CAM@RDAGE (prologue & chapitre 1)

Christophe Dugave

Mon premier thriller intégralement mis en ligne au gré de mes envies et de mes possibilités...

Camardage :

(terminologie des formes en taille de la pierre) Réduction de la taille d'un profil sans diminuer la hauteur.

 

Prologue

 

« Avril est un menteur ! Il te promet le printemps, te donne deux ou trois belles journées où tu laisses le parka pour les T-shirts, pi l'maudit t'abandonne sous la neige pour la fin de semaine. Des fois même, tu te réveilles sous un soleil qui brille comme en plein juin et tu t'endors avec le grésil qui cogne aux vitres. J'suis tanné des mois d'avril, ça a pas de bon sens, on devrait passer tout drette de mars à mai ! ».

C'est ainsi que Bernard Pilotte définissait le quatrième mois de l'année et, lorsque je regardais par la fenêtre de ma chambre, je songeais qu'il avait bien raison. La neige tombait sans discontinuer depuis trois jours sur le sud du Québec. De lourds flocons dégringolaient d'un ciel bâché, s'accrochant aux vitres, s'accumulant sur le rebord de la fenêtre jusqu'à tomber en lourds paquets avec un bruit assourdi. Les jours auraient dû s'allonger sensiblement et pourtant, je ne voyais guère d'évolution de l'aube au crépuscule. Le jour et la nuit se confondaient dans la grisaille. Seuls, les gyrophares des chasse-neige coloraient ce paysage monochrome ; depuis longtemps déjà, leurs passages rythmaient mes soirées et mes fins de semaine.

La tête appuyée au double vitrage, je me laissais hypnotiser par les lueurs changeantes qui jouaient sur la surface soyeuse de la neige. Une fois encore, un soleil invisible s'enfonçait dans l'ombre. Mon cœur était triste, comme ce tableau de fin d'hiver. La poudreuse fraîche recouvrait peu à peu la vieille croûte grisâtre de neige compactée qui réapparaissait à chaque redoux. Je me demandais si elle fondrait un jour et si j'arriverais à oublier les événements de ces derniers mois. Des gens avaient croisé la ligne de ma vie comme des pistes de ski coupent une route. Certaines avaient continué leur chemin, d'autres n'étaient jamais réapparues de l'autre côté. Je savais qu'il faudrait plus d'un printemps pour les faire disparaître tout à fait.

Leurs visages s'imposaient à moi. Elles étaient là, sur l'écran de mon ordinateur, souriantes et détendues, presque complices : Johanne, Kathy, Nathalie… Seule Isabelle conservait une attitude un peu hautaine malgré son beau minois et sa chevelure d'Indienne. Je me demandais si le mal la rongeait déjà lorsqu'elle avait pris ce cliché… Elles paraissaient si vivantes que je pouvais croire qu'elles allaient me parler d'un instant à l'autre, mais il n'y avait d'autre bruit dans ma chambre que le ronronnement discret de mon portable et le choc des flocons mouillés sur le carreau, couvert de temps à autre par le signal sonore des déneigeuses en mouvement.

Je fis chauffer de l'eau sur ma plaque électrique et me préparai une soupe chinoise aux nouilles. Depuis plusieurs semaines, c'était mon ordinaire pour souper. Il en existait cinq ou six variétés différentes que j'achetais à la coopérative étudiante de l'université, mais je n'aurais su dire à coup sûr laquelle j'avais mangée la veille : la rouge, l'orange, la verte ? Quelle importance ? Les goûts différaient peu et cette monotonie avait quelque chose de rassurant. Je me raccrochais à mes petites habitudes et ne quittais ma chambre que pour aller en cours ou au laboratoire, et pour faire quelques courses chez le dépanneur. J'évitais la foule et les endroits déserts. Les inconnus me faisaient peur. Je bouclais ma chambre, une chaise bloquant la poignée de la porte. Malgré les antidépresseurs et les anxiolytiques, les cauchemars et les crises d'angoisse me réveillaient trois ou quatre fois par nuit et, lorsque je quittais ma tanière, je vérifiais par réflexe que ni Josée Miousse, ni Bernard Pilotte ne me guettaient dans le couloir. Comment auraient-ils pu m'attendre ? J'étais la seule miraculée de cet effroyable carnage. J'aurais dû mordre la vie à pleines dents, mais j'avalais difficilement un bol de nouilles trop cuites. J'aurais dû faire des projets d'avenir et la plus grande décision de ma soirée avait été de choisir la couleur de mon sachet-repas. Je ne me reconnaissais plus. Je fuyais les miroirs. Ma raison me chuchotait que je n'étais pas coupable mais mon cœur criait que j'étais au moins complice de m'être tue. J'avais beau tenter de me persuader que je souffrais tout simplement du syndrome du rescapé, mes sens, mon corps, mon esprit me refusaient l'espoir. Les souvenirs se mêlaient et se bousculaient, renversés par les bourrasques de l'hiver. Des visages pourtant familiers m'apparaissaient, indistincts. Ma mère, ma sœur Marie, mon père me manquaient. La réalité et le virtuel se mélangeaient, comme les arbres blancs se fondaient dans la neige au-delà de la route.

Je fermai les fichiers graphiques et éteignis mon ordinateur. Une fois encore, je renonçai à détruire définitivement les photos. J'espérais seulement que le printemps, qui se faisait attendre, apaiserait ma douleur. Comme chaque soir, lorsque je me retrouvais seule dans ma chambre, l'histoire me revenait par bribes. Je revoyais la route qui me conduisait de Mirabel à Sherbrooke. C'était l'été, je paraissais insouciante, et je rêvais d'Amériques.


 

1

 

Des coups frappés à ma porte. Le jour était levé et le soleil jouait dans les rideaux. Encore à moitié endormie, je tirai le voilage de grosse toile et grimaçai, éblouie par la blancheur étincelante : il avait encore neigé sur Sherbrooke et le bleu profond du ciel annonçait un grand froid.

De nouveau, les coups retentirent. Je regardai par le judas : c'était Johanne Deschamps. Mon amie était d'excellente humeur : elle éclata de rire en voyant mon air endormi lorsque j'ouvris ma porte. J'avais les yeux bouffis, les cheveux emmêlés et le geste lent et maladroit. Sa joie et son énergie me bousculaient comme une avalanche.

‒ Voici les clés, dit-elle en me tendant son trousseau, je te les laisse toutes. Si tu as l'occasion de relever mon courrier… A propos, je ne me souviens plus, c'est quoi ton adresse ?

‒ Mon adresse ? répétai-je sans comprendre.

‒ Ton courriel ! Tu as bien une adresse électronique !

Il me fallut réfléchir plusieurs secondes avant de balbutier :

‒ anadore@yahoo.fr.

‒ Ana pour Anne et dore pour Doreman, j'imagine. Voilà la bête !

Johanne me glissa entre les mains les poignées d'une sