CAM@RDAGE (chapitre 23)
Christophe Dugave
23
Je fus réveillée par les allées et venues des clients du motel, pour la plupart des gens qui se déplaçaient pour raison professionnelle et qui s'étaient retrouvés bloqués par la neige. Celle-ci avait cessé de tomber au milieu de la nuit mais avec l'arrivée du jour, elle reprenait de plus belle, annonçant un redoux.
Mes voisins d'une nuit n'étaient guère représentatifs de la clientèle habituelle qui avait déserté les lieux en raison de la météo. Situé sur le boulevard Wilfrid Hamel, une route passante de la périphérie de Québec, le "Motel Jessy" affichait des tarifs à la demi-heure, à l'heure et à la nuit. Les chambres étaient spacieuses et propres mais les murs et les plafonds tapissés de miroirs annonçaient la couleur. La tenancière, une femme entre deux âges, seulement vêtue d'un petit haut trop court et d'un short en jeans usé jusqu'à la corde, ne se formalisa guère de notre arrivée et nous prit sans doute pour une prostituée et son client. Elle nous donna la dernière chambre disponible tandis que, depuis le bureau, un solide gaillard nous dévisageait d'un regard expert. Le lieu était vraiment rêvé et je pensai que c'était bien le dernier endroit où la police viendrait nous chercher. Mon père était reparti moins de trente minutes après notre arrivée, me laissant anxieuse et épuisée.
Le jour était triste ; une fois encore, j'avais la migraine et n'avais pas d'Advil ni de Tylénol pour me soulager. Je profitai de la douche pour rassembler mes idées. Une question que je ne m'étais pas posée jusque-là venait et revenait sans cesse : comment le tueur faisait-il pour passer inaperçu après avoir saigné ses victimes ? En effet, je n'avais pas vraiment pris conscience qu'assassiner quelqu'un à coups de hache était une activité particulièrement salissante mais le souvenir de ma chambre éclaboussée de sang et de Bernard Pilotte, le visage maculé de rouge, en disait long sur les dégâts que pouvait occasionner la lourde lame. Je parvins à la conclusion que le meurtrier portait sans doute des vêtements de protection qu'il ôtait avant de sortir pour ne pas se faire remarquer. Ce n'était pas le cas de Bernard, j'en étais certaine.
Comme je l'avais projeté, je me teignis les cheveux après les avoir raccourcis sommairement. J'ignorais si la teinture tiendrait car c'était la première fois que je renonçais à ma couleur naturelle. Je rinçai soigneusement toutes les traces de produit et ramassai les mèches en essayant de laisser aussi peu d'indices que possible. Le résultat fut plus réussi que je ne m'y attendais et il était difficile de me reconnaître au premier coup d'œil. Pourtant, si je la croisais, la gardienne du motel ne se formaliserait pas du changement car j'étais arrivée avec le bonnet vissé sur les oreilles. Qui plus est, j'imaginais que le personnel avait dû changer à l'accueil.
J'allumai machinalement le poste de télévision pour savoir si on parlait encore de moi. Le présentateur arborait un air grave tandis qu'en incrustation se découpait le visage d'un homme d'une soixantaine d'années au visage bouffi et ravagé. Seuls ses yeux sombres conservaient une vivacité que le travail et la réussite avaient entretenue. J'y devinai aussi la froideur et la sévérité qu'exigeait le pouvoir. J'avais immédiatement reconnu Robert Landry et je compris qu'il venait de mourir. Le journaliste confirma mon intuition, annonçant que le père d'Isabelle Landry-Perrault n'avait guère survécu à sa fille.
Je coupai le récepteur avant de sortir. L'air paraissait presque doux bien que le thermomètre fût encore en dessous de zéro. Les pneus des automobiles chuintaient en traçant leur chemin dans la neige fondante. Les routes, dégagées et salées dans la nuit, déroulaient leur ruban sale entre les bâtiments épars. Je repérai immédiatement la petite Geo Metro blanche qui se fondait dans les bancs de neige et remerciai intérieurement Estelle Renard, un peu honteuse de l'avoir si mal jugée. Je me sentais moins seule, moins démunie, moins exposée. La police cherchait une jeune Française blonde en anorak rouge et se déplaçant par ses propres moyens, et je n'étais plus cette fille-là.
