CAM@RDAGE (chapitre 6)
Christophe Dugave
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Le caporal Régent Couillard était beaucoup plus maigre qu'il ne semblait la veille au soir, engoncé dans son parka. Il paraissait presque fluet derrière son bureau et, même s'il était bien plus grand que moi, il ne m'impressionnait guère avec son air triste et mou. Il regardait mon passeport d'un air absent tout en jouant avec son crayon et je le soupçonnais de me faire lanterner pour se venger de mon retard.
Il avait neigé toute la nuit et nous n'avions atteint Chicoutimi qu'à midi passé, après un pénible trajet derrière une déneigeuse qui soulevait des gerbes de poudreuse et ne dégageait que la largeur d'une voie. A la demande de la mère de Johanne, Normand m'avait conduite au quartier général de la Sûreté du Québec. Il n'avait pas caché sa mauvaise humeur et n'avait pas desserré les dents de tout le voyage. Visiblement, il n'aimait pas conduire par ce temps et je ne pouvais lui en tenir rigueur. La route était glissante et la neige pulvérisée se plaquait contre le pare-brise où les essuie-glaces peinaient. J'étais arrivée à ma convocation avec une heure de retard et avais attendu encore une demi-heure que le caporal Couillard veuille bien me recevoir. Sans doute était-il en train de se restaurer car lorsque j'entrai enfin dans son bureau, l'atmosphère embaumait le ketchup et les oignons chauds. Une boîte de soda traînait sur sa table et quelques miettes étaient éparpillées sur un dossier. A sa demande, je lui avais fourni mon passeport dont il tournait et retournait les pages.
‒ Vous êtes venue au Québec pour des études, n'est-ce pas ? me demanda-t-il sans relever la tête.
Pour la seconde fois en moins d'un quart d'heure, je lui expliquai les raisons de mon séjour. Bien sûr, je passai sous silence les motivations trop personnelles et gardai secrète l'existence de mon père. Mes réponses semblaient le laisser insatisfait, en perpétuelle attente de détails supplémentaires, et de grands blancs venaient émailler notre dialogue. Au bout d'un moment, je craquai et déclarai avec une pointe d'agressivité :
‒ Venir au Québec ne m'a pas réservé que de bonnes surprises, loin de là !
‒ Que voulez-vous dire par "surprises" ?
‒ Eh bien, je voulais dire…
Il m'avait poussée à la faute. Je bafouillai :
‒ Tout le monde semble penser que j'étais la petite amie de Johanne…
Son regard s'était allumé.
‒ Et ce n'était pas le cas ?
‒ Non, je n'avais même pas envisagé la possibilité…
‒ Mais Johanne Deschamps y avait pensé, elle, n'est-ce pas ?
‒ Oui, enfin, je crois…
‒ Vous croyez ?
‒ Sa mère et sa sœur y ont fait allusion.
Je renonçai prudemment à mentionner mes incursions dans le courriel de Johanne ainsi que nos discussions sur la tchatche. Je ne craignais pas vraiment d'avoir des ennuis puisque personne ne m'avait posé de question à propos de son ordinateur mais je n'appréciais guère la manière qu'employait Couillard pour me tirer les vers du nez. J'étais de plus en plus persuadée que Johanne avait rencontré son meurtrier sur Internet et je n'avais pas envie de perdre sa piste en étant obligée de restituer le portable et de dévoiler le pseudonyme et le mot de passe de johebert. Je n'avais confiance en personne, pas plus en la police qu'en quiconque, d'autant plus que je ne connaissais pas les lois qui me protégeaient au Canada.
Mon interlocuteur restait pendu à mes lèvres. Visiblement, il attendait que je lui en dise davantage.
‒ Sa mère et sa sœur, répéta-t-il. Les avez-vous détrompées ?
‒ Sa sœur, oui. Je lui ai dit qu'il n'y avait rien eu entre nous. Nous étions seulement amies… C'est possible, non ?
‒ C'est possible mais surprenant quand on sait que, d'après Delorme, tout le monde au département de chimie vous considérait comme sa blonde… Ou plutôt devrais-je dire sa chum ?
J'ignorai la remarque perfide mais une bouffée de chaleur m'enveloppa et je sus que j'étais devenue rouge comme une pivoine.
‒ Ils se trompent ! Tout le monde s'est bien trompé en croyant qu'Anthony était son copain.
‒ Anthony ? Vous voulez parler d'Anthony Lapointe ?
Je sautai sur l'occasion :
‒ Oui, en fait, il connaissait Johanne depuis bien plus longtemps que moi. C'est à lui qu'il faudrait poser ces questions.
Je me mordis aussitôt les lèvres, consciente d'avoir rejeté mon problème sur quelqu'un d'autre comme on passe une patate chaude. Pourtant, la réponse du caporal Couillard me soulagea un peu.
