CAM@RDAGE (chapitre 27)
Christophe Dugave
27
Un silence pesant succéda au fracas du verre brisé s'éparpillant dans la pièce. La bouffée froide envahissant le salon avait gelé les acteurs soudain muets. Mon père était étalé de tout son long dans les débris de la porte vitrée qu'il n'avait pas hésité à pulvériser pour voler à mon secours. Je craignis un instant qu'il ne se soit blessé mais je m'aperçus bientôt qu'il avait également arraché la moustiquaire dont le fin maillage l'avait protégé des éclats acérés. Il tenta de se relever maladroitement. Tout se passa alors très vite. Carole Lang se détendit comme un pantin sort de sa boîte et son pied faucha mon père à la mâchoire qui claqua avec un bruit sec. Il valdingua par-dessus la table de salon et heurta lourdement le poste de télévision qui s'effondra dans un grand fracas. Je crus un instant qu'elle l'avait tué car le choc avait été terrible. En une seconde, elle fut sur lui et tenta de lui asséner un nouveau coup de pied mais elle glissa sur les fragments de verre et manqua son coup. Mon père en profita pour lui échapper et les deux adversaires se défièrent en silence. La scène avait quelque chose d'irréel, comme tournée par un cinéaste fou qui aurait enchaîné de longues séquences de ralentis ponctuées d'accélérations brutales. Le vent balayait le séjour, s'engouffrant par l'ouverture béante. La neige virevoltait, scintillant dans le faisceau de la lampe halogène, avant de venir lourdement s'abattre sur la moquette vert amande. Des taches de sang se mêlaient aux traces laissées par la neige fondante.
Mon père leva vers moi son visage barbouillé de carmin. Il était visiblement sonné et avait de la peine à se tenir debout. Je cherchai désespérément un moyen de lui venir en aide mais je ne vis rien dans la pièce qui fut susceptible de lui servir d'arme. Son adversaire s'avança d'un pas et papa tenta vainement de lui envoyer un direct du droit qu'elle esquiva. En retour, elle lui assena un coup au ventre qui le plia en deux. Je criai. Sur ce point au moins, Carole Lang n'avait pas menti : elle était une adversaire redoutable et n'avait rien à envier aux hommes en matière de lutte. Je ne doutai pas une seconde qu'elle pouvait faire éclater la tête de ses victimes d'un simple coup de hachette.
Mon père tenta de se redresser, le visage marqué par la souffrance. Il semblait avoir du mal à retrouver son souffle. Carole en profita pour passer à l'attaque mais il parvint à dévier le coup et bientôt, les deux adversaires furent au contact. Bien que d'une corpulence un peu supérieure à celle de son adversaire, mon père souffrait d'un manque d'entraînement. L'alcool et la cigarette avaient conjugué leurs efforts pour amoindrir sa résistance. Pourtant, il trouva assez de ressources pour bondir, tête en avant, heurtant la femme au niveau du plexus solaire. Carole Lang bascula en arrière. Elle tenta de s'agripper à lui mais ses doigts n'accrochèrent que le vide et elle s'affala de tout son poids, comme un arbre scié à la base. Sa tête cogna contre la table de salon avec un bruit mat. Elle eut un sursaut, grogna faiblement puis s'immobilisa. Je regardai mon père, effondré au milieu des débris.
‒ Papa, criai-je, tu es blessé ? Réponds-moi, je t'en prie !
Il garda le silence, essayant de reprendre son souffle. Son visage était enflé et tuméfié. Je devinai qu'il avait la mâchoire cassée. Il tenta de prendre appui sur le canapé et j'aperçus la multitude de morceaux de verre qui constellaient son parka. J'espérais seulement qu'il était assez épais pour le protéger de ces centaines de petits poignards. Je m'accroupis à ses côtés, prenant sa tête entre mes mains : j'ôtai son bonnet puis me mis à lui caresser les cheveux en prononçant des paroles de réconfort. Son visage se teintait de violet et de bleu, là où les hématomes se développaient.
‒ Il faut que j'appelle la police, soufflai-je soudain en me levant.
Je cherchai le téléphone du regard : il était posé sur une petite console, sous une lampe à abat-jour. Je m'emparai du combiné et entendis la tonalité avec un certain soulagement. Je composai le 911 et attendis. La scène était dantesque : mon père se traînait, s'accrochant tant bien que mal au sofa, tandis que la neige continuait de virevolter au-dessus d'une mer de verre pilé. Il semblait vouloir me dire quelque chose, mais sa mâchoire refusait de s'ouvrir. Près de la table basse gisait Carole Lang qui n'avait pas bougé d'un millimètre.
Soudain, un éclair fendit l'air. Il y eut un choc, sec. Le poste téléphonique vola en éclats. Les morceaux s'éparpillèrent sur la moquette, tandis que la lampe basculait en étirant des ombres sur la scène. Je vis ses yeux jaunes, semblables à ceux de Carole, son corps massif, ses cheveux carotte coupés à la garçonne, et je sus immédiatement que j'étais en présence de Janice Lang, la mère démente de Carole dont m'avait parlé Clément Fortier. Elle devait dépasser les un mètre quatre-vingts et me toisait avec dédain. Malgré cette expression maléfique qui déformait ses traits et sa toison teintée de rouge, son allure familière me sautait à la figure comme une insulte : la blonde de Normand, l'oncle de Johanne… Je comprenais à présent qu'elle n'ait eu aucun mal à obtenir le mot de passe de johebert. Elle avait certainement décidé depuis longtemps de la tuer pour maquiller le meurtre d'Isabelle mais avait sans doute tardivement imaginé d'utiliser sa boîte aux lettres pour identifier de nouvelles victimes. Je lui avais largement facilité la tâche, attirant involontairement les malheureuses, les isolant sur la tchatche comme un chien de chasse rabat un gibier. Il lui suffisait de me suivre dans le dédale de la Toile.
Les morceaux du puzzle s'emboîtaient peu à peu dans mon cerveau. Elle m'avait repérée aux obsèques de Johanne ; elle était aussi l'individu au parka bordeaux qui m'avait bousculée en prenant la fuite à l'entrée des Nouvelles Résidences ; à l'hôpital, j'avais eu l'impression d'être sans cesse épiée… elle, encore sur ma piste à la galerie alors que j'en sortais… Nos routes ne s'étaient pas croisées par hasard et elle avait toujours eu une longueur d'avance sur moi, utilisant les mêmes subterfuges. Ainsi, teinte en rousse, je ne l'avais pas reconnue. Sans doute nous avait-elle surveillés lorsque Papa et moi guettions sa propre fille sur l'île d'Orléans. Nous pensions être les chasseurs et nous étions les proies.
Elle fit un pas dans ma direction. Sa démarche féline était parfaitement silencieuse et je compris pourquoi je ne l'avais pas entendue émerger du couloir où elle nous écoutait. J'imaginais qu'elle était entrée par derrière et qu'elle avait suivi notre discussion, tapie quelque part au rez-de-chaussée. Elle portait un chandail grenat et un pantalon couleur de sang séché… Le rouge sombre devait être sa couleur favorite, à moins qu'elle n'ait choisi cette teinte par nécessité : cela expliquait que, même maculée du sang de ses victimes, elle pouvait aller et venir à sa guise sans effrayer personne ni se faire remarquer, pourvu qu'elle se soit nettoyé le visage. Je vis aussi la petite hache, semblable à celle qu'on avait retrouvée en possession de Bernard Pilotte, et devinai que le fil de la lame était affûté comme celui d'un rasoir.
Le regard que me jeta la mère de Carole me glaça de terreur. Je compris que ni les années passées en hôpital psychiatrique, ni les traitements n'étaient venus à bout de sa folie, même si elle avait acquis assez de maîtrise d'elle-même pour simuler la guérison jusqu'à ce qu'on la libère. Les psychotropes n'avaient réussi qu'à fermer la boîte de Pandore où les idées macabres se nourrissaient de vengeance. Et il y avait bien trop longtemps que cette fureur bouillonnait, détruisant ce que Janice Lang pouvait avoir encore d'humain. Elle avait souffert comme épouse de Robert Landry qui l'avait humiliée à loisir. Elle avait souffert comme mère de Carole, la voyant déchue, rejetée par son propre père. Elle souffrait plus encore devant la réussite d'Isabelle. Toute cette souffrance, toute cette haine, je les avais perçues dans le regard qu'elle avait posé sur moi à Sherbrooke, mais je n'en avais pas eu conscience alors. Je m'étais fourvoyée d'un bout à l'autre : Carole était saine d'esprit mais les médecins avaient sous-estimé le mal qui rongeait le cerveau de Janice. Son rictus découvrit ses dents à la manière d'un fauve prêt à passer à l'attaque mais son corps tendu demeurait immobile. Elle tenait la hache dans sa main gauche avec l'assurance d'un bûcheron de métier. Et la lame ne tremblait pas dans la lumière. Bien que démente, elle avait encore un parfait contrôle d'elle-même et son corps musculeux était une arme à laquelle je ne pouvais prétendre me mesurer.
