CAM@RDAGE (chapitre 4)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

4

 

Les magnifiques paysages du Charlevoix défilaient de chaque côté de la route. Nous avions quitté Sherbrooke au petit matin et mis près de quatre heures à atteindre Québec à cause de la neige. Heureusement, nous avions retrouvé le beau temps et des routes bien dégagées sur la rive nord du Saint-Laurent. Nous avions ensuite longé le fleuve en direction du Saguenay car la route plus directe, qui coupait à travers le parc des Laurentides, n'était pas totalement dégagée. Au niveau de Beaupré, nous nous étions enfoncés dans les terres vallonnées du pays des peintres en direction de La Malbaie, au milieu d'un paysage d'une blancheur éblouissante mais qui me semblait habillé aux couleurs de la mort. La forêt se résumait, par endroits, à une étendue neigeuse hérissée de squelettes calcinés.

‒ Ça a pas mal brûlé par ici l'été dernier, expliqua Anthony qui s'était éveillé et regardait le paysage à travers le pare-brise.

‒ C'est triste, répondit Eva sans se laisser distraire de sa route.

‒ C'est de circonstance, ajoutai-je.

Eva s'était tassée sur son siège et Anthony avait soupiré en étalant sa grande carcasse sur la banquette arrière où il avait sommeillé la majeure partie du voyage. Il paraissait plus abattu que triste, comme si la mort de Johanne lui avait retiré toute son énergie.

Devant nous, la Chrysler de Jean Lavigne ouvrait la route. A son bord avaient pris place Rachid et Anna qui travaillaient dans la même pièce que moi, ainsi que Pierre-André, le technicien du laboratoire qui connaissait bien Johanne. D'autres amis de la défunte devaient nous rejoindre pour les funérailles prévues pour le soir même à Hébertville, mais beaucoup avaient renoncé à affronter le mauvais temps. Il y avait peu de circulation. Je n'étais pourtant guère rassurée dans la vieille Pontiac d'Eva qui brinquebalait sur la neige tassée et tressautait sur les arêtes de glace, là où la boue avait gelé. Plusieurs fois déjà, l'auto avait dérapé et on sentait bien que sa tenue de route était aléatoire.

Je me retournai vers Anthony qui s'était à nouveau endormi et ronflait comme un moteur. Je le dévisageai. Sa grosse tête dodelinait sur son buste massif au rythme de la route. A la dernière minute, il avait demandé à nous accompagner et je n'avais pas eu le cœur de lui dire non malgré sa conduite honteuse au cours du réveillon. Il m'était difficile de comprendre pourquoi Johanne l'avait choisi, elle dont le physique aurait aisément attiré une armée de prétendants. Comment l'avait-elle supporté si longtemps, amoureux transi avec ses approches maladroites et ses sous-entendus appuyés. Au début, je l'avais pris en pitié et considérais avec une certaine sévérité la cruauté de Johanne à son égard ; j'étais maintenant persuadée qu'il n'y avait rien entre eux.

A vrai dire, c'est lui-même qui m'avait fait douter le soir du 31 décembre, alors qu'il engloutissait les bières les unes après les autres, quand, multipliant les manœuvres d'approche, il avait fini par me prendre dans ses bras. Je m'étais dégagée précipitamment, gênée vis-à-vis de mes amis qui n'avaient pas manqué de remarquer la scène. Mais j'étais surtout affreusement déçue en pensant que quelques jours auparavant, il faisait une cour éperdue à Johanne. J'étais allée me réfugier entre Benoît et Nancy, mais aucun d'eux n'était de taille à me protéger de ce hockeyeur confirmé, rompu aux contacts brutaux. Heureusement, surpris, il avait accusé le coup et s'était reculé pour aller finir sa bière en bougonnant : « Calvaire, t'es ben faite du même bois que Johanne ! ».

Sur le moment, j'avais pensé que c'était là un discours d'ivrogne mais, depuis la mort de mon amie, ses mots résonnaient dans ma tête avec une tout autre sonorité que je n'aimais guère. D'autres, au département de chimie, qui la connaissaient de longue date mais moins intimement que moi, s'étaient permis des réflexions désobligeantes et ambiguës. Chantal notamment, une fille médisante que je ne trouvais guère sympathique, avait déclaré en ma présence : « Possible qu'elle ait reçu une dingue, elle était moins sauvage avec les filles qu'avec les hommes ! ».