‒ Nous recueillons aussi son témoignage.
‒ Avez-vous une piste ?
Il sourit avec froideur, me regardant droit dans les yeux.
‒ Je ne peux pas divulguer d'informations relatives à une affaire en cours. A propos, de quoi d'autre avez-vous parlé avec la mère et la sœur de Johanne ?
‒ Nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour discuter. Sa maman m'a seulement parlé de sa jeunesse, de ses jouets de petite fille dans sa chambre, vous savez, toutes ces choses auxquelles une mère pense quand sa fille vient de mourir…
‒ Vous êtes allée dans sa chambre ?
‒ J'y ai même dormi, il n'y avait pas de place ailleurs.
‒ Et avec sa sœur ?
‒ Elle m'a appris que Johanne avait été violée par son père…
Couillard baissa la tête et manipula quelque chose sur son bureau. Je m'aperçus que toutes mes déclarations avaient été enregistrées sans qu'il m'en ait averti et je me demandais si tout cela était bien légal. Il prit un air exaspéré.
‒ L'homme a toujours nié…
‒ Évidemment, la police n'a pas cru Johanne sur parole, remarquai-je avec amertume. Si elle avait dit qu'elle se sentait menacée, personne ne l'aurait crue non plus, je suppose, et pourtant…
Le policier afficha son exaspération :
‒ Écoutez, Mademoiselle Doreman, je ne pense pas que vous disposiez de tous les éléments pour discuter de cette affaire, qui, je vous le rappelle, a été jugée ! Cela dit, le viol n'est pas toujours facile à prouver. Cette fois-ci, c'est d'un meurtre dont je m'occupe et, contrairement à ce que vous sous-entendez, je ne vois aucune raison de relier les deux affaires.
Je me souvins que Viviane Deschamps avait mentionné que Couillard avait participé à l'enquête sur le viol de Johanne, sept ou huit ans auparavant. Il connaissait le problème bien mieux que moi qui n'en avais appris que quelques bribes la veille au soir.
Il sembla se calmer et son ton baissa d'un cran :
‒ Vous a-t-elle dit qu'elle se sentait menacée ?
‒ Non, répondis-je, elle ne s'est même jamais alarmée de quoi que ce soit. Je crois seulement qu'elle n'était pas assez prudente.
Consciente de m'aventurer en terrain glissant, je tentai de corriger le tir sans que l'enquêteur s'aperçoive de mon trouble et enchaînai :
‒ Elle a bien été tuée dans sa cuisine, n'est-ce pas ? Enfin, c'est sa mère qui m'a raconté cela.
‒ En effet…
‒ Eh bien, elle a ouvert sans méfiance alors qu'il faisait nuit.
‒ C'est ce qui nous préoccupe. Avez-vous observé cette porte ?
J'avouai ne pas y avoir fait attention. Le policier m'expliqua :
‒ Contrairement à la porte d'entrée, elle est presque totalement vitrée et on voit parfaitement qui se présente, même lorsque la nuit est tombée : il y a un éclairage extérieur et celui-ci fonctionnait le soir du meurtre, en tout cas, la lampe éclairait lorsque nous sommes arrivés. Nous avons même vérifié que l'ampoule n'avait pas été déconnectée pour simuler une panne, mais la corrosion avait grippé le culot. Il y avait donc de la lumière.
‒ Vous voulez dire que Johanne connaissait son meurtrier ?
‒ C'est tout à fait possible. Cela exclut donc qu'elle ait ouvert à son père parce que, pour autant que je sache, elle ne tenait pas à le rencontrer. Elle savait qu'il lui était interdit de les approcher, elle et sa sœur. Mais nous interrogeons tous les gens qui lui étaient familiers : parents, amis, collègues…
Il me fixa tout à coup et comme il ne m'avait guère regardée en face jusque-là, je me sentis transpercée par son coup d'œil soupçonneux :
‒ Oùétiez-vous l'après-midi du 31 décembre ?
Je faillis lui demander s'il me considérait comme suspecte mais je n'en fis rien, craignant qu'il ne me réponde par l'affirmative. Je me contentai de dire :
‒ Chez moi et sans témoins. J'ai dormi une partie de la journée car je revenais de Boston et la route avait été difficile à cause de la neige. Il y a au moins quatre personnes qui pourront témoigner de ma présence à Sherbrooke à partir de 7 heures du soir et pendant toute la durée du réveillon.
Je lui donnai les noms et les coordonnées d'Eva, Benoît, Nancy et Danièle.
‒ C'est correct, nous vérifierons, dit-il sur un ton dans lequel je crus percevoir une certaine déception.
