnecter par le webmaster. Montréal ne m'a prévenu que ce matin et en arrivant devant la porte de ta chambre, je me demandais bien ce que j'allais y trouver !

J'exultais. Je ne pensais pas que la connexion aurait duré si longtemps avant que la Sûreté du Québec n'intervienne mais je m'efforçai de ne rien laisser paraître de ma satisfaction.

‒ Que voulais-tu que je fasse ? dis-je avec irritation. J'ai joué la prudence, créé un nouveau profil, mis une photographie où je me reconnais à peine et j'ai passé des jours à chercher sans résultat.

Il me coupa brutalement.

‒ La prudence, c'était de ne plus te mêler de tout cela ! Qu'est-ce que tu crois, qu'on ne t'avait pas repérée, "annejolie" ? Je savais bien que c'était toi mais je ne pensais pas que tu serais irresponsable au point de te connecter sous le pseudonyme de johebert.

Je baissai la tête, fixant le linoléum d'un air buté.

‒ Vous n'aviez qu'à supprimer le pseudonyme ou changer le mot de passe… murmurai-je entre mes dents.

‒ C'est ça, ricana-t-il. Pour que l'assassin ne puisse plus se connecter lui non plus !

Il poursuivit :

‒ Le juge a donné son accord pour que tes connexions soient contrôlées parce qu'on espérait qu'elles attireraient un suspect. Ton courriel était sous surveillance à journée longue. C'est aussi pour cela que nous avions laissé accessible le profil de johebert, mais nous n'avions pas prévu que tu te comporterais comme une écervelée ! Je m'étais porté garant pour toi !

‒ Je l'ignorais…

Il me foudroya du regard.

‒ Tu le sais maintenant.

Sa voix baissa d'intensité mais le ton se fit plus dur encore.

‒ Et tu as tout fichu par terre !

‒ Vous avez mis six heures à vous en rendre compte… glissai-je d'un air entendu.

‒ Une enquête est en cours et je ne voudrais pas être à la place de celui qui était de service hier à soir !

Jacques ne faisait pas mention de mon intention avouée d'aller à Québec pour y tirer le diable par la queue : sans doute n'avait-il pas remarqué la petite phrase ajoutée à la fin du descriptif de mon profil. Cela me réjouissait.

Nous nous étions arrêtés sur la passerelle vitrée qui reliait les départements de chimie et de biologie, et quelques étudiants qui passaient nous regardaient nous quereller d'un air étonné. Je jetai un coup d'œil en direction de la ville, perdue au milieu de la blancheur. Dans le lointain, des cheminées crachaient des volutes de vapeur dense qui se perdaient rapidement dans les nuages bas. Jacques m'empoigna par le bras, me forçant à me retourner.

‒ Tu nous prends peut-être pour des imbéciles mais je crois que tu as encore beaucoup à apprendre de la vie ! As-tu seulement songé aux conséquences si le tueur s'est aperçu que tu étais connectée ?

‒ J'espère bien qu'il l'a vu ! déclarai-je en me dégageant de son emprise.

Le policier me jeta un regard ulcéré.

‒ Prends tes affaires, mes supérieurs veulent t'entendre et cette fois, je ne peux rien y faire.

Je m'exécutai de mauvaise grâce, un peu inquiète d'être confrontée à des gens pour qui je n'étais rien et qui avaient le pouvoir de me faire de gros ennuis.

En sortant, il m'agrippa aux épaules :

‒ Mon auto est parquée ici.

Il démarra le moteur et, rapidement, la buée de nos respirations s'évapora. Jacques se trémoussa sur son siège et me regarda. Je le laissai dévisager mon profil à sa guise avant de tourner la tête dans sa direction.

‒ Tu ne nous rends pas les choses faciles, Anne, finit-il par dire.

‒ Les choses seraient plus simples si tu ne m'avais pas menti.

‒ Je ne parlais pas de cela. S'il n'y avait rien eu entre nous, tu serais déjà devant un juge ou au mieux expulsée et en sécurité outre-Atlantique. Tu ne sembles pas réaliser que tu es en train d'interférer avec une enquête de police, une enquête sur le meurtre de quatre femmes !

‒ Je veux coincer ce dingue puisque personne d'autre ne semble capable de l'arrêter !

‒ Tu te sens coupable, investie d'une mission ?

‒ Je me sens seulement un peu responsable, un peu complice…

Il se tourna vers moi et m'attrapa le menton, avec douceur cette fois-ci puis me força à le regarder.

‒ Tu n'es complice de rien du tout ! Tu n'es qu'une petite fille déboussolée qui joue au détective. Je n'ai pas envie que tu sois la cinquième victime, je n'ai pas envie de voir ton corps dans une poche plastique… Nous aurons l'Ostie de chien sale qui a fait ça et nous lui ferons payer, mais si tu te mets en travers de ma route, je serai obligé de te mettre out pour ta propre sécurité. D'ailleurs, je suis venu pour t'empêcher de faire du trouble.

‒ Que vas-tu faire ? M'arrêter ? demandai-je, inquiète.

‒ Je veux récupérer ton portable. Je suis désolé mais tu n'as pas su t'arrêter à temps.

‒ Tu n'en as pas le droit, répliquai-je, sûre d'avoir raison. Il te faut un mandat !

‒ Je t'en prie, Anne, ne joue pas au jeu du mandat avec moi. Tu connais fort mal nos lois. Je peux très bien t'arrêter s'il y a juste présomption d'entrave au bon déroulement d'une enquête de police et ce, sans mandat. J'ai également le droit de saisir les pièces à conviction en ta possession. Je peux aussi me contenter de réquisitionner ton ordinateur…

J'allais répliquer mais il me fit taire.

‒ Nous avons les preuves, inutile de te faire des illusions. Aucun juge n'écoutera ta requête.

Il ajouta :

‒ Je sais très bien que tu peux te connecter d'un autre poste mais au moins, cela freinera un peu tes ardeurs suicidaires.

Je m'écriai avec des sanglots dans la voix :

‒ C'est dégueulasse !

Je savais que la loi était de son côté. Parce qu'il était la loi. Et moi, je n'étais qu'une gamine qui en avait trop fait et s'était mise dans son tort.

Il démarra et il nous fallut moins d'une minute pour couvrir la distance qui nous séparait des Nouvelles Résidences. La neige tombait à présent, fine et drue. Une déneigeuse passa en contrebas. Des étudiants peu nombreux se hâtaient vers les salles de cours : la plupart utilisait les couloirs souterrains qui reliaient entre eux la majorité des bâtiments de l'université. Nous débarquâmes et le claquement des portières fut assourdi dans la blancheur ouatée. Dans l'entrée du bâtiment, un homme enveloppé dans un parka bordeaux se précipita à notre rencontre et me bouscula sans façon. Je le regardai s'éloigner tandis que Jacques Delorme me pressait d'entrer.

Je grimpai les deux étages en rechignant, les yeux rivés sur les marches, suivie comme mon ombre par mon cerbère. Nous n'avions pas pris la peine d'allumer, aussi remarquai-je immédiatement le rai de lumière dans l'encadrement de ma porte. Le policier devina mon trouble et passa devant moi, me plaquant contre le mur. Je l'entendis ôter le cran de sûreté de son Glock 9 mm. Nous nous étions approchés à pas comptés de l'ouverture et, de l'extérieur, nous entendions un halètement rauque qui me glaça les sangs. Jacques me fit signe de rester en arrière, mais je le suivis néanmoins, saisie par le pressentiment de ce que nous allions trouver à l'intérieur. Je la reconnus tout de suite lorsque l'enquêteur ouvrit brusquement la porte, qui claqua en faisant trembler la cloison. Josée Miousse portait son habituel pantalon noir trop étriqué et un chandail prune. Elle me regardait avec des yeux fixes et exorbités qui reflétaient toute la folie du meurtrier. Sa tête faisait un angle bizarre avec son corps et sur le côté droit de sa gorge s'ouvrait une horrible blessure d'où s'était échappée une mare vermillon. Le sang était partout, sur le linoléum, sur mon lit, sur les murs, et mes cours encore ouverts étaient constellés d'éclaboussures. L'atmosphère elle-même était imprégnée d'une odeur douceâtre et écœurante.