‒ Je savais que tu me causerais du trouble siffla-t-elle. J'avais bien compris ton message. « A Québec je suivrai mon instinct »… Ton instinct t'a menée au désastre, je crois ! Ces gros épais de la SQ en sont encore à chercher des indices mais toi, la maudite Française, tu te croyais plus forte que tout le monde. Il a fallu que tu viennes fureter là où on ne t'attendait pas ! Je regrette vraiment de ne pas t'avoir supprimée à Sherbrooke. Cette grosse truie est venue pousser ta porte et ne m'a pas laissé le choix. Elle m'avait vue avec ma hache. Et puis ensuite cet imbécile de boiteux qui est arrivé et m'a faite te manquer… Maudite marde ! Je savais bien que tu finirais par me trouver, alors je t'ai attendue patiemment. Je t'ai croisée à la galerie, mais tu ne m'as pas reconnue bien sûr. Pourtant, tu m'avais repérée à l'université ! Je t'ai suivie à l'hôpital mais j'ai abandonné l'idée de te tuer ailleurs qu'ici ; je savais que tu viendrais de ton plein gré si tu étais vraiment si maligne…
‒ Vous êtes malade, murmurai-je d'une voix blanche, reculant peu à peu. Vous avez tué Johanne que vous connaissiez bien, sans la moindre hésitation. Vous avez assassiné trois autres personnes de sang-froid, tout cela pour préparer et maquiller le meurtre d'Isabelle. Uniquement parce que vous ne vouliez pas que votre fille partage l'immense héritage de Robert Landry avec sa demi-sœur… Vous n'avez pas hésité à sacrifier Johanne, la propre nièce de votre chum !
Elle m'interrompit :
‒ Ce pauvre type, mon chum ? Que vaut sa vie ? Que valait celle de Johanne ? Sais-tu seulement ce que ma fille a enduré à cause d'Isabelle ? Sais-tu ce que j'ai souffert en la voyant presque morte ? Elle était belle. Elle plaisait aux hommes et c'était une sportive pleine d'avenir, une femme d'exception ! Quand c'est arrivé, elle s'apprêtait à partir en Californie pour y suivre l'entraînement avec les meilleures équipes mondiales et du jour au lendemain, tout s'est écroulé à cause de cette petite coquerelle. Et pire que les blessures, la souffrance et les espoirs déçus : son père s'est désintéressé d'elle. Il la reléguait dans ses placards de luxe comme un vieux costume dans l'garde-robe : les maisons de repos, les centres de rééducation, les cliniques privées aux Etats-Unis, là où je ne pouvais même pas la voir. Son père lui a retiré sa confiance, son estime, son amour, et il s'est arrangé pour lui retirer aussi sa mère au moment où elle en avait le plus besoin. Il a même été plus abject : il a tenté de la dresser contre moi. Elle me refusait comme si j'avais été une étrangère… Ça a pris du temps avant qu'elle comprenne qui l'aimait vraiment. En tuant Isabelle et Johanne, je lui ai prouvé mon amour ! Quelle autre preuve serait plus convaincante ?
‒ Lui fallait-il une preuve ? Peut-être avait-elle seulement besoin d'une mère. Peut-être refusait-elle votre haine ! dis-je en faisant face.
Carole était allongée à mes pieds, recroquevillée dans une position fœtale. Du sang s'écoulait de son cuir chevelu ouvert. Dans son regard, je découvris toute l'horreur de la révélation. Elle avait les yeux ouverts et regardait fixement sa mère sans pouvoir réagir. Je compris avec stupeur qu'elle découvrait, comme moi, l'abominable vérité.
‒ Tu ne sais pas de quoi tu parles ! s'écria Janice. As-tu seulement une petite idée de ce que c'est qu'être la femme de Robert Landry ? J'étais sa chose, sa poupée de chiffons qu'il venait agiter quand il n'était ni avec ses collaborateurs ni avec ses blondes. Et quand il en a eu assez de moi, il m'a garrochée comme il a balancé Carole lorsqu'elle a cessé de l'intéresser.
Je hochai la tête, tentant de comprendre malgré tout sa souffrance et ses tourments. J'y renonçai, repensant à Johanne et à toutes les autres qui avaient payé le prix de sa folie.
