CAM@RDAGE (chapitre 9)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

9

 

 Je dormis très mal cette nuit-là. Johanne, Josée, Estelle, Anthony et Bernard se croisaient dans des cauchemars aberrants qui me rappelaient la réalité d'une manière effrayante. Je retrouvais les mêmes personnages lorsque je restais éveillée de longues minutes, tremblante dans le noir, tentant de démêler le réel de l'imaginaire. J'allumai la lumière mais n'arrivais pas à me concentrer suffisamment pour lire. Chaque recoin semblait dissimuler la silhouette inquiétante de Bernard Pilotte, me guettant, tapi dans l'ombre, sa hache à la main. Je savais que c'était injuste et idiot ; pourtant, la question m'obsédait : malgré ses poèmes et sa gentillesse apparente, de quoi était-il vraiment capable ? Il m'était d'autant plus facile de tout imaginer à ce sujet que je ne savais pas situer les limites de sa maladie. Je n'appréciais pas toujours la manière dont il me regardait et si les yeux étaient la fenêtre de l'âme, je n'aimais pas ce que j'y voyais certains jours.

En ce qui me concernait, je flirtais avec la paranoïa. Je téléphonais régulièrement à mon père et raccrochais si Estelle répondait. J'hésitais à écrire de peur qu'elle n'intercepte les lettres. Et chaque fois que je pensais à Johanne et au vide qu'elle avait laissé dans sa famille, je revoyais le ténébreux Normand Gagné, son oncle. Jusqu'à quel point le sort qui l'avait frappé avait-il perverti son esprit et gâté sa raison ? J'avais l'impression d'être entourée de fous et je pensais bien devenir folle moi-même. Mon envie de retourner en France devenait chaque soir plus pressante mais, chaque matin, le soleil me redonnait un peu de la confiance que j'avais perdue. Aussi, lorsque je me levai ce samedi-là, j'avais un peu moins peur, un peu moins mal aussi, et la détermination avait pris le pas sur mes craintes. Je voulais savoir ce qui était réellement arrivé à Johanne au cours de la soirée du 31 décembre et ce qui s'était passé peu avant, lorsque mon amie passait de longues heures sur la tchatche. « La guerre serait l'affaire des femmes ! ». J'avais souscrit un forfait Internet et j'étais bien décidée à m'en servir pour essayer de démêler l'écheveau qui me mènerait peut-être sur la piste du tueur.

Tandis que je connectais l'ordinateur, une voiture de la sécurité passa devant l'immeuble en faisant craquer la glace qui s'était accumulée sur les bas-côtés de la route. J'ouvris les rideaux. Un soleil pâle réveillait l'aube glaciale. Il devait faire aux alentours de –30°C comme cela arrive parfois au cœur de l'hiver. Abandonnant à regret la lumière presque divine qui éclaboussait la façade, je me retournai vers le portable qui luisait dans l'ombre. Celui-ci répondit à ma première sollicitation et tandis qu'il se connectait à Internet, je me fis chauffer de l'eau sur une petite plaque électrique que j'avais installée sur le plan de travail. J'accédai à la messagerie de johebert en utilisant son mot de passe. Lorsque j'ouvris sa boîte aux lettres, mon cœur cessa de battre l'espace d'un instant et mon sang se glaça dans mes veines. Bien qu'il n'ait pas été annoncé sur la page d'accueil, il y avait un nouveau message. Et s'il n'était pas signalé, c'est qu'il avait déjà été lu ! J'étais bien certaine que la boîte aux lettres était totalement vide lorsque j'avais inspecté la messagerie de Johanne pendant mon séjour à Hébertville. Le message provenait d'une certaine "kathymini" et était accompagné d'une pièce jointe au format jpg. Le texte était très court :

 

Date: Sat 20 jan 2001 08:12:56 -800 (PST)

De:  "Smith Wesson"

 

Objet: Hello!

A: "Johanne Deschamps"

 

 

Hello Joan!

Comme j'ai promi, voila une photo de moi quand je pense a toi. J'espere que tu repondra bientot avec un autre photo de toi en attache.

Your little kitten

Kathy

 

Comme il était facile de le deviner en repérant ses curieuses tournures et ses fautes de frappe, kathymini devait être anglophone. J'ouvris la photo attachée en pièce jointe et découvris une jeune femme d'environ vingt-cinq ans, totalement dénudée ; sa pose était suggestive. Je devinai ce qu'elle tenait dans la main et compris ce qu'elle faisait avec. Mais plus que le contenu pornographique qui ne me choquait guère, c'était l'apparente fragilité de la jeune fille qui m'interpellait. Elle était très blonde avec une large frange qui lui couvrait le front. Jolie mais trop maigre, elle avait un visage pâle, presque maladif, des yeux étranges et un sourire artificiel. En la voyant, je me sentis troublée car j'imaginais que Johanne se livrait au même petit manège, échangeant des photos érotiques avec ses correspondantes. Je n'avais pas à la juger mais je lui en voulais de ne pas avoir assumé son homosexualité et de s'être ainsi retranchée derrière le paravent de l'anonymat.

Je remarquai le smiley souriant qui m'indiquait que ma correspondante était en ligne. Sans réfléchir, j'activai Yahoo Bavardage en usurpant, une fois encore, l'identité de mon amie défunte et choisis le salon de discussion des lesbiennes.

A cette heure matinale, les internautes françaises étaient majoritaires et je savais que des pseudonymes suggestifs comme "lachaude", "magalie69" ou "minoujoli" cachaient bien souvent des hommes parmi lesquels se trouvait peut-être celui que je cherchais. Bien qu'elle n'apparût pas au nombre des connectées, je fus avertie de la présence de kathymini qui devait figurer dans la liste des correspondantes privilégiées de Johanne. Elle me contacta quelques secondes plus tard.

 

kathymini : Hello tu vas bien?

johebert : Bien, et toi ?

 

Je m'étonnai que ma correspondante ne me reproche pas mon long silence puisque Johebert n'était pas apparue sur la tchatche depuis le début de l'année. Je le lui fis remarquer :

 

johebert : Ça faisait longtemps…

kathymini : C'est que j'ai manque (I missed u)! Lol!

 

Je précisai :

 

johebert : Je veux dire, ça fait longtemps qu'on n'a pas discute.

kathymini : Depuis hier soir!

 

J'écarquillai les yeux, n'osant croire ce que je lisais. Je compris qu'elle avait communiqué la veille avec quelqu'un se faisant passer pour Johebert. Ce n'était bien évidemment pas moi car, depuis plusieurs jours, je n'avais plus osé toucher à l'ordinateur. Il ne me fallait guère d'imagination pour supposer que son correspondant de la veille était aussi le meurtrier de Johanne.

 

kathymini : Tu te souvien pas???

johebert : Si bien sur !!!

kathymini : Tu fatigue? (r u tired?)

johebert : C'est un joke !

 

J'avais besoin de réfléchir, mais je ne voulais pas perdre ma correspondante. Bien que ce ne soit pas dans mes habitudes, je mentis avec une facilité déconcertante.

 

johebert : Cela m'a paru long sans toi…

kathymini : Oh, you are lovely!

 

Bien qu'elle me trouvât adorable, je décidai de botter en touche :

 

johebert : Ca t'ennuie si on remet notre discussion a ce soir ?

kathymini : Pourquoi, tu n'es pas seule?

johebert : Si mais je dois aller travailler

kathymini : Un samedi matin ? je croyai que tu es etudiante???

 

Je tentai de rattraper ma maladresse :

 

johebert : Oui mais je dois aller au laboratoire

kathymini : Ce soir je sor. Demain soir?

johebert : Ok, vers quelle heure ?

kathymini : 10:00 pm, OK?

 

J'acceptai le rendez-vous : j'avais besoin de gagner du temps. Le sang battait dans mes tempes tandis que des étoiles dansaient devant mes yeux. Je sentais monter un début de migraine. Mes idées s'enchevêtraient et je ne parvenais plus à tenir un raisonnement cohérent.

Je descendis à la cuisine car je n'avais pris qu'un petit café et je me sentais faible et vaguement nauséeuse. Je tentai d'avaler quelque chose mais ni le pain grillé, ni les corn-flakes ne me tentaient et je finis par aller vomir dans l'évier. Tandis que je m'essuyais le visage, j'eus soudain la sensation d'une présence dans mon dos. Je me retournai et étouffai un cri. Eva se tenait derrière moi, me dévisageant avec un regard effaré. Je m'effondrai en pleurs dans ses bras, à la limite de l'hystérie, et lui racontai toute l'affaire.

‒ C'est impossible, c'est impossible, me dit-elle en secouant la tête. Et tu n'as rien dit à la police ?

Je haussai les épaules.

‒ Quand ils m'ont appris la mort de Johanne, je n'ai pas pensé à ce maudit ordinateur ; c'était une telle surprise ! J'étais assommée.

‒ Mais il faut leur dire ! s'exclama Eva avec autant de bonne foi que de naïveté.

‒ Je ne sais plus quoi faire. Trop de temps s'est écoulé. Objectivement, j'ai dissimulé des preuves dans une enquête sur un homicide. Je n'ai pas envie d'être emprisonnée ni expulsée ; trop de choses me retiennent encore ici.

‒ Je comprends, murmura Eva en me prenant par les épaules.

‒ Tu ne comprends pas ! m'écriai-je en me dégageant et en lui prenant les mains. Sans le vouloir, je me suis rendue complice d'un fou qui repère ses victimes par Internet. Il se fait sans doute passer pour une femme, leurs envoie des photos censées le représenter pour les mettre en confiance. Ce n'est pas très difficile, on en trouve des milliers sur le Net. Il lie connaissance – peut-être cela prend-il plusieurs semaines – puis il finit par avoir suffisamment de renseignements sur elles pour savoir comment elles s'appellent et où elles habitent.

‒ Mais comment fait-il pour trouver leur mot de passe ?

‒ Facile, la plupart des gens utilisent le prénom de l'être aimé. J'ai bien réussi à découvrir le mot de passe de Johanne alors qu'elle venait de le changer.

‒ Je comprends plus que tu ne crois, me dit-elle avec un sourire amical. Je sais que ce n'est pas de ta faute.

Mais je ne me trouvais aucune excuse.

‒ Anthony a été arrêtéà cause de moi. D'abord, je l'ai accusé involontairement et en plus, je cache des informations qui pourraient aider à l'innocenter. Si j'avais parlé tout de suite…

‒ Ne dis pas de bêtises. Ils l'ont arrêté parce que son emploi du temps était suspect. N'oublie pas qu'il est alléà Québec, alors pourquoi pas jusqu'à Hébertville ?

Je pensais au malheureux Anthony, arrêté et toujours détenu car le juge de paix avait refusé sa libération sous caution malgré la mobilisation des étudiants, du corps professoral et d'une partie de l'opinion qui le croyaient innocent. J'objectai :

‒ Tu sais très bien qu'il n'est pas gaucher, or la police et les journalistes ont répété que le tueur avait utilisé sa hache de la main gauche.

Des images de la lourde lame fendant l'air et s'abattant sur Johanne s'imposèrent. Du sang, des morceaux de cervelle et de chair giclaient contre les murs et se répandaient sur le linoléum. Je fermai les yeux pour tenter d'échapper à cette vision d'horreur.

‒ Habille-toi, me dit doucement Eva en posant la main sur mon épaule. Allons faire un tour.

Elle ajouta en s'efforçant de prendre un ton enjoué :

‒ Et couvre-toi bien ! On annonce -37 °C au vent ce matin.

