CAM@RDAGE (chapitre 20)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

20

  

L'assassinat de Nathalie Bombardier fut annoncé le jour même. Plus que l'atroce sentiment de culpabilité, une question me taraudait l'esprit : comment l'assassin avait-il pu identifier bombon_cherie ? Elle semblait inconnue de Johanne et si, bien sûr, elle faisait partie de ma liste d'amis, il était bien peu probable que le tueur ait décodé mon mot de passe pour y parvenir. A moins bien sûr qu'il ait fait partie du personnel employé par Yahoo, mais j'imaginais que la police avait envisagé cette possibilité. A force de retourner le problème dans ma tête lorsque le désespoir me laissait assez de lucidité, je finis par comprendre que la solution était infiniment plus simple. Nathalie et moi discutions souvent à des heures où la tchatche n'était plus fréquentée que par des internautes canadiens et leur faible nombre nous conduisait souvent à nous trouver isolées sur un salon. Parfois, de nouveaux arrivants s'égaraient dans notre dialogue : peut-être le psychopathe se trouvait-il parmi eux ? Anadore n'était pas difficile à localiser puisque, pour augmenter mes chances de succès, je faisais tout pour me rendre voyante. Me détecter revenait immanquablement à identifier mes correspondantes ! A la peine s'ajoutait donc la rage d'avoir été prise à mon propre piège.

Au laboratoire et pendant mon temps libre, je ne m'éloignais guère du poste de radio et surfais sur Internet pour parcourir les sites de la presse canadienne. De retour aux Résidences, je me ruai sur la télévision et c'est ainsi que je découvris qui était vraiment la troisième victime du "tueur à la hache", comme chacun l'appelait à présent.

Isabelle Landry était la fille de Lucie Perrault, la troisième femme du richissime Robert Landry. Elle avait été élevée avec sa demi-sœur, issue d'un premier mariage, lorsque sa mère était subitement décédée. Isabelle ne semblait avoir manqué de rien sauf de l'essentiel : d'une mère trop tôt disparue et d'un père trop occupé par ses affaires. La jeune femme avait grandi, gâtée et privée de repères, et elle aurait pu mal tourner si elle n'avait été passionnée d'arts plastiques et douée d'un don véritable pour la peinture. Elle était ainsi entrée aux beaux-arts – la section arts visuels de l'université Laval – et avait rapidement émergé du lot, d'abord remarquée par ses professeurs, puis par un public averti. Les mauvaises langues ne se privaient d'ailleurs pas de laisser entendre qu'Isabelle devait avant tout sa réussite à son père, mais le succès grandissant de ses expositions à Ottawa, Toronto, Boston puis New York montrait bien qu'elle avait le talent et l'envergure d'une artiste de renommée mondiale.

Isabelle habitait le centre-ville de Québec et logeait dans un appartement de la rue Saint-Louis qui lui servait aussi d'atelier. Elle exposait ses œuvres dans une vraie galerie d'art que Robert Landry lui avait achetée rue Sainte-Anne. Depuis la mort de l'artiste, l'endroit était devenu un lieu de pèlerinage pour les curieux de tous poils après avoir été le point de ralliement de la jet set québécoise qui ne tarissait pas d'éloges sur la jeune prodige. De son vivant, certaines de ses peintures se vendaient déjà fort cher et la jeune peintre avait réussi à faire taire les esprits chagrins et les envieux en versant le fruit de toutes ses ventes à une association caritative. C'était une jeune fille sans histoires et si occupée que j'avais du mal à croire qu'elle ait eu le temps de surfer sur Internet.

En revanche, son père était sans doute l'une des personnalités les plus contestées du Québec et du Canada tout entier. Il semblait avoir autant d'ennemis que d'actions. Sa chance en bourse, que d'aucuns jugeaient suspecte, lui avait valu de s'attirer l'animosité de bon nombre de ses confrères, mais c'était malgré tout un homme craint et respecté. On l'avait surnommé "le Vieux Loup" mais, d'après la seule photo que j'avais vue de lui, il ressemblait plutôt à un vieil ours trop gras où seuls les yeux noirs et vifs témoignaient de la grandeur passée. Car le vieux loup souffrait d'un cancer du poumon en phase terminale qui achevait de lui ôter son dernier souffle. Je comprenais pourquoi les enquêteurs s'étaient tant intéressés à Isabelle Landry car on pouvait fort bien suspecter qu'elle avait fait les frais d'une vengeance ou d'un règlement de comptes.