Je trouvai les clés dans la boîte à gants ainsi que la somme de deux cents dollars en petites coupures enfermées dans une enveloppe. Avec l'argent que m'avait donné mon père et ce que j'avais emporté de liquidités, je pouvais tenir au moins une semaine en me rationnant. Mon plus gros budget resterait l'hôtel car il n'était pas question de fréquenter les auberges de jeunesse où la police avait dû distribuer mon signalement. Je n'avais guère de temps à perdre en courant les places disponibles le soir venu et il n'était pas question pour moi de réserver en me servant de ma carte de crédit. Je me demandais d'ailleurs si mon compte était toujours accessible mais je renonçai à le tester, craignant que la police puisse ainsi me localiser.
La Chevrolet démarra à ma première sollicitation et je constatai avec soulagement que le réservoir était plein. J'avais de quoi sillonner les rues de Québec et de sa banlieue et il me resterait assez d'essence pour rentrer chez moi ensuite. Mais avais-je encore un chez moi ? J'imaginai ma chambre, maculée de sang séché, investie par la police qui inventoriait mes affaires et fouillait les données stockées sur mon ordinateur. Un court moment, j'eus envie de tout abandonner et d'aller me livrer à la SQ pour tenter de prouver ma bonne foi, mais les visages déjà un peu flous des jeunes femmes assassinées s'imposèrent à moi et, plutôt que de m'angoisser davantage, cette vision me redonna le goût de continuer.
J'étais prête à traverser Québec, mais je ne fis guère plus de cinq cents mètres avant de m'arrêter pour déjeuner. N'ayant rien mangé la veille, j'engloutis le spécial à 6 dollars 95 qui finit de me redonner l'optimisme qui m'avait fait défaut jusque-là. Le restaurant était presque vide à cette heure matinale et la serveuse qui n'avait rien d'autre à faire me dévisagea longuement comme si j'étais descendue d'un OVNI. Un instant, je craignis qu'elle ne m'ait reconnue malgré ma nouvelle apparence, mais je réalisai que c'était plutôt ma gloutonnerie qui la fascinait. Elle était davantage habituée à des consommateurs suralimentés qui laissaient la moitié de leurs assiettes. Or, des œufs, du bacon, du pain perdu et des pommes de terre sautées qu'elle m'avait servis, il ne restait rien. Elle vint remplir ma tasse de café et me demanda :
‒ Avez-vous encore faim ?
‒ C'est le décalage horaire, expliquai-je le plus naturellement du monde. En Belgique, il est 13 heures.
Elle hocha la tête d'un air entendu, visiblement satisfaite de ma réponse. Je n'avais d'ailleurs pas pris un bien grand risque car de lointaines ascendances flamandes et plusieurs années passées à Lille me permettaient de répondre à bien des questions qu'une serveuse québécoise pouvait se poser sur la Belgique. Mon interlocutrice changea de sujet et je n'eus pas à mentir davantage.
‒ Vous arrivez un mois trop tard, le carnaval est terminé.
‒ Le carnaval ?
‒ Le carnaval d'hiver de Québec ! s'écria-t-elle comme si ma question était incongrue. Vous savez, les chars, les sculptures sur glace et le Bonhomme Hiver… C'est vraiment magnifique !
‒ Ce sera pour une autre fois, répondis-je avec un air désolé.
‒ Venez-vous souvent au Québec ?
‒ Tous les ans, pendant les vacances universitaires. J'ai un oncle à Sainte-Foy, dis-je en espérant qu'elle ne chercherait pas à en savoir davantage car je connaissais beaucoup moins bien la banlieue de Québec que les plaines des Flandres.