Cette remarque m'avait frappée comme une insulte. Je n'étais pas certaine d'avoir bien compris, mais le sous-entendu flagrant m'avait bouleversée, d'autant plus qu'il m'était destiné. Il était vrai que Johanne ne m'avait jamais confié ses aventures masculines alors même que Julie, une autre étudiante que je connaissais peu, m'avait demandé mon avis sur un Français qui lui courait après et était venue me rendre compte en détail lorsqu'elle avait fini par sortir avec lui. Johanne était très – voire trop – discrète sur le sujet et il m'était venu à l'idée qu'elle n'aimait peut-être pas les hommes. Mais notre relation assidue était sans ambiguïté. Nous étions deux bonnes amies qui s'appréciaient et prenaient plaisir à être ensemble, écumant les centres d'achats, les Dunkin Donuts et les Dairy Queens. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de songer au curieux passe-temps de Johanne qui pouvait la mettre en relation avec une foule de pervers et de déséquilibrés. Depuis que Jacques Delorme était venu m'apprendre la nouvelle de sa mort, je n'avais eu ni le goût ni le loisir de m'intéresser aux dialogues sur Internet, mais j'en avais discuté avec Eva.

‒ Tu connais le Chat ? lui avais-je demandé en baissant la voix comme s'il s'agissait d'une société secrète.

‒ Oui, bien sûr, je l'utilise parfois pour discuter avec Thomas. C'est moins cher que le téléphone.

Thomas, son frère, vivait en Allemagne, et elle ne l'avait revu que l'unique fois où il était venu au Québec.

Elle m'avait jeté un regard interrogateur.

‒ Tu veux que je t'apprenne à t'en servir ? C'est très simple…

‒ Non, je l'ai déjà utilisé. C'est Johanne qui m'a montré, avais-je répondu. Elle s'en servait souvent pour discuter avec des inconnus.

‒ Oh, je vois ! avait répondu Eva d'un air pensif.

‒ Tu ne crois pas qu'elle aurait pu rencontrer quelqu'un qui l'aurait localisée ?

‒ C'est peu probable. Si quelqu'un t'importune, tu peux t'en débarrasser facilement et il ne peut pas savoir où tu es.

J'insistai car je savais qu'en France, le Minitel rose avait fait des victimes, trop confiantes, trop imprudentes, trop isolées.

‒ Son courrier électronique précisait son nom véritable. Ce n'était pas très prudent…

‒ Et alors ? avait répondu Eva qui tentait visiblement de me rassurer. C'est pareil pour beaucoup de gens.

‒ Oui, mais dans Yahoo, il apparaît sur chacun de tes messages.

Elle avait réfléchi un moment puis m'avait rétorqué :

‒ Rien n'indiquait que c'était vraiment son nom, et même si tu as raison, elle n'était pas à son adresse habituelle au moment du meurtre, donc la théorie ne tient pas !

Je lui fis remarquer que son pseudonyme, johebert, en disait assez long sur ses origines et qu'il suffisait à l'assassin d'avoir reçu un e-mail de Johanne pour avoir son nom de famille et donc, son adresse précise. Son numéro de téléphone n'était pas sur liste rouge et n'importe qui pouvait y accéder par le 411, l'annuaire canadien. Ma remarque avait fissuré la belle assurance d'Eva qui avait murmuré après un moment de réflexion :

‒ Tu devrais peut-être le dire à la police…

La discussion en était restée là et, toutes deux, nous avions replongé le nez dans nos lectures respectives. Du moins essayions-nous de travailler car, depuis l'annonce de la disparition tragique de notre camarade, plus personne n'avait le goût à l'ouvrage au laboratoire.

Je n'étais guère plus inspirée dans mes évolutions théâtrales : j'avais de plus en plus de mal à me faire au personnage de Cléonice et le metteur en scène commençait à regretter de m'avoir confié un tel rôle. Je ne pouvais pas lui en vouloir car je me sentais vide et manquais de patience. Le courant n'avait jamais bien passé avec Louise Jalbert qui incarnait Lysistrata, et la première répétition de l'année avait failli tourner au pugilat. J'espérais seulement que les funérailles mettraient un terme à ma démotivation en scellant pour toujours le destin de Johanne.

 

Je fus arrachée à mes pensées par un brusque mouvement de la voiture qui chassait sur la route glissante. Eva avait freiné un peu brusquement dans une descente et sa propulsion avait lourdement dérapé sur la surface gelée. Elle ralentit l'allure et laissa la Chrysler du professeur Lavigne nous distancer. Bientôt, un panneau nous annonça que nous arrivions à Saint-Siméon tandis qu'un indicateur lumineux précisait que la liaison fluviale avec Rivière-du-Loup était fermée. L'embardée avait réveillé Anthony.

‒ On est à quelle place ? demanda-t-il d'une voix pâteuse.

‒ A Saint-Siméon. Il reste encore presque deux cents kilomètres, répondis-je en désignant la carte que je tenais à moitié pliée sur mes genoux.

Il se dégagea des manteaux que nous avions entassés à l'arrière.

‒ J'ai faim, il est midi passé. Y-a-tu un McDo par icite ?

Jetant un coup d'œil circulaire, je cherchai le grand "M" jaune, mais ne le vis nulle part.

‒ Je ne crois pas, mais on trouvera bien un dépanneur pour acheter des sandwiches. Nous ne sommes pas en avance et la route ne s'améliore pas.

Dans la rue principale, nous dénichâmes un magasin d'alimentation. Je descendis acheter notre repas tandis qu'Anthony faisait les cent pas dans la neige en fumant une cigarette. J'étais glacée après cette longue immobilité forcée et me réfugiai le plus vite possible dans la boutique où régnait une douce chaleur. J'y retrouvai Jean Lavigne et Pierre-André, le technicien du laboratoire, qui étaient venus eux aussi au ravitaillement.

‒ Les autres dorment, m'expliqua Pierre-André, alors on se relaye avec Jean. Ça fait un boute jusqu'à Hébertville.

Jean Lavigne hocha la tête et me jeta un regard bleu d'une infinie tristesse. Il paraissait encore plus maigre que d'habitude et il semblait qu'une saute de vent aurait suffi à le renverser.

‒ J'aimerais bien être ailleurs, me dit-il.

J'acquiesçai.

‒ Oui, mais on se doit d'y aller, continua-t-il d'un air résigné.

Je savais que c'était la seconde fois qu'il enterrait un de ses étudiants. Quelques années auparavant, un jeune du nom de Nicolas s'était fracassé lors d'un vol en deltaplane. Pourtant, je soupçonnais que la tragédie que nous vivions soulevait une émotion plus grande encore car il ne s'agissait pas d'un accident. Cette fois, le coupable n'était pas la maladresse ou la fatalité.

Nous payâmes nos achats puis reprîmes la route qui me semblait d'autant plus hasardeuse que j'avais pris le volant. Je maudissais intérieurement les services de déblaiement qui, par facilité sans doute, laissaient une mince couche de neige sur le bitume où elle dégelait et reprenait sans cesse en masse en formant une croûte dure et glissante. Enfin, aux abords de Chicoutimi, nous retrouvâmes une belle route exempte de glace qui se déroulait sur la neige comme un ruban de réglisse sur une nappe immaculée. Je forçai l'allure car il nous restait plus d'une heure de trajet pour atteindre notre destination.

Hébertville était un village plat et triste malgré le ciel tout bleu. Situées en bordure de la route 169, les maisons basses étaient empêtrées dans un fouillis de fils électriques et téléphoniques. Le paysage était identique aux photos que m'avait envoyées Johanne quelques jours plus tôt, mais la mélancolie de l'hiver avait fait place à la tristesse du trépas.

Nous arrivâmes au salon funéraire peu de temps avant l'heure prévue pour la cérémonie. Le hasard nous valut d'entrer en même temps qu'une femme brune, soutenue par un homme d'une cinquantaine d'années et une jeune fille qui avait le même regard que Johanne. Le doux visage de la femme était ravagé par le chagrin et je compris qu'il s'agissait de sa mère. Elle me jeta un regard plein d'espoir, comme si j'avais pu ramener sa fille à la vie, et cette supplique silencieuse ne fit qu'ajouter au malaise que j'éprouvais depuis Chicoutimi. Je ne pouvais lui apporter que des mots de réconfort, quelques souvenirs que j'avais de son enfant et une peine que je partageais avec elle.

J'entrai dans le salon, tremblante et glacée. L'ambiance qui y régnait me prit de court. Je n'étais guère familière des veillées funèbres car ma grand-mère était décédée alors que j'avais sept ans et je n'en avais que peu de souvenirs. Pourtant, je ne pus m'empêcher d'être choquée par la lumière trop crue, le décorum très kitsch et les discussions soutenues, presque bruyantes. Les gens s'interpellaient sans retenue, se tapant sur l'épaule, s'esclaffant, parlant de choses et d'autres sans paraître témoigner un minimum de respect à la défunte. J'aperçus le cercueil au moment même où Viviane Deschamps se détournait du corps en criant :

‒ Ce n'est pas possible, ce n'est pas ma fille !