Régent Couillard me posa ensuite toute une série de questions sur les habitudes et les fréquentations de Johanne, comme si j'avais été sa seule et unique amie. Il semblait du reste que "interrogatoire" était plus approprié que "recueil de témoignage" pour définir ce que je subissais, bien que mise hors de cause. Sans doute la fatigue et la pression qu'exerçait sur moi ce policier tatillon pouvaient-elle expliquer le fait qu'à aucun moment je ne parlai de l'ordinateur de Johanne, ni ne mentionnai ses activités sur Yahoo Bavardage. Tout d'abord, je n'y avais pas pensé puis j'avais eu peur que nos rendez-vous virtuels soient mal interprétés. Le temps passant, je prenais conscience que cet oubli pourrait m'être reproché ensuite, mais j'avais le sentiment qu'il était déjà trop tard et je renonçai à aborder le sujet.
Lorsqu'il en eut fini avec Johanne, ce qui lui prit plus d'une heure, il commença de s'intéresser à Anthony. Il me demanda sans ambages :
‒ Est-ce un garçon violent ?
‒ Violent ? Je ne crois pas… Pas à jeun en tout cas !
‒ Vous voulez dire qu'il a un problème d'alcool ?
‒ Non, je ne pense pas qu'il boive de manière régulière mais je sais seulement que cela lui arrive…
A nouveau, j'eus conscience d'être allée trop loin et l'enquêteur s'en aperçut.
‒ Cela lui est arrivé le 31 décembre ?
Je lui racontai la soirée du réveillon au Kudsak tout en maudissant mes paroles imprudentes qui risquaient de mettre un innocent dans l'embarras. Anthony n'était pas un assassin, j'en étais persuadée, car si Johanne avait été tuée à 4 ou 5 heures du soir à Hébertville, il était parfaitement impossible que son meurtrier ait regagné Sherbrooke deux heures plus tard. Mais cette idée ne sembla pas effleurer le caporal Couillard qui s'entêta :
‒ Vous a-t-il importunée ? A-t-il eu des gestes ?
‒ Non, il était seulement un peu collant et trop excité. Il m'a gâché la soirée mais uniquement parce qu'il était ivre. Ce n'est pas quelqu'un de méchant.
Le policier se renversa sur sa chaise et soupira :
‒ A quel point le connaissez-vous ?
‒ Assez peu, en fait. Je ne le voyais qu'en présence de Johanne.
‒ Alors, comment pouvez-vous être certaine qu'il ne puisse pas devenir violent sous l'emprise de l'alcool ou par simple dépit amoureux ? Parfois, les hommes deviennent fous à force d'être repoussés ou laissés pour compte…
‒ Vous semblez oublier que Johanne est morte vers 16 heures et qu'Anthony se trouvait au Kudsak moins de trois heures plus tard, rétorquai-je. C'est un délai bien court pour parcourir une telle distance…
‒ Erreur, nous savons seulement qu'elle était probablement déjà morte à cette heure-là. Viviane et Laure Deschamps ont quitté la maison vers 13 heures.
Un flot de bile me submergea et mon cœur se mit à battre la chamade.
‒ Vous ne pensez tout de même pas qu'il ait pu la tuer d'une manière aussi barbare !
‒ Je ne pense rien, mademoiselle Doreman. Je rassemble des témoignages, je recueille des indices et, en m'aidant des conclusions des médecins pathologistes, j'envisagerai un certain nombre d'hypothèses qu'il me faudra tester, jusqu'à trouver la solution, c'est-à-dire le coupable…
Je maudissais ce policier borné qui avait fait une accusation d'une remarque anodine.
‒ Même s'il l'avait assassinée à 13 heures, comment aurait-il fait pour être à Sherbrooke seulement cinq heures plus tard ? Il n'avait pas de voiture…
‒ Il a emprunté l'auto de ses parents… Emprunté n'est d'ailleurs pas le mot juste car il est parti avec la Ford Explorer de son père sans lui demander son avis. Seulement, il a chargé son essence sur sa carte bancaire et il a fait le plein à Québec à 16 heures 32 !
Je tentai vainement de défendre Anthony, mais le policier semblait avoir réponse à tout.
‒ Soit, m'exclamai-je, paniquée à l'idée que chacune de mes remarques enfonçait un peu plus Anthony. Il a couvert, sur la neige, deux cent cinquante kilomètres en à peine deux heures, mais pouvait-il franchir la distance de Québec à Hébertville en aussi peu de temps ? Il y a presque quatre cents kilomètres !
‒ Par la route 175 qui traverse le parc des Laurentides, la distance est deux fois moins grande et la voie était dégagée ce jour-là.