‒ Pendant que votre fille était de garde à l'hôpital, vous surfiez sur Internet à la recherche de victimes pour maquiller votre crime à venir et vous preniez bien soin de ne jamais vous connecter ici, pour qu'on ne puisse pas découvrir votre identité. Vous avez soigneusement planifié la mort d'Isabelle et dans le même temps, vous avez scellé le sort de Johanne Deschamps et d'autres femmes innocentes. Car johebert et iland_iland ne se sont pas rencontrées par hasard, n'est-ce pas ? Vous les avez tuées toutes les deux, vous avez simulé un viol puis vous vous êtes acharnée à ravir leur beauté de dix-sept coups de hache : dix-sept années de souffrance, pas pour votre fille, mais pour vous, c'est bien cela ?
‒ Chaque jour qui passe est encore une souffrance quand je regarde Carole, quand je la vois ôter son gant… Je devine ce qu'elle ressent quand elle contemple ce qui reste de son corps ! Oui, dix-sept années de calvaire pour moi aussi. Landry m'a poussée à la folie mais qui ne serait pas devenue dingue à ma place ? Pour moi, c'était la seule manière de continuer à vivre !
Elle s'approcha de sa fille et, sans lâcher son arme, prit sa tête dans ses mains. Le geste était d'autant plus choquant que j'y devinai tout l'amour d'une mère pour son enfant.
‒ Carole est solide. Ton père n'était pas un adversaire à sa taille. Maintenant, elle va pouvoir récupérer ce qui lui revient de droit.
‒ Et vous allez pouvoir en profiter ! m'écriai-je, consciente que ma seule chance était de lui faire perdre ses moyens. Vous avez fait de votre fille un instrument pour vous venger de votre ex-mari et vous continuez de vous en servir pour jouir de son héritage.
‒ C'est faux ! s'écria-t-elle l'écume aux lèvres. Je n'ai jamais pensé qu'à Carole. Tout ce que j'ai faite, je l'ai faite pour elle. Jamais je n'aurais laissé cette petite plotte d'Isabelle la supplanter encore, même si j'avais dû la supprimer sans toute cette mise en scène et passer le reste de mes jours en prison. Je regrette seulement de t'avoir laissée en vie mais je n'ai pas eu le choix. Robert se mourait et j'ai été obligée de faire vite : je voulais qu'il ressente ce que j'ai pu éprouver. J'ai voulu sa mort triste et sans espoir… C'est peut-être ça, l'enfer : mourir en sachant que vous ne comptez plus pour personne. Il ne méritait pas mieux !
Elle me jeta un air navré, presque compatissant et ajouta :
‒ Et pour ton malheur, tu fais aussi partie de l'histoire. Je ne l'ai pas voulu…
‒ Allez-vous nous tuer, nous aussi ? demandai-je en la défiant.
‒ Je ne crois pas avoir le choix…
Et en disant ces mots, elle contourna la table et se plaça devant la fenêtre, me coupant la retraite. Je craignis un instant qu'elle ne s'en prenne à mon père qui gisait, toujours hébété, adossé au canapé, le visage en sang. Je tentai de gagner du temps.
‒ Il vous faudra convaincre la police de votre innocence et je ne crois pas que ce sera chose facile…
‒ C'est pourtant ce que je vais faire après que ton père soit venu vous tuer, alors que vous discutiez, Carole et toi. Il savait bien que tu comprendrais que Carole était innocente. N'a-t-il pas le visage d'un assassin ? J'ai sauvé Carole mais pas toi… C'était un fou, prêt à tuer sa propre fille pour satisfaire son goût du meurtre.
Je n'osais croire que Janice Lang croyait elle-même à son délirant stratagème. A nouveau, je regardai mon père qui essayait de se remettre à genou : il semblait sonné. Mon regard glissa vers Carole qui tentait, elle aussi, de se relever. Elle gémit :
‒ Maman, je t'en supplie, arrête ! Je ne veux pas tout cela, je ne veux plus de morts !
Le visage de Janice Lang s'adoucit un peu.
‒ Ne t'inquiète pas ma chérie, tu ne sais pas de quoi tu parles. Ta sœur et ton père te haïssaient…
‒ Tu as tué Isabelle, Maman, tu l'as assassinée !
Furtivement éclairés par un soupçon d'humanité, les traits de la démente s'étaient à nouveau durcis.
‒ Il le fallait ! Elle t'avait tuée il y a dix-sept ans, sans l'ombre d'un remords. A-t-elle au moins eu conscience de ce qu'était devenue ta vie ?
Janice s'approcha de Carole mais celle-ci se recula.
‒ Maman je t'en supplie, arrête ! Isabelle voulait m'aider ! Isabelle était ma sœur ! Isabelle m'aimait !
La colère tordit les traits de la démente.