Elle fondit en larmes dans les bras de son autre enfant tandis qu'un silence de crypte écrasait soudain la salle.

Je m'étais approchée du corps qui paraissait intact car il était embaumé, mais en le contournant, je découvris les longues balafres roses qui striaient son visage de cire. A l'expression faussée qui me faisait presque douter qu'il puisse s'agir du corps de Johanne, je devinai que les os de son visage avaient été fracassés. Peut-être avait-elle eu réellement la chance d'être tuée sur le coup.

Je suivis le reste de la cérémonie dans un état second, ne versant aucune larme alors même qu'Eva sanglotait près de moi et que Jean Lavigne reniflait bruyamment dans mon dos. Face à nous dans l'assistance, une grande femme aux cheveux gris me regardait avec tant d'insistance que j'en fus gênée. Elle semblait me connaître mais son visage austère ne me disait rien. Seuls ses yeux clairs me dévisageaient avec une curiosité qui me mettait mal à l'aise. Je finis par l'ignorer, mettant cette impolitesse sur le compte de l'émotion.

Il n'y eut pas d'office religieux car Johanne Deschamps n'était pas baptisée et n'avait jamais pratiqué une quelconque religion. Elle avait souhaité être incinérée et il en fut ainsi. Nous en avions parlé un jour alors que nous évoquions l'accident de Lady Diana que Johanne admirait beaucoup :

‒ La seule chose que je trouve plate, c'est qu'elle se soit faite ensevelir. Y a bien assez qu'elle soit morte dans un tunnel ! Je supporte pas ça, les tunnels, et encore moins les ascenseurs. Je crois que même morte, je n'accepterais pas d'être dans un cercueil…

‒ Tu préfères être incinérée ? avais-je demandé.

‒ Oui, pour être bien certaine d'être morte. Pas toi ?

‒ Je ne sais pas. Je n'ai jamais vraiment songéà ma propre mort. De toute façon, je n'ai pas très envie de me retrouver dans le salon, exposée sur la cheminée.

‒ C'est fun comme idée ! s'était exclamée Johanne en riant. Si on me brûle, c'est pour disperser mes cendres au vent.

Ce soir-là, nous avions beaucoup ri et un peu trop bu. C'était quelques semaines avant Noël.

Après une brève cérémonie profane, nous accompagnâmes Johanne pour son dernier voyage car Hébertville ne disposait pas d'un crématorium. Le soleil bas éclaboussait la campagne d'une lumière rougeoyante. Le cortège de voitures sombres suivit le corbillard sur la dizaine de kilomètres qui nous séparaient d'Alma. Dans la voiture, chacun restait prostré, comme si ce gros soleil rouge qui dansait derrière les arbres devait allumer partout des incendies avant de s'engloutir pour toujours dans le Lac Saint-Jean.

A la sortie du crématorium, j'avais encore les oreilles emplies du ronflement sourd des flammes que la musique d'ambiance n'avait pas couvert tout à fait. Peu à peu, la nuit tombait, accrochant des étoiles dans les branches. Sur les rives du lac pris par les glaces et tellement enneigé qu'il était difficile de deviner où finissait la terre, la mère de Johanne éparpilla au vent les cendres de sa fille qui s'envolèrent comme des flocons de neige. Le silence était lourd et les seuls bruits audibles étaient le sifflement du vent dans les herbes gelées et le crissement de la neige tassée par des dizaines de paires de bottes.

A la fin de la cérémonie, alors que je m'apprêtais à rejoindre mes compagnons, je sentis une présence dans mon dos. Je me retournai et tombai nez à nez avec la mère de Johanne. Je devinai, un peu en retrait, sa sœur et l'homme qui devait être son père.

‒ Anne, Anne Doreman ? me demanda-t-elle.

Ses yeux étaient humides, rouges et gonflés.

‒ Oui, c'est moi, je suis tellement désolée, bégayai-je.

‒ Je suis Viviane Deschamps, Johanne m'avait beaucoup parlé de toi.

Je remarquai que Johanne avait adopté le patronyme de sa mère et non celui de son père, ce qu'elle était en droit de faire. J'en fus étonnée, mais n'en laissai rien paraître.