Je restais muette de stupeur. L'homme s'en rendit compte et me jeta un regard victorieux. Je me ressaisis :
‒ Il a peut-être de la famille dans la région…
‒ Toute sa famille est originaire des Cantons de l'Est. Il n'avait pas de raison précise d'aller à Québec, sinon celle de se rendre au Lac Saint-Jean pour y retrouver Johanne…
‒ Pourquoi me dites-vous tout ça ? demandai-je sans douceur. Je croyais que vous n'aviez pas le droit de divulguer des informations…
Il me jeta un regard ironique, pourtant ma remarque parut l'agacer :
‒ Parce que cela vous concerne, directement.
‒ …
‒ Vous êtes témoin dans cette affaire et vous persistez à vouloir défendre Anthony Lapointe.
‒ Parce que je suis persuadée qu'il n'a rien à voir dans tout ça.
‒ Vous êtes témoin, mais vous auriez pu également être victime : c'était peut-être Johanne ou vous !
‒ Ne dites pas cela !
Je frissonnais en pensant à cette loterie macabre et me demandais si elle avait eu un sens dans un autre esprit aussi retors que celui du policier qui m'interrogeait. Je n'arrivais toujours pas à comprendre comment Anthony avait pu tuer Johanne à Hébertville en début d'après-midi et se retrouver complètement ivre au Kudsak à 7 heures du soir, mais les chiffres se mélangeaient dans ma tête et perdaient toute signification.
‒ Pourquoi pas moi alors ? demandai-je, hébétée.
‒ Parce qu'il espérait pouvoir vous séduire. Il savait que Johanne était homosexuelle et qu'il n'avait aucune chance auprès d'elle, mais il avait un doute en ce qui vous concernait. Et puis aussi parce qu'il était trop connu à l'université et aux Nouvelles Résidences.
Je songeai que la presse avait mentionné le fait que le tueur devait être gaucher car la plupart des impacts avaient été portés sur le côté droit du corps. Écrivant moi-même de la main gauche, je remarquai toujours ce détail chez les gens que je côtoyais et, pour autant que je me souvienne, ce n'était pas le cas d'Anthony. Mais une nouvelle fois, Couillard fit objection.
‒ Nous n'en sommes pas tout à fait certains. Il peut avoir frappé sa victime de la main gauche tout en la maintenant avec sa main droite.
Son ton était glacial. Visiblement, mes efforts pour innocenter Anthony l'agaçaient de plus en plus.
Ce que m'avait raconté Johanne le 25 décembre me revint en mémoire. Sans préciser que nous avions discuté via Internet, car je craignais que cela ne soit mal interprété, j'en fis part à Couillard.
‒ Je me souviens d'une chose…
‒ Oui ? fit-il d'un air intéressé.
‒ Johanne a parlé d'une auto-stoppeuse qu'elle aurait embarquée.
Il plissa les yeux.
‒ Une auto-stoppeuse, pas un homme, êtes-vous certaine ?
‒ Oui, elle m'a dit que c'était une Française elle aussi, une Marseillaise. Elle allait à Dolbeau. Elles se sont rencontrées alors que Johanne faisait le plein.
‒ Savez-vous à quelle station-service ?
‒ Non…
L'enquêteur se tassa dans son siège, l'air contrarié.
‒ J'imagine que vous pouvez la retrouver…, murmurai-je.
Il balaya l'air d'un geste impatient.
‒ En effet !
J'insistai :
‒ Nous ignorons si elle est allée jusqu'à Dolbeau. Peut-être est-elle revenue en arrière, peut-être a-t-elle suivi Johanne jusque chez elle.
‒ Pour la tuer une semaine plus tard ?
‒ Pourquoi pas…
Il demeura pensif puis me regarda dans les yeux.
‒ Avez-vous son signalement ?
‒ Johanne ne me l'a pas décrite en dehors du fait qu'elle était brune, avouais-je.
‒ C'est peu pour lancer un avis de recherche. Et puis, il manque le principal…
‒ …
‒ Le motif. Elle devait avoir une bonne raison de tuer votre amie après tant de temps.
L'idée que Johanne l'avait trouvée à son goût et lui ait fait des propositions me traversa l'esprit et je trouvai l'idée monstrueuse et fort improbable : la malheureuse semblait bien timide en amour. De plus, cela n'expliquait pas que Johanne ait été assassinée après autant de temps.
Régent Couillard me regarda avec un air blasé et je sus qu'il ne considérerait pas sérieusement cette piste.
A cet instant précis, un homme entra dans le bureau. Il se pencha vers Couillard et lui glissa quelques mots à l'oreille. Bien qu'il me tournât le dos, je reconnus immédiatement l'agent Chiasson.
Le Caporal Couillard me lança un regard froid mais je sentis qu'il jubilait.
‒ Je crois que vous serez finalement citée comme témoin : Anthony Lapointe vient d'avouer.
A suivre...
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