‒ Et moi, je suis ta mère, l'oublies-tu donc ? Il n'y a que moi qui t'aime, seulement moi !
Carole tenta de se relever, s'accrochant aux cuisses de sa génitrice comme l'aurait fait une petite fille.
‒ Non, tu ne m'aimes pas ! hurla-t-elle. Tu ne m'aimes pas, tu es folle, folle à lier !
Sans un mot, Janice Lang repoussa soudain sa fille à terre et, avant que j'aie eu le temps de comprendre ce qui se passait, elle bloqua son bras infirme sous son pied gauche et abattit sa hache. La main brûlée de Carole atterrit à quelques centimètres de mes pieds tandis que des gerbes de sang jaillissaient par saccades du membre amputé. Je poussai un cri d'effroi. Carole hurla à son tour tandis que la douleur irradiait dans son corps, la tordant comme une brindille dévorée par le feu. Son cri s'étouffa bientôt dans une bouillie de larmes. Elle agitait son moignon ensanglanté en se débattant, projetant des gouttelettes sombres sur la blancheur du crépi.
Janice Lang se redressa et m'adressa un rictus glacé qui me donna toute la démesure de sa folie. Je sentis qu'elle allait passer à l'attaque. Dans un ultime effort, mon père tenta de se remettre du pieds. Le mouvement fut d'une extrême rapidité. La hache fendit l'air avec un sifflement. Je protégeai ma tête dans l'abri dérisoire de mes mains, m'attendant à recevoir le coup mortel. Il y eu un bruit mou et humide. Mon cœur cessa de battre l'espace d'un instant lorsque je pris conscience que le coup ne m'était pas destiné. Mon père bascula en arrière sans un cri tandis que derrière lui, le mur s'ornait d'une éclaboussure vermillon.
Je refusai d'envisager le pire. Ma réaction fut immédiate. Pour frapper mon père, Janice Lang s'était déportée et d'un bond, je franchis la fenêtre désormais privée de vitrage, m'engageant sous la galerie de bois qui bordait l'arrière de la maison. Janice fut plus rapide et accrocha mon chandail d'une poigne de fer, m'attirant à elle. Je sentis la lame brûler la peau de mon bras, taillant la chair avant de terminer sa course contre la rambarde qui céda avec un bruit sec. Une volée d'échardes s'éparpilla sur la neige.
Elle me tenait toujours et je me débattis furieusement, heurtant le bois qui émit un craquement sinistre. Le second coup me manqua de peu et je devinai que s'il avait été porté cinq centimètres plus bas, il m'aurait ouvert la tête. Je me jetai en arrière en hurlant, anticipant le coup suivant, toujours retenue par mon adversaire. Déstabilisée, Janice Lang trébucha et bascula contre la rambarde qui céda d'un coup. Elle lâcha la hachette et poussa un petit cri.
Libérée de son emprise, je profitai de l'effet de surprise pour m'emparer de l'arme et la brandis, prête à frapper si elle faisait mine d'approcher. Elle me regardait avec des yeux exorbités. Ils brûlaient encore de folie et de haine mais ils avaient perdu leur éclat et je compris qu'elle s'était blessée. Je vis le fragment de bois, aussi effilé qu'une baïonnette émergeant de sa poitrine sur laquelle s'épanouissait une fleur sombre. Elle demeura silencieuse mais la douleur qui déformait son visage parlait plus que les mots. Janice Lang ferma les yeux et lorsqu'elle les ouvrit de nouveau, je compris qu'elle cherchait une énergie nouvelle. Elle s'accrocha à la balustrade qui oscilla et parvint à se hisser.
Mes mains se crispèrent sur la hache qui vola par-dessus mon épaule. Seule la supplique déchirante de Carole arrêta mon geste, m'empêchant de commettre l'irréparable. Les ongles de Janice Lang crissèrent sur le bois peint mais ses pieds glissèrent et elle s'affaissa d'un coup puis bascula dans le vide sans émettre un son. Son corps s'écrasa dans la neige avec un bruit assourdi.
Je m'approchai du rebord de la galerie, tremblante, fascinée par le spectacle, ne pouvant détacher mon regard des yeux morts qui brillaient encore dans les lueurs de la ville. Sur le visage blême de Janice Lang, je lus la même surprise horrifiée que celle qui avait dû se dessiner sur le visage de ses victimes. Je perçus aussi les lumières, les appels et les ombres qui s'avançaient prudemment dans le crépuscule. Puis le hurlement des sirènes vint couvrir les murmures. Je me précipitai alors vers mon père et m'agenouillai à ses côtés.
A suivre...
© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003