L'air glacé me mordit cruellement le visage, la seule partie de mon corps laissée sans protection. Les narines me brûlaient à chaque inspiration. Un vent acéré comme une lame de rasoir renforçait l'impression de froid intense. Sur le boulevard de l'Université, de rares voitures nous dépassaient en crissant sur la neige gelée, laissant sur leur passage un nuage de vapeur blanchâtre qui tournoyait en longues volutes peu à peu dispersées par le vent. Nous restâmes silencieuses, arpentant la rue Galt-Ouest. Dans le prolongement du pont Jacques Cartier, nous contemplâmes un long moment la rivière Magog et le lac des Nations, figés par les glaces. Sur les quais, en ville et dans la zone industrielle, la fumée des cheminées s'inclinait vers le sud-est dans un ciel étonnamment bleu, traçant les couleurs d'un drapeau du Québec à la grandeur du pays. Je respirai à pleins poumons jusqu'à ce que les bronches me brûlent et que j'en sois étourdie.

‒ Que vas-tu faire ? me demanda Eva sans me regarder.

‒ Je crois que je n'ai pas le choix, dis-je d'un air sombre. Je vais contacter la Sûreté du Québec et leur remettre l'ordinateur.

‒ Comment vas-tu expliquer le fait que tu ne l'aies pas fait avant ?

‒ Je ne sais pas encore…

Je frappai nerveusement le sol enneigé avec mes après-skis, projetant des éclats de glace jusqu'à dégager sous mes pieds une portion de bitume grisâtre que je fixai d'un air perdu.

‒ J'espère qu'ils comprendront que je n'ai pas mesuré l'importance que cela pouvait avoir…

‒ C'est normal, tu étais bouleversée, me dit Eva d'un air rassurant.

‒ J'espère qu'ils seront aussi compréhensifs que toi !

Nous continuâmes de nous promener jusqu'à être fourbues et glacées. Lorsque je rentrai dans ma chambre, je m'allongeai sur mon lit et, fixant le plafond, tentai de remettre un peu d'ordre dans mon esprit confus. Je me levai tout à coup, jetai mon parka sur la chaise et allumai l'ordinateur. Tandis que le système s'initialisait, je cherchai furieusement une boîte de disquettes. Ce que j'allais faire me faisait le même effet que de violer une sépulture, mais je savais que je n'avais pas le choix.

Le cœur battant, j'explorai le disque dur de l'ordinateur, passant en revue tous les dossiers, et, lorsque j'avais un doute, tous les fichiers qu'ils contenaient. Je ne fus pas surprise de constater que les dossiers de Johanne n'étaient pas plus organisés que sa vie. Retrouver des fichiers suspects relevait du travail de bénédictin. Je sélectionnai les fichiers graphiques, me souvenant que Johanne en avait elle-même envoyé à ses correspondantes. Après une heure de recherches infructueuses, je découvris enfin une série de fichiers jpg et Giff dont le contenu ne laissait subsister aucun doute. J'avais déjà vu de telles scènes car, l'année précédente, certains petits malins de ma promotion s'étaient amusés à bombarder mon courriel de photos suggestives. Pourtant, il ne s'agissait plus ici de plaisanteries de potaches mais d'éléments apparemment anodins qui avaient engendré une tragédie. L'idée même que Johanne ait pu prendre du plaisir à regarder ces photos me décontenançait. Chaque fichier que j'ouvrais me dévoilait une nouvelle scène pornographique et, sans être prude, je finissais par en être écœurée. J'avais envie d'éteindre cet ordinateur qui me dévoilait sans retenue une face de Johanne que je n'avais pas envie de connaître, mais une petite voix me disait que je devais continuer. C'est ainsi que, presque par hasard, je découvris les portraits.