‒ Tu lui as manqué, je crois…

Je sentis un nœud se former dans mon estomac. Si j'avais accepté l'invitation de Johanne à me joindre à elle pour les fêtes, j'aurais peut-être pu éviter ce drame en lui portant secours le soir du meurtre… Ou alors, peut-être serais-je morte moi aussi. Je n'eus pas la force de répondre quoi que ce soit à ce reproche caché. Je regardai Viviane Deschamps d'un air hagard. Sur son visage ravagé par le chagrin, on devinait les mêmes traits fins, le même petit nez et les mêmes grands yeux verts que Johanne, mais son regard paraissait vide et son expression semblait devoir s'affaisser à tout moment, comme de la cire ramollie.

‒ T'es ben fine d'être venue depuis Sherbrooke, poursuivit-elle. Les routes sont tellement glissantes ! Johanne adorait le ski et le patin mais elle haïssait la glace sur la route.

Les phares des voitures qui manœuvraient étiraient son sourire triste. Son regard s'était soudain égaré dans les brumes du passé. Elle s'y perdrait sans doute plus d'une fois avant que, malgré tout, le temps n'assourdisse sa douleur. Elle émergea brutalement de ses souvenirs :

‒ Sais-tu où dormir cette nuit ? Je suppose que vous ne repartez pas à Sherbrooke à soir

‒ Nous avons loué des chambres à l'université de Chicoutimi, répondis-je.

J'omis de lui dire qu'il n'y avait pas assez de place pour nous six et que, mis à part Jean Lavigne qui dormait à l'hôtel, l'un d'entre nous était en surnombre et passerait la nuit sur la moquette.

‒ Veux-tu rester chez nous ? me proposa-t-elle. Ce n'est pas très grand, mais il n'y a personne d'autre. Presque toute notre famille est au pays. Tu pourras dormir dans la chambre de Johanne, elle est libre maintenant…

J'hésitai, mais elle insista :

‒ Je suis certaine que Johanne l'aurait voulu. Tu étais son amie…

Je précisai :

‒ Sa meilleure amie, je crois.

J'acceptai finalement, trop heureuse de régler le problème du logement, un peu gênée cependant de violer l'intimité d'une famille brisée par le chagrin. Je prévins Jean Lavigne, à qui Viviane Deschamps murmurait quelques mots de remerciement, et récupérai mon sac.

Une ombre imposante s'approcha de nous. Je reconnus la femme qui m'avait reluquée sans retenue au funérarium. Ses yeux luisant dans le pinceau des phares semblaient une fois encore rivés sur moi. La mère de Johanne la salua avec une sorte de retenue et se retourna pour nous présenter :

‒ Voici Janice.… Anne, l'amie de Johanne.

Elle se contenta de hocher la tête. Les deux femmes échangèrent quelques mots puis Janice s'approcha de l'homme qui nous suivait et lui serra le bras avant de disparaître dans la nuit. Viviane Deschamps soupira :

‒ Rentrons à maison, il se fait tard.

Puis désignant l'homme et la jeune fille qui l'accompagnaient :

‒ C'est Normand Gagné, mon beau-frère, et Laure, ma fille.

Normand Gagné avait une stature massive et le visage fermé. Je me demandai qui il était exactement et que représentait vraiment Janice pour lui.

Viviane Deschamps devina mon interrogation et y répondit au moins partiellement :

‒ Johanne n'avait plus de père… Elle ne t'avait pas dit ?

‒ Non, mais je ne l'avais jamais questionnée sur ce sujet.

J'évitai de préciser que je ne lui avais jamais parlé de son père simplement parce que je n'avais pas voulu qu'elle me retourne la question. Je n'aimais pas étaler ma peine et mes problèmes et Johanne était trop optimiste pour s'attarder sur ce qui avait pu assombrir son existence.

‒ Son père nous a quittées il y a sept ans, dit-elle d'un ton amer. Je ne sais pas où il est présentement et je ne veux pas le savoir. Le rencontrer ici n'aurait pas allégé ma douleur, au contraire.

Je ne sus quoi répondre. L'espace d'un instant, j'avais cru entendre ma propre mère. Je me demandai soudain si mon père serait venu à mes funérailles. Après tout, qu'y avait-il de plus intéressant chez une morte que chez une vivante, sinon que vous pouviez pleurer sur elle pendant une heure pour avoir bonne conscience et qu'après, elle vous fichait la paix ?