Bien entendu, on parlait beaucoup moins de Nathalie Bombardier qui n'avait pas eu la chance d'avoir des parents fortunés. Malgré son nom prestigieux, homonyme d'un grand groupe industriel canadien, elle était issue d'un milieu modeste et avait été contrainte de travailler à mi-temps comme vendeuse dans un magasin Métro pour se payer ses études de commerce.

Les deux meurtres avaient suscité une émotion très vive dans la population universitaire et chacun réagissait de façon épidermique ; je n'échappai pas à la vague de panique tout en me sentant bien sûr plus impliquée que quiconque. Quatre victimes avaient été découvertes et nous redoutions tous d'apprendre qu'on avait retrouvé une nouvelle femme atrocement mutilée. La police laissait entendre que la série n'était pas close ; le tueur n'était plus au Lac Saint-Jean et, depuis qu'il était descendu à Montréal, nous n'étions plus séparés de lui que par cent cinquante petits kilomètres.

Curieusement, la tragédie avait rapproché les membres des Résidences et les uns s'étaient, tout à coup, préoccupé du sort des autres. L'actualité jouait le rôle de ciment entre nous, plus sûrement encore que les soirées billard et les "soupers d'étage". Les portes de nos chambres restaient ouvertes. Nous avions investi les couloirs et l'escalier car nous n'avions guère confiance dans les rares agents de la sécurité qui faisaient leur ronde. De la fin d'après-midi jusque tard dans la soirée régnait une curieuse ambiance. Nous discutions, nous montions la garde, nous guettions l'intrus, l'indésirable, le suspect. L'ambiance ne devait pas être bien différente dans les autres blocs. Je n'avais pas revu Bernard Pilotte et j'en étais heureuse car je m'interrogeais sur son comportement dans un tel climat. Je me demandais aussi quelle aurait été la réaction des autres…

Les journaux télévisés rassemblaient toute la troupe dans la salle de repos. Un grand silence ponctué de cris d'angoisse ou de murmures de mécontentement accueillait les propos du porte-parole de la SQ ou du ministre de la Sécurité Publique. Une multitude de journalistes spécialisés et de psychologues se relayaient à l'antenne, se faisant parfois rassurants, mais le plus souvent alarmistes. Un psychiatre notamment nous prédisait une suite apocalyptique. C'était un homme rond au visage rougeaud cerné par un collier de barbe qui lui donnait un air de patriarche un peu inquiétant.

«  La plupart des tueurs psychopathes respectent un rituel très précis qu'ils reproduisent scrupuleusement à chaque fois, disait-il. Cela n'exclut pas des "améliorations", des mises au point. On le voit bien dans le cas qui nous intéresse. Les victimes ont été tuées par un nombre bien précis de coups de hache, dix-sept exactement, mais les premiers coups portés sont mortels. Le reste est de la rage pure. Toutefois, l'assassin reste lucide et garde le contrôle de la situation. Le chiffre dix-sept doit avoir une signification précise que nous ne cernons pas présentement. Les femmes sont retrouvées à moitié dénudées, bras et jambes écartés, et les trois dernières ont été violées ; du moins y a-t-il eu simulacre de viol. Il n'y a aucun autre indice, ce qui signifie que le tueur est organisé. Il n'a pas fureté dans l'appartement ou la maison. Il ne cherche pas non plus à camoufler son forfait. Exhiber ainsi le résultat de ses actes lui donne du pouvoir, de la puissance. Il défie la police et par là même l'ensemble de notre société.

‒ Les femmes sont de jeunes étudiantes, commenta un reporter. Peut-on imaginer que le meurtrier fréquente l'université ?

‒ C'est possible mais il peut aussi s'agir d'une coïncidence. Les étudiants utilisent beaucoup l'Internet et il semblerait que ce soit la porte d'entrée de l'assassin…

‒ En effet, reprit le présentateur qui menait le débat. Les différents services de police de la province ont diffusé des mises en garde à ce propos.

Une journaliste se mêla à la conversation :

‒ Est-ce ce qui explique que les victimes soient physiquement très différentes ?

‒ C'est très possible, répondit le psychiatre. Il n'a peut-être pas le choix. Cela tendrait à confirmer que l'aspect sexuel n'a que relativement peu d'importance, du moins au sens où on l'entend habituellement.

‒ Les deux premiers meurtres étaient espacés de trois semaines environ… Il semble que la fréquence augmente…

‒ En effet. La plupart des tueurs en série respectent un délai plus ou moins long entre chaque crime, ce qui les différencie des tueurs de masse ou des tueurs compulsifs. Cependant, il n'est pas rare que l'on observe des périodes de sommeil et des périodes de résurgence. Malheureusement, celles-ci sont difficiles à prévoir. Peut-être n'est-ce aussi qu'une question d'opportunités. Le meurtrier semble évoluer sur Yahoo Bavardage et les victimes potentielles au Québec n'y sont pas si nombreuses.

‒ Pourquoi se limite-t-il aux salons de discussion de Yahoo ?

‒ Ça, il faudrait le lui demander, je ne suis ni un tueur ni un spécialiste en informatique !

‒ Rappelons, ajouta la journaliste, que les responsables de Yahoo Canada ont d'abord décidé de fermer temporairement l'accès aux salons de Yahoo Bavardage à la demande du ministère. Ils ont cependant rappelé que le forum était un espace de liberté, ce qui n'exclut en aucun cas les mesures de prudence comme, par exemple, ne jamais divulguer son nom et son adresse.

Après un court silence, la journaliste intervint à nouveau. Elle posa la question qui nous brûlait les lèvres:

‒ D'après vous, peut-on craindre de nouveaux assassinats ?

Le psychiatre prit une pose avantageuse, pontifiant, fort de l'importance que lui donnait l'événement.

‒ C'est à craindre, en effet, à moins que la police ne fasse quelque chose de vraiment significatif.

S'ensuivit un dialogue entre les différents intervenants du débat.

‒ Il semble en effet que de ce côté, les choses n'avancent pas beaucoup malgré les mesures prises par le Ministère de la Sécurité Publique, aussi bien au niveau provincial que fédéral, reprit un autre journaliste qui ressemblait à un bûcheron tout droit sorti de sa coupe.

‒ Vous voulez dire qu'on pourrait s'acheminer vers une interdiction pure et simple des dialogues en direct sur Yahoo Canada ? demanda le présentateur.

‒ Cela ne servirait à rien tant que les autres salons francophones resteraient accessibles. Et nous savons bien que les internautes pourraient se retrouver sur les salons anglophones. On ne peut pas bloquer la tchatche sur le Web sauf si on bloque les moyens d'accès. C'est impensable, cela reviendrait à annihiler tout le transfert de l'information. La seule mesure efficace ne doit être prise que par les internautes eux-mêmes : la prudence ».

Suivait un message de la Sûreté du Québec qui récapitulait quelques précautions de bon sens destinées à éviter que de tels drames se reproduisent. Pourtant, je me demandais si l'assassin, anticipant les mesures gouvernementales, n'avait pas déjà sélectionné ses futures victimes. Et si ce n'était pas le cas, je savais que, quoi qu'il arrive, suffisamment de jeunes femmes étaient prêtes, consciemment ou non, à ne pas suivre les recommandations de prudence. Je faisais partie de celles-là. Ma décision était prise : j'allais jouer la chèvre, mais cette fois-ci, la chèvre aurait des cornes. Avec ce que m'avait expliqué Jacques Delorme, j'en savais assez pour mesurer jusqu'où ne pas aller.

Nous nous levâmes à la fin de l'émission, mais personne ne voulut jouer au billard ou s'essayer au piano. Je m'aperçus que Josée Miousse, qui ne nous fréquentait pas souvent, s'était jointe à nous. Elle paraissait tendue, inquiète, et tirait nerveusement avec sa main gauche sur ses longues boucles noires. Personne ne songea à éteindre le poste de télévision et bientôt, les commentaires couvrirent les messages publicitaires.

‒ Hey, Est-y fou cet'homme là ! s'écria Jamie Bérard qui occupait une chambre du dernier étage.

‒ Chrême ! C'est ben certain qu'il est fou mais tsé, c'est pas pour ça que la SQ va le pogner, répondit Gilles Desbien, un occupant du dessous des toits de l'immeuble voisin.

‒ Y zont parlé d'un témoin, qui c'est d'après vous ? demanda Sonia Li, une jeune Eurasienne qui suivait elle aussi les cours de maîtrise du département de chimie.

‒ Aucune idée, dit Sylvaine Adam en haussant les épaules. Peut-être que c'est un suspect. Les policiers sont assez épais pour entendre les coupables comme témoins et les laisser crisser leur camp, anyway !