‒ Alors, vous avez dû voir le festival au moins une fois !
Heureusement, des clients qui se présentaient à l'entrée interrompirent notre conversation, me sauvant la mise sans le savoir. Je ne savais pas bien mentir et plus la conversation se prolongeait, plus j'avais de chances de me contredire. Si elle avait écouté la radio ou la télévision, elle risquait de se douter de quelque chose. J'étais en train de devenir paranoïaque mais dans ma situation, cela s'appelait de la prudence. En plus de la police, je savais qu'à présent une meute de journalistes était à mes trousses. Un mot, un coup de téléphone pouvaient me trahir. Je ne m'attardai pas et laissai un pourboire décent, ni trop ni trop peu, afin d'éviter de lui donner une autre raison de se souvenir de moi.
Je stationnai la Chevrolet sur l'avenue Saint-Denis et continuai à pied. Un vent aigre soufflait en rafales ; je remontai ma capuche en passant devant le château Frontenac où les derniers camions de livraison achevaient de décharger. En contrebas des promenades Dufferin, le Saint-Laurent paraissait immobile, figé par les glaces, à l'exception d'un étroit chenal entretenu quotidiennement par un brise-glace. Les fumées se couchaient sur le port et les silos, se fondant en une brume vague et mouvante. Dans le quartier Petit Champlain, les boutiques commençaient à ouvrir, mais beaucoup étaient déjà fermées jusqu'au printemps. L'hiver agonisait dans la boue du dégel, haché par la pluie et la neige fondante. Les commerçants avaient mis le cap sur la Floride, les Caraïbes ou le Mexique. Tout était bien différent du Québec que j'avais connu avec Johanne, l'été précédent, animé, bruyant, envahi par les peintres et les musiciens de rue.
Je remontai la rue Sainte-Anne et trouvai sans difficulté la galerie, ouverte au rez-de-chaussée d'une des maisons ancestrales du vieux Québec, magnifiquement située à deux pas d'un des innombrables restaurants de la ville. J'entrai, un peu intimidée à l'idée que l'artiste qui était honorée en ces lieux était morte depuis peu et que je n'étais pas étrangère à cette situation tragique. Il s'agissait d'un ancien restaurant dont on avait conservé le comptoir et l'ambiance intime et chaude.
Compte tenu de l'âge d'Isabelle Landry, je m'étais attendue à une collection de peintures marquées par un style monolithique et encore immature. A ma grande surprise, je découvris un ensemble harmonieux d'aquarelles, de peintures à l'huile et de fusains, d'encres de chine et de crayons qui cohabitaient avec des sculptures classiques et modernes, des mobiles et des collages abstraits. Sans être une connaisseuse, je compris immédiatement que la galerie n'avait pas eu qu'un succès d'estime ou de curiosité : Isabelle Landry avait du talent et travaillait beaucoup. Elle cherchait peut-être sa voie, mais elle semblait réussir tout ce qu'elle entreprenait, sans doute parce qu'elle ne faisait rien à moitié. Je me demandai encore quelle importance Internet pouvait bien avoir à ses yeux et comment elle pouvait trouver suffisamment de temps libre pour tchatcher. Cette question sans réponse me troublait profondément.
Petit à petit, je finis par découvrir les clés de son style dépouillé, cette touche particulière qu'on retrouvait dans toutes ses œuvres et qu'elle avait su rendre inimitable. Elle soignait tout particulièrement la lumière qui venait nuancer la simplicité de ses lignes et j'étais certaine que si on avait supprimé toute source lumineuse, il aurait subsisté assez d'éclat dans ses tableaux pour permettre de les contempler. Je remarquais en particulier un ensemble de quatre toiles intitulé "Quatre saisons à Port-au-Persil" qui représentait deux maisons tassées sur une grève caillouteuse, cernées par une forêt basse et touffue et l'horizon sans fin d'un fleuve presque mer. Le thème était traité de quatre manières différentes. L'hiver était une huile solide et froide, avec ce ciel d'un bleu sidéral qu'on ne voit qu'en janvier. Une aquarelle, toute d'eau ruisselante et de fonte des neiges, suggérait le printemps. La belle saison, à la manière des impressionnistes, n'était que bruissement et chaleur, éclatante de lumière, foisonnant de fleurs et de bourdonnements d'insectes, tandis que l'automne était une transition entre deux styles : la froidure figeait peu à peu le mouvement des feuilles et l'ondulation des herbes, dans le vent marin. Je contemplais l'œuvre, immobile, songeant que cela devait ressembler un peu à la Gaspésie que Johanne avait promis de me faire visiter, l'été suivant.
‒ L'ensemble a été vendu à un collectionneur. Isabelle Landry-Perrault ne souhaitait pas que les toiles soient séparées…
J'avais sursauté car je ne m'étais pas aperçue que la responsable de la galerie s'était approchée dans mon dos. Elle me sourit.
‒ Elles vous plaisent, n'est-ce pas ?
‒ Oui, beaucoup, répondis-je.
‒ Tout le monde est fasciné en les voyant. C'est sans doute son œuvre la plus représentative mais beaucoup aiment aussi le "Moulin des Eboulements" et "Une journée de mars à Saint-Joseph-de-la-Rive".
Elle me désignait une huile vigoureuse et une aquarelle délicate accrochées à quelque distance.
‒ Elles sont pleines de couleurs, de vie, de mouvement. C'est le paradoxe d'Isabelle. Elle aimait faire de l'hiver un paysage vivant, et d'un endroit paisible une toile agitée. Son style a même ensuite évolué vers des couleurs plus franches, comme vous pouvez le voir sur ses derniers tableaux.
La femme, âgée d'une cinquantaine d'années, avait un léger accent que je ne parvenais pas à identifier. Elle était avenante et sympathique et j'appris, en discutant un peu plus, qu'elle était suisse et avait fréquenté les Beaux-Arts à Paris.
Elle m'entraîna vers des scènes de rue du vieux Québec.
‒ Comme vous pouvez le constater, il y a fort peu de personnages dans ses tableaux car elle n'avait pas besoin de sujets pour rendre ses toiles vivantes, et lorsqu'elle en dessinait, c'était exclusivement des femmes…
La remarque me troubla, mais je n'en laissai rien paraître. Elle continua avec passion :
‒ Isabelle était plus que surdouée ; certains la disaient même géniale mais elle avait encore à apprendre, à travailler. Je suis certaine qu'elle aurait marqué son temps. On lui a reproché d'avoir bénéficié de l'appui de son père. C'est vrai qu'il l'a aidée ; il croyait en elle et elle-même croyait en ce qu'elle faisait. Pourtant, maintenant qu'ils ont tous deux disparu, le succès de ses œuvres montre bien que les gens l'appréciaient simplement parce qu'elle avait du talent et ça, personne ne peut nier qu'elle en avait énormément.
‒ Je le crois volontiers, répondis-je en me perdant dans un paysage d'hiver.
‒ Les connaisseurs ne s'y sont pas trompés. Nous avons presque tout vendu en quelques jours. Avant la mort d'Isabelle, les toiles que vous voyez là se vendaient à sept cent cinquante dollars pièce. Après l'annonce de son décès, nous les avons négociées entre deux mille cinq cents et huit mille dollars l'unité. Je jurerais qu'elles vont prendre bien plus de valeur encore. Nous avons exigé que l'ensemble des œuvres reste exposé à la galerie jusqu'à sa fermeture.
‒ Quand aura-t-elle lieu ? demandai-je.
‒ Samedi soir. Dimanche, les propriétaires viennent chercher leurs biens. (Elle soupira.) C'est une page qui se tourne.
‒ Comment était Isabelle Landry ? demandai-je d'un air innocent. On a en a tant parléà la télévision !
La gérante sourit.