Je cliquai sur le premier d'entre eux qui s'intitulait "Johan.jpg" et lorsque le visage de Johanne apparut à l'écran, mon cœur se serra. Son opulente chevelure châtain encadrait un visage ovale illuminé par ses grands yeux verts. Elle paraissait tellement vivante qu'il m'était difficile d'admettre que ce n'était qu'une illusion. Mais la Johanne que j'avais connue n'était plus là et je n'étais pas vraiment certaine qu'elle ait existé. Sur une autre photo, je reconnus Kathy, sa correspondante trop blonde et trop maigre. En ouvrant le troisième fichier, je fis la connaissance d'"iland_iland", une très belle jeune femme brune aux yeux couleur noisette. Elle avait des traits réguliers, des pommettes hautes et des lèvres sensuelles qui lui donnaient des allures d'Amérindienne. Je me demandais comment une aussi belle fille, qui devait avoir le monde à ses pieds, pouvait être homosexuelle mais je me repris en songeant que cela n'avait rien à voir. Elle avait fait un choix dans sa vie et n'avait pas besoin de l'affirmer en se donnant des apparences de camionneuse. Après tout, Johanne était belle aussi. Je recopiai les trois portraits sur une disquette, anticipant une éventuelle confiscation de l'ordinateur par la police.

La suite de mes recherches ne m'apprit rien de nouveau et après trois heures, je trouvai la moisson bien maigre. Visiblement, la majorité des informations qui auraient pu me permettre de comprendre ce qui s'était passé se trouvaient dans le courriel de Johanne et étaient donc irrémédiablement perdues. J'étais décidée à contacter la police et je m'en voulais de ma stupidité : qu'avais-je espéré ? Résoudre l'enquête ? Arrêter l'assassin ? Le cœur battant, je décrochai le téléphone et composai le numéro que Jacques Delorme m'avait laissé mais je n'obtins aucune réponse. Après quelques sonneries, mon appel fut transféré vers un répondeur qui m'indiqua les horaires d'ouverture de la Sûreté du Québec, de la Régie Automobile et du CAA et me précisait qu'en cas d'urgence, il me fallait composer le 911. Comme j'insistai, une standardiste décrocha. Je pris conscience que la communication avait été automatiquement basculée sur le centre de secours. Je demandai à parler à Jacques Delorme.

‒ Le caporal Delorme n'est pas là présentement mais vous pourrez le joindre lundi. Voulez-vous que je transfère votre appel à un enquêteur de permanence ? répondit une voix de femme.

‒ Non, je voulais lui parler personnellement…

‒ Dans ce cas, je vais prendre vos coordonnées et il vous rappellera.

‒ Non, c'est inutile, répondis-je, c'est moi qui le contacterai.

‒ Comme vous voulez.

Je raccrochai en me morigénant de ne pas avoir demandé le numéro de la SQ à Chicoutimi. Delorme m'avait paru plus sympathique que Couillard et Chiasson mais, en désespoir de cause, il me restait les enquêteurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

Je trouvai finalement le numéro que je composai non sans appréhension. Le même message me fit patienter jusqu'à ce que le standard daigne prendre en compte mon appel. C'était une voix d'homme, grave et bien timbrée. Il me passa immédiatement Régent Couillard dont la voix sèche et nasillarde me mit mal à l'aise. Un instant, je fus tentée de raccrocher sans me présenter mais c'était trop tard. J'avais franchi le pas et ne pouvais plus reculer. Je lui dépeignis la situation aussi simplement que possible. A ma grande surprise, il ne se formalisa guère de mon oubli.

‒ En résumé, dit-il, Johanne Deschamps surfait sur Internet où elle échangeait des photos osées. Ça n'a rien d'illégal, du moment que ses correspondantes étaient majeures…

‒ Mais vous ne comprenez pas ! m'écriai-je. Je pense que l'une de ses correspondantes a pu effectuer suffisamment de recoupements à son insu pour connaître sa véritable identité, la localiser et savoir qu'elle serait seule le soir du 31 décembre.

‒ L'une de ses correspondantes ou alors un homme se faisant passer pour une femme, corrigea le policier.

‒ Cela vous paraît impossible ?

‒ Non, mais c'est une hypothèse comme une autre. Lorsque nous sommes intervenus sur la scène de crime, l'ordinateur était éteint.

‒ Le tueur a pu l'éteindre lui-même…

‒ Possible, mais il n'a pas laissé de traces. A ma connaissance, on n'a trouvé aucun indice au-delà de la cuisine.

‒ Vous voulez dire qu'on en a trouvé dans la cuisine ? demandai-je pleine d'espoir.

Mais Régent Couillard ne répondit pas à ma question.

‒ En tout cas, poursuivit-il, ce n'était pas bien difficile de savoir comment s'appelait votre amie et où elle habitait. C'était spécifié en toutes lettres dans son courriel. C'est même étonnant qu'elle n'ait jamais été importunée avant le soir du réveillon.

‒ Elle ne m'en a jamais parlé.

A l'autre bout de la ligne, je sentis le policier soupirer.

‒ Ça ne vous paraît pas être une piste intéressante ? dis-je en montrant mon agacement.

J'avais envie de lui demander s'il attendait une nouvelle victime mais je n'en fis rien.

‒ Je n'ai pas dit cela, répondit-il, mais nous suivons d'autres pistes toutes aussi plausibles.

Cette fois-ci, je m'abstins de demander quelles étaient ces "autres pistes". Il poursuivit :

‒ Nous examinerons aussi cette possibilité. J'imagine que l'on peut récupérer les informations qui ont été effacées avec les messages adressés à Johanne Deschamps.

Une fois de plus, ma spontanéité me joua un mauvais tour :

‒ Alors, vous n'avez pas besoin de l'ordinateur ?

‒ Si bien sûr, je demanderai à Delorme de passer le chercher lundi.

Je me maudis tout en enfonçant mes ongles dans mes paumes jusqu'à ce qu'ils y laissent des marques profondes et rouges. J'enrageais ; une fois encore, j'avais parlé sans réfléchir. J'allais me retrouver sans moyen d'aller sur la Toile. Muette, sourde et aveugle, c'était mon destin et je ne l'avais pas volé !

En toute hâte, j'allumai l'ordinateur de Johanne. Lundi semblait arriver à une vitesse folle et j'espérais trouver quelque chose avant le passage de Jacques Delorme. Le problème était que je ne savais pas vraiment ce que je cherchais. Ma seule chance était de me connecter sur Bavardage et de me faire passer pour mon amie. J'espérais ainsi que, figurant en tant que contact privilégié d'un certain nombre d'internautes, ceux-ci seraient avertis de ma présence et viendraient me rejoindre comme cela avait été le cas avec kathymini. Je comptais aussi dénicher la liste des cyber-relations de Johanne. Cela devait être possible, mais je ne savais pas comment m'y prendre.

Je passai toute l'après-midi du samedi puis la journée du dimanche sur la tchatche, sans même me retourner pour voir le temps qu'il faisait, et lorsque l'obscurité me força à allumer la lumière, les premiers signes de fatigue oculaire me vrillèrent les yeux ; mon sang battait dans mes tempes, annonçant l'arrivée imminente d'une migraine carabinée. J'avais finalement déniché la liste des correspondants réguliers de Johanne mais, contrairement à ce que j'avais imaginé, ils étaient peu nombreux. En plus de kathymini et d'iland_iland, dont j'avais trouvé les photos, figuraient les pseudonymes de "joliemome_ca" et d'"hellodit", mais je ne croisai aucun d'entre eux dans le labyrinthe des réseaux informatiques. De guerre lasse, j'abandonnai l'ordinateur quelques instants pour faire bouillir de l'eau et versai le contenu d'un sachet de soupe chinoise aux nouilles qui, je l'ignorais alors, allait devenir mon souper ordinaire pendant plusieurs mois. L'appétit vint en mangeant et, quand arriva l'heure de mon rendez-vous avec Kathy, j'avais vidé en plus la moitié d'un pot de glace Häagen-Dazs aux noix censé me faire la semaine, si bien que j'arrivais en retard dans les salons de discussion pour mon rendez-vous avec kathymini.