Bien sûr, je ne relevai pas la remarque. J'avais envoyé balader les journalistes qui avaient cherché à me contacter directement puisque je connaissais Johanne. Les reporters s'étaient contentés de fureter ici et là à la recherche d'une piste ou d'une indiscrétion. Maintenant qu'une relation pouvait être établie entre les différents meurtres, je m'attendais à être harcelée. Qu'aurais-je pu dire à la presse qu'ils ne sachent déjà ? Qu'à moi toute seule, je comptais faire mieux que la Sûreté du Québec ?

Les filles du bloc, dans leur ensemble, demeuraient silencieuses, elles qui d'ordinaire avaient un avis sur tout, et ce mutisme rendait le malaise encore plus palpable. Je devinais qu'elles avaient peur.

Je remontai dans ma chambre, suivie telle mon ombre par ma voisine qui se hâtait, comme si elle avait senti l'assassin dans son dos. Elle courut sans mot dire jusqu'à son logement, me jetant seulement un regard ambigu qui me fit frissonner avant de fermer la porte à double tour. Je me demandais quel genre de femme elle était vraiment et ce qu'elle pouvait bien cacher sous ses abords rébarbatifs. Sitôt chez moi, je consultai ma boîte vocale, espérant que ma mère ignorait ce qui se passait ici car je savais bien qu'à six mille kilomètres, elle n'aurait rien pu faire d'autre que se ronger les sangs. Mon père, qui avait appris la nouvelle, m'avait téléphoné à deux reprises. Je le rappelai.

‒ Tu es certaine de ne pas vouloir passer quelques jours à Saint-Augustin ? me proposa-t-il. Au moins, tu seras en sécurité avec nous.

‒ Non Papa, j'ai à faire et je suis certaine que cela ne plairait pas à Estelle.

‒ C'est elle qui me l'a proposé, répondit-il. Je crois qu'il est temps que vous fassiez vraiment connaissance…

Je songeai que c'était certainement faux mais j'étais reconnaissante à mon père pour ce mensonge. Pourtant, je déclinai son offre :

‒ Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, et puis j'ai mon travail au laboratoire. Mon projet de maîtrise n'avance pas beaucoup…

‒ Quelques jours de repos, ce n'est pas le bout du monde !

‒ Papa, n'insiste pas, suppliai-je. Les examens de la session d'hiver approchent et je n'ai pas beaucoup de temps à moi. J'ai un retard faramineux et un projet bibliographique à préparer.

‒ Promets-moi au moins de ne plus toucher à Internet. Je me réveille toutes les nuits en pensant que tu discutes avec des détraqués et que je t'ai peut-être donné le moyen de te faire tuer. Pour rien au monde je ne veux voir ta photo à la télévision. Je viens juste de te retrouver, je ne veux pas te perdre de cette manière.

Je renonçai à lui faire remarquer qu'il ne m'avait pas beaucoup cherchée… Je le rassurai néanmoins sans lui promettre quoi que ce soit, car j'étais déterminée à tenter le Diable. Nous nous quittâmes sans que le malaise soit dissipé.

Comme prévu, Yahoo Bavardage refusa ma connexion mais il me fut aisé d'ouvrir un nouveau compte dans Yahoo France. Je savais que la fermeture des salons de discussion de Yahoo Canada et le blocage de tous les comptes ouverts au Québec aurait un effet essentiellement médiatique et que les internautes motivés se retrouveraient dans d'autres espaces de libre-échange. Je me créai ainsi un nouveau profil baptisé annejolie_ca qui annonçait clairement la couleur. J'étais une jeune étudiante lesbienne, sans retenue ni tabous, résidant à Sherbrooke. J'illustrai mon descriptif d'une vieille photo d'identité où ni Jacques, ni même mon propre père n'auraient pu me reconnaître. J'eus le succès escompté et dès mon entrée sur le salon de Yahoo Tchatche, les messages commencèrent à pleuvoir, la plupart émanant d'hommes déclarés ou de petits malins qui tentaient de se faire passer pour des femmes. Un certain nombre de mes correspondants étaient québécois et je les repérai à leur manière de s'exprimer ou au ".ca" accolé à leurs pseudonymes. Je passai ainsi plus d'une heure à discuter avec des obsédés, des détraqués et quelques femmes pas beaucoup plus intéressantes, avant d'être dérangée par la sonnerie de l'interphone. Il était 10 heures du soir et je ne répondis pas mais mon visiteur insista.