Je vis d'abord la hache, rougeoyante comme une lame à la forge, puis je le devinai dans l'ombre, recroquevillé dans un coin. Bernard Pilotte se redressa soudain, le regard fou, la bave aux lèvres, le visage luisant de sueur et barbouillé de sang. Ses yeux délavés arrachaient un peu de la lueur faiblarde de ce matin de neige. En avant de moi, Jacques Delorme l'avait mis en joue.

‒ Bouge pas d'un pouce, je t'arrête pour meurtre, dit-il d'une voix calme.

Bernard s'anima soudain avec des gestes raides et brusques, comme ceux d'un automate. Le tranchant de la hache émit un reflet rubis.

‒ Pose ça ! tonna Delorme.

‒ J'ai rien faite ! C'est pas moé gémit Bernard.

‒ Reste calme, on va en discuter. Pose ça et allonge-toi face contre terre, bras et jambes écartés.

Le policier s'était avancé d'un pas. Bernard contemplait le pistolet automatique dirigé contre lui, comme fasciné par la gueule noire du canon qui le défiait. Son regard s'anima brutalement à la recherche d'une issue. Je sentis qu'il allait se passer quelque chose.

‒ Tasse toi de l'aut'bord ! A terre, à terre ! hurla Delorme.

Le mouvement fut rapide, imprévisible. La lame de la hache éclata comme un flash dans une grande éclaboussure rouge qui illumina le plafond. Je poussai un cri, immédiatement couvert par l'aboiement rauque du Glock. Des gerbes de plâtre fusèrent. Bernard me fixait, cherchant désespérément une aide que je ne pouvais plus lui apporter. Je commençai à reculer alors que, projeté contre le bureau par la violence du choc, Jacques Delorme s'affaissait lentement sans émettre un seul son. Il tomba à genoux, entraînant la chaise dans sa chute. Soudain, Bernard se précipita vers moi et je me jetai en arrière, protégeant ma tête et mon cou. Je trébuchai et me roulai en boule. J'entendis le bruit sec de la hache qui heurtait le sol. Je sentis aussi un mouvement d'air contre ma joue et je ne sus si c'était le vent de la mort ou le passage de Bernard Pilotte qui prenait la fuite. Tout cela n'avait pas duré plus d'une poignée de secondes.

J'entendis des cris, des appels et des portes qui s'ouvraient et le bruit d'une course folle dans l'escalier.

‒ Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? demanda une voix.

‒ Y a eu un coup de feu ! répondit une autre.

‒ Y a-tu quelqu'un de blessé ? s'inquiéta un homme.

Il y eut un moment d'hésitation, seulement troublé par ma respiration incertaine et le martèlement de mon cœur qui n'avait jamais battu aussi fort. 

Je redressai la tête et vis Jacques qui me regardait. Il me sourit bizarrement puis s'affaissa un peu plus. Ses yeux étaient vitreux et une large flaque de sang s'étalait sous son flanc droit. Puis il cessa de bouger. Alors je laissai exploser la peur et la douleur que j'avais trop longtemps retenues en moi. Il y eut des cris étouffés, un hurlement de femme, un homme qui gémissait « Oh, ciboire ! », tandis que des pas hésitants s'avançaient dans ma direction. Quelqu'un me demanda si j'étais blessée. Une fille sanglota quelque part sur ma droite et une conversation à voix basse fut bientôt couverte par le mugissement des sirènes.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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