Nous rejoignîmes le stationnement couvert de neige. La nuit était tombée et le froid s'abattait sur le lac. Le vent courait de maison en poteau et venait gifler ma peau et taillader mes lèvres comme la lanière d'un fouet. Alors que nous atteignions un vieux Chrysler Voyager à la carrosserie mangée par le sel, deux hommes s'avancèrent vers nous. Le plus grand salua Viviane Deschamps tandis que son compagnon, qui paraissait nettement plus jeune, me regardait avec curiosité. Je soutins son regard. Il avait des cheveux filasse et une petite moustache qui barrait son museau de rat. Je devinai immédiatement qu'il s'agissait de policiers.

‒ Quelles nouvelles ? demanda mon hôtesse.

‒ Toujours rien de neuf, répondit le plus vieux. Personne n'a rien vu, rien entendu. On a fouillé tout le secteur, les poubelles, les fossés et les abords de la 169 mais il n'y a pas trace de l'arme.

‒ Il y a deux semaines qu'elle a été tuée… Espérez-vous encore trouver quelque chose ? insista Viviane Deschamps.

L'autopsie avait en effet nécessité le transport du corps jusqu'à la morgue de Québec et cela avait pris du temps avant que le permis d'inhumer ne soit délivré.

L'enquêteur se tortilla en marmonnant :

‒ On espère un témoignage, que quelqu'un se souvienne avoir vu un véhicule suspect.

‒ Hésiteriez-vous encore ?

Il se rebella et jeta à son interlocutrice un regard exaspéré :

‒ De quoi parlez-vous ? L'affaire a été solutionnée, Madame.

La mère de Johanne soupira et se raidit face aux deux policiers. Le grand parut soudain s'apercevoir de ma présence et me demanda :

‒ Êtes-vous Anne Doreman ?

‒ Oui, répondis-je interloquée.

Tout le monde semblait savoir qui j'étais et cela me mettait mal à l'aise.

‒ Je suis le caporal Couillard de la Sûreté du Québec de Chicoutimi et voici l'agent Chiasson. Je suis chargé de l'enquête sur le meurtre de Johanne Deschamps.

J'eus le plus grand mal à retenir un sourire en entendant les patronymes de mes interlocuteurs mais fort heureusement, une saute de vent me fit grimacer. Les policiers ne semblèrent pas se formaliser de ma mimique qui soulageait bien involontairement la trop grande tension contenue en moi. Couillard poursuivit :

‒ Le professeur Lavigne nous a dit que vous comptiez passer la nuit à Hébertville.

‒ Je suis invitée, répondis-je, sur la défensive.

‒ J'aurais besoin d'entendre votre témoignage.

‒ Pour quelle raison ? J'étais à Sherbrooke au moment du drame…

‒ Sans doute, mais en absence de témoin direct, nous essayons de trouver une piste.

‒ Votre collègue de Sherbrooke m'a déjà interrogée…

Il ignora ma remarque.

‒ Nous aimerions discuter avec vous de cette regrettable – il hésita – de cette triste affaire.

‒ Ce ne sera pas long, renchérit l'agent Chiasson de sa voix aigrelette, fortement marquée par l'accent du Lac Saint-Jean. Nous avons aussi demandé au Professeur Lavigne de venir témoigner, ainsi qu'à Anthony Lapointe.

‒ Disons demain 11 heures ? Cela vous laisse le temps de venir à Chicoutimi. C'est sur votre chemin, je pense, conclut Couillard.

‒ J'y serai, dis-je d'un air sombre, sentant que je n'avais pas le choix. Si ça peut vous aider…

Après nous avoir salués, les deux hommes s'éloignèrent. Alors que je me sanglais dans le monospace, je les aperçus qui s'installaient à bord d'une grosse Chevrolet Caprice Classic. Régent Couillard avait enlevé sa chapka et je devinais son crâne dégarni qui luisait sous la lumière du plafonnier, cerné par une couronne de cheveux grisonnants.

‒ Ne t'inquiète pas, me dit la maman de Johanne en se tournant vers moi, ils interrogent tout le monde. Tu connaissais Johanne et eux ne savent pas grand-chose.

‒ S'ils te croient…, ajouta Laure qui s'était installée à mes côtés.

Je ne compris pas bien le sens de sa remarque.

Nous roulâmes sans mot dire depuis Saint-Gédéon où nous avions dispersé les cendres de la défunte. Aux abords d'Hébertville où les lampadaires dessinaient des reflets fugaces dans l'habitacle, je devinai le profil épuisé de Viviane Deschamps qui se découpait dans ce clair-obscur orangé. A ma droite, Laure fondit en larmes tandis que Normand Gagné se trémoussait sur son siège.

Ce soir-là, j'aurais volontiers vidé mon compte en banque pour me trouver de l'autre côté de l'Atlantique.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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