‒ Une fille charmante, très douce, discrète et très modeste. Vous l'auriez aimée, c'est sûr. Avec Clément, son ami, ils formaient un très joli couple.
‒ Ah oui, Clément… comment déjà ? dis-je en évitant son regard. Ils en ont parlé aussi.
‒ Clément Fortier, un bien gentil garçon. Ils étaient faits l'un pour l'autre. Quand je les voyais, je pensais toujours à Roméo et Juliette. C'est une association d'idées plutôt classique mais, dans ce cas-là, je la trouve très juste.
Je m'approchai d'une toile et remarquai :
‒ Elle signait toujours Landry-Perrault… Perrault, c'est le nom de sa mère ?
‒ Oui, répondit-elle en hochant la tête. Elle l'aimait beaucoup et ne s'est jamais remise de sa disparition. Sans doute parce que son père était trop pris par ses affaires pour lui donner son compte d'amour. C'est difficile d'être la fille d'un homme riche et puissant.
‒ Elle est morte ?
‒ Oui, quand Isabelle avait huit ans. Elle s'est suicidée. Les hommes de pouvoir attirent les femmes et Robert Landry n'était pas un modèle de fidélité conjugale. Qui plus est, il n'a jamais eu beaucoup de chance avec ses épouses. La première est devenue folle et la troisième s'est suicidée. Quant à sa seconde femme, le mariage n'a pas duré deux ans.
‒ Et son autre fille ? demandai-je en tentant de dissimuler mon intérêt.
‒ Je ne la connais pas. Il paraît qu'elle ne voyait plus son père mais je n'en sais pas plus.
‒ Robert Landry ne semblait pas être un père très proche de ses enfants, dis-je en accompagnant mon interlocutrice jusqu'au comptoir.
‒ Robert Landry n'était proche de personne je crois, mais il savait apprécier les gens pour ce qu'ils pouvaient faire, à défaut de les aimer pour ce qu'ils étaient… Excusez-moi.
Le téléphone sonnait dans un bureau situé un peu en retrait de la galerie et mon interlocutrice alla décrocher. J'en profitai pour contempler les sculptures et les mobiles. J'étais déroutée. Je m'étais attendue à visiter la première exposition d'un talent naissant, épaulé par l'immense fortune de son père, et je me trouvais confrontée au travail d'une artiste accomplie. Elle avait juste manqué de temps pour devenir exceptionnelle. Isabelle Landry-Perrault avait tout : le talent, la chance, une jeunesse dorée, un avenir plus brillant encore et un petit ami à qui elle semblait tenir… Pourquoi donc s'était-elle aventurée sur la tchatche ? Etait-ce là qu'elle avait rencontré son assassin ? Si c'était le cas, elle avait dû fréquenter les salons de discussion durant une assez longue période pour donner à son insu des renseignements personnels. A moins qu'elle ne se soit montrée particulièrement imprudente en confiant des détails intimes au premier venu.
Je déambulai entre les huiles, les aquarelles, et les pastels et cherchai à la volée un signe qui aurait pu me mettre sur la voie. Je regardai la signature délicate et imaginai qu'Isabelle devait être effectivement modeste. Mais j'avais beau contempler les œuvres dans leur ensemble ou m'accrocher à certains détails, rien ne me rappelait l'œil égyptien dont avait parlé Jacques Delorme. Ce n'était ni la marque de l'artiste, ni son porte-bonheur, ni même une image récurrente dans ses tableaux. Peut-être seulement un caprice de petite fille…
Je reportai mon attention sur la femme qui se tenait droite et raide dans le box vitré. La conversation semblait animée et elle agitait un crayon au bout de ses doigts comme pour diriger un orchestre invisible. Je détournai le regard et remarquai alors un homme qui était demeuré jusque-là dans l'ombre et me regardait fixement. Il était vêtu d'un costume sombre qui dissimulait mal son physique de lutteur ; ses mains avaient une taille impressionnante. Il ne me quitta pas du regard alors que je déambulais au milieu des tableaux. J'étais mal à l'aise de me sentir ainsi observée. Je compris cependant qu'il s'agissait du vigile chargé de veiller sur l'exposition, maintenant que les œuvres d'Isabelle Landry avaient une valeur marchande qui pouvait attirer bien des convoitises.
La gérante revint, la mine préoccupée.
‒ Désirez-vous d'autres renseignements ?
Je compris que le charme était rompu et que je n'arriverais plus à la faire parler.
‒ Non… Enfin, je me demandais s'il existait un livre consacréà l'œuvre d'Isabelle Landry, dis-je afin de donner le change en n'abandonnant pas trop brutalement la discussion.
Elle sourit tristement.
‒ Certains de ses amis ont parlé d'éditer une brochure, une sorte de guide pour suivre son cheminement intérieur.
Un couple qui s'était arrêté devant la vitrine entra dans la galerie. Il fut bientôt suivi d'une femme rousse à l'allure androgyne qui balaya la salle d'un regard circulaire. Sa silhouette m'était presque familière mais j'étais incapable de dire où je l'avais vue précédemment. Je lui souris, mais elle me lança un regard froid puis se détourna. C'était sans doute une erreur. Je jugeai qu'il était temps pour moi de m'éclipser.
‒ Merci pour tous ces renseignements, dis-je à la directrice de la galerie.
Elle répondit à la mode québécoise.
‒ Bienvenue !
Malgré son amabilité, j'éprouvai une sensation de malaise grandissante et, pour tenter de l'apaiser, je me retournai et essayai de me souvenir où j'avais vu précédemment la femme que je venais de croiser. En vain. Dans ma mémoire comme dans la galerie, elle semblait s'être évaporée et pour ne pas attirer l'attention, je renonçai à la chercher au milieu des mobiles et des sculptures. Le vigile me salua et son regard poli et impassible m'accompagna jusqu'à la rue où m'attendait le froid humide et venteux. Je marchai encore un peu jusqu'au bord de l'escalier "Casse-cou" qui dominait la côte de la Montagne. Je faillis reculer d'instinct en voyant la grosse Ford Crown Victoria de la police qui bloquait la rue. Son gyrophare barbouillait de rouge et de bleu les façades trop grises dans la lumière blafarde de ce matin de poudrerie. Les policiers s'activaient devant l'entrée d'un magasin et j'en déduisis qu'ils n'étaient pas venus pour moi. Finalement, je retournai vers l'avenue Saint-Denis où la neige commençait à s'accumuler sur l'automobile d'Estelle Renard. Avant de me mettre au volant, je m'arrêtai dans une cabine téléphonique et cherchai sans succès dans l'annuaire l'adresse de Clément Fortier.
Bien qu'il y eût peu de circulation, je déboîtai prudemment car ce n'était pas le moment d'avoir un accrochage. Je descendis à petite vitesse vers le vieux port et le bassin Louise puis empruntai le boulevard Champlain fraîchement salé et pratiquement exempt de neige. A Sainte-Foy, je trouvai l'adresse du petit ami d'Isabelle Landry et localisai, presque par hasard, la maison située sur la rue Marie Victorin, à deux pas de l'université Laval. Je stationnai mon véhicule un peu à l'écart de la petite construction à deux niveaux dont la façade de briques rouges tranchait sur la blancheur ouatée.
Vue de loin, la bâtisse avait une certaine allure mais en m'approchant, je me rendis compte que les saisons lui avaient ôté de sa superbe. Je pressai la sonnette où s'étalait le nom de "Clément Fortier", et attendis dans le vent qui m'apportait de vagues rumeurs du boulevard Laurier. La porte s'ouvrit presque aussitôt : dans l'encadrement, Clément Fortier me faisait face, me toisant du haut de son mètre quatre-vingt-dix. A son expression, j'eus le sentiment qu'il avait deviné qui j'étais et pourquoi j'étais venue.
A suivre...
© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003