Ma correspondante m'avait devancée. Son accueil me prit de court.

 

kathymini : Tiens, Joan, je te croyais morte!!!

 

Cette remarque me  figea ; je ne savais quoi répondre.

 

kathymini : Oui, depuis le temps qu'on a pas chate!

 

Elle me gratifia d'un smiley hilare et je compris alors qu'elle se payait ma tête. Elle ajouta :

 

kathymini : Tu as reçu le message que j'ai envoye hier a toi?

johebert : Oui

kathymini : Et c'est tout?

 

Je réalisai que Kathy attendait de ma part que je réagisse à la photo qu'elle avait jointe à son courriel.

 

johebert : Tu es superbe sur la photo

kathymini : Superb ? tu es bizar aujourd'hui. D'habitude, tu es plus enthusiastic. Tu es sur que sa va?

 

Je tentai de rattraper ma bourde :

 

johebert : Je veux dire que tu m'as excitee

kathymini : Ah! jusqu'a quel point?

 

Je ne savais quoi répondre. Non pas que je manquais d'imagination en la matière. Comme tout un chacun, je pouvais être vulgaire même si les termes crus ne me venaient pas spontanément à la bouche, mais j'ignorais jusqu'où je pouvais aller avec cette correspondante dont je ne savais rien et qui semblait si bien connaître Johanne. Elle vint involontairement à mon secours :

 

kathymini : 2 mn je reviens

 

J'attendis en entamant un paquet de gâteaux au chocolat que j'avalai machinalement tout en guettant le retour de Kathy. Lorsque j'eus englouti le dernier biscuit, dix minutes avaient passé et j'étais inquiète. Avait-elle flairé la supercherie ? Johanne et elle avaient-elle un code que je n'avais pas respecté ? Ou alors, feignait-elle d'être occupée pour me localiser sans que je m'en aperçoive ? Je n'avais aucun moyen de le savoir et ignorais même si cela était possible. L'écran de l'ordinateur était couvert de messages qui m'étaient adressés, que je me mis en devoir d'éliminer. La plupart provenaient d'hommes esseulés et de quelques rares femmes qui me souhaitaient le bonsoir. Je profitai de ce temps mort pour consulter une nouvelle fois le profil de ma correspondante. Elle annonçait vingt-quatre ans, disait vivre à Montréal mais ne mentionnait aucun nom ni adresse. Je la reconnus sur la photo avec ses mèches trop blondes et son visage pâle. Vêtue d'un T-shirt immaculé et d'un pantalon blanc, elle ressemblait à un fantôme.

Un quart d'heure s'était écoulé sans que kathymini réapparaisse et je m'apprêtais à changer de salon lorsque la fenêtre de ses messages s'anima enfin.

 

kathymini : Me voila ! je repondais au telephone

johebert : Ok, je t'attendais en mangeant

kathymini : Es-tu chez vous presentement ?

johebert : Dans ma chambre

kathymini : A Sherbrooke ?

johebert : Oui, à l'universite

kathymini : J'ai une idee. Voudrais-tu qu'on se rencontre ?

 

Je fus soudain prise d'une angoisse irrépressible. Je ne savais pas expliquer pourquoi, mais j'avais l'impression de discuter avec une autre personne. Le style était différent, le ton avait changé. Je regardai la fenêtre de dialogue et les lignes qui s'accumulaient puis tout à coup, je compris :

« Elle ne fait pas de fautes d'orthographe. Elle respecte les espaces avant certaines ponctuations. Ce n'est pas elle ! me dis-je tandis qu'un frisson me secouait l'échine ».

Et d'un mouvement brusque, j'arrachai le câble de connexion, comme s'il avait pu conduire jusqu'à moi l'assassin et sa hache ensanglantée.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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