‒ Anne ?… Ouvre-moi s'il te plaît, supplia-t-il lorsque je me décidai à décrocher.

J'avais reconnu sa voix et sa tonalité me fit peur.

‒ Bernard ? Que voulez-vous ? Il est tard, j'allais me coucher…

J'entendais sa respiration rauque et accélérée. Je l'imaginais, se balançant d'un pied sur l'autre devant la porte, ne sachant comment expliquer sa visite nocturne.

‒ Ma mère ne va pas bien, finit-il par dire. Elle ne me reconnaît plus… Même moi son fils…

Il continua de marmonner. Je compris qu'il n'était pas allé à sa visite mensuelle et qu'il n'avait reçu aucun traitement. Sa conduite, l'heure tardive, me terrorisaient. Je regardai à travers le judas : l'escalier était sombre et silencieux ; les autres étaient également rentrés chez eux.

‒ Revenez demain Bernard, ce soir j'ai sommeil.

‒ Non, non, ce soir ! supplia-t-il.

Je savais que Bernard avait besoin d'un soutien, d'une présence, et que dans la situation actuelle, tout pouvait arriver. Il avait déjà tenté de se supprimer et je devinai que le stress auquel il était soumis favoriserait une nouvelle tentative. J'étais indécise, prise en tenaille entre la peur et les remords.

Les événements se précipitèrent, m'épargnant la dureté d'un choix. Il y eut des frôlements, des pas précipités sur la neige gelée suivis d'un silence et de nouveaux bruits.

‒ Qui est là ? m'écriai-je.

‒ Anne, c'est toi ?

Je reconnus la voix chaude de Jacques Delorme.

‒ Que veux-tu ? demandai-je soulagée, mais sans me forcer à paraître aimable.

‒ Te parler…

‒ Me parler ? Ça ne peut pas attendre demain ?

‒ Tu n'as pas l'air de dormir. Que faisais-tu à l'interphone ?

‒ Quelqu'un a sonné, expliquai-je, sans donner plus de détails.

‒ Je n'ai vu personne. Es-tu certaine de ne pas avoir rêvé ?

‒ Je ne suis pas folle tout de même !… Pas encore !

J'actionnai avec rage l'ouverture automatique de la porte d'entrée que j'avais fait réparer depuis l'assassinat de Kathy Smith. Jacques Delorme était bien la dernière personne que j'avais envie de voir mais il tombait à pic malgré tout : je n'avais aucune intention de recevoir Bernard dans ma chambre à une heure aussi tardive, même si je restais persuadée qu'il était totalement inoffensif.

Jacques était toujours aussi séduisant et je ne pus m'empêcher de remarquer le parfum familier de son eau de toilette lorsqu'il entra dans ma chambre.

‒ Que t'arrive-t-il, ta femme t'a flanqué dehors ?

Comme il ne répondait pas, je me jetai au-devant de lui, prise de panique.

‒ Ne me dis pas qu'il y a une nouvelle victime.

Il prit un air rassurant :

‒ Je ne suis pas venu te voir pour un motif professionnel mais pour parler de nous.

‒ Tu es venu me dire que tu es désolé ? J'ai déjà entendu ce discours, inutile de le répéter, on dirait qu'il est extrait du manuel du parfait macho.

‒ Je m'inquiète pour toi, pour ta sécurité…

‒ Je n'ai pas besoin de toi, grognai-je. En tout cas, pas de cette manière.

‒ J'ignorais que tu tenais tant à moi…

Ma voix tremblait et montait dans les aigus.

‒ C'était pour le fun, n'est-ce pas, pendant que Madame te croyait en service ! Tu m'as bien eue avec ton amour du métier. A ta femme aussi, tu lui faisais le coup des heures supplémentaires ?

‒ Nous allons divorcer…

La nouvelle me refroidit un peu mais je n'étais pas dupe.

‒ Pas à cause de moi, j'espère. Si c'est ça, tu te trompes. Je ne peux pas vivre une relation basée sur le mensonge. Ce n'est pas parce que tu as un gros pistolet à la ceinture et un gyrophare dans ta voiture que tu dois prendre les autres pour des imbéciles ! Tu es beau, tu es fort, tu es intelligent mais somme toute, tu es un pauvre type ! Je comprends que ta femme veuille te quitter.

Il ne releva pas et se contenta de m'annoncer sans émotion :

‒ Nous nous séparons d'un commun accord.

‒ Dix ans de mariage, c'est beaucoup pour se rendre compte qu'on s'est trompé, murmurai-je, désabusée.

‒ Il est difficile de ne pas se tromper…

‒ En effet, je n'ai pas eu cette chance ! tonnai-je.

‒ Je ne te demande pas de tout recommencer, seulement de me laisser te protéger.

‒ Pour que ta petite conscience soit bien tranquille ? Je n'ai pas envie que tu me protèges. Je n'ai plus envie de te voir parce que j'aurais mal à chaque fois que tu seras absent et plus encore quand tu seras là. Je n'ai pas envie de souffrir tout le restant de l'année et de passer ma vie à te regretter.

Il jeta un coup d'œil vers mon portable encore ouvert. Je l'avais déconnecté de Yahoo France alors que Jacques montait les escaliers.

‒ Je sais ce que tu vas chercher à faire. La loi ne me permet pas de t'en empêcher. J'espère seulement être là quand tu auras besoin de moi…

‒ J'ai besoin de toi pour être avec moi, pas pour me dire quoi faire et ne pas faire !

‒ Je te demande seulement d'être prudente et responsable. Nous n'avons pas affaire à un tueur ordinaire.

‒ Que veux-tu dire ?

‒ Nous pensons que sa motivation est tout autre que sexuelle. Le chiffre dix-sept n'est pas choisi au hasard. Il se venge de quelque chose que lui a fait subir une femme, peut-être une de ses victimes.

‒ Qu'est-ce que cela change ?

‒ C'est très important au contraire. Tu ne peux rien contre le désir de vengeance. Rien ne l'arrêtera, et surtout pas toi…

‒ C'est pour me dire ça que tu es venu ou parce que tu te sentais un peu seul ?

‒ J'ai peur pour toi, pour ta sécurité, pour ta santé mentale. Tu prends cela bien trop à cœur ; tu n'y es pour rien.

‒ Nous y sommes tous pour quelque chose, dis-je en le foudroyant du regard.

‒ Cesse de me jeter la pierre, finit-il par dire d'un air malheureux. J'ai pris des risques vis-à-vis de ma hiérarchie : cette enquête n'était pas la mienne et je m'en suis mêlé au risque de tout faire capoter parce que je croyais en toi. J'ai convaincu mes supérieurs de te laisser en dehors de tout ça pour ne pas te mettre inutilement en danger et pour cela, j'ai dissimulé certaines informations te concernant. Mieux encore, j'ai fait en sorte que la presse ne s'intéresse pas trop à toi, la "petite amie" de Johanne Deschamps… J'espérais seulement que tu m'en serais reconnaissante en ne torpillant pas mes efforts avec tes divagations d'écervelée ! Je vois que je me suis trompé.

Ma réponse fut cinglante, inutilement et désespérément blessante.

‒ Je n'étais pas la "petite amie" de Johanne, mais je sais que, sans avoir jamais couché avec elle, je me sens dix mille fois plus proche d'elle que de toi qui as été mon amant. J'ai fait beaucoup de bêtises dans ma vie et j'ai le regret de te dire que tu as été ma plus grosse erreur !

Voyant qu'il n'y avait rien à  faire, Jacques Delorme me jeta un regard triste et se dirigea vers la porte.

‒ A propos, c'était qui ton visiteur nocturne ? me demanda-t-il.

‒ Je ne sais pas, répondis-je, car je n'avais aucune intention de parler de Bernard.

Je savais comment les policiers traiteraient un homme tel que lui et je ne voulais pas ajouter à son malheur en parlant trop, comme je l'avais fait pour Anthony.

Jacques Delorme haussa les épaules.

‒ Ce devait être un voisin qui se trompait. Je n'ai vu personne. Fais quand même attention, je n'ai pas envie de te perdre tout à fait.

Je faillis lui répondre que c'était déjà le cas mais il s'en alla sans insister. Il était temps, car j'avais une furieuse envie de me jeter dans ses bras. Je savais que je m'y perdrais. En refermant la porte, j'entendis le son d'une radio qui diffusait les informations de la nuit. On y parlait d'Isabelle et de Nathalie et je me demandai si elles seraient les dernière de la liste, tout comme Johanne avait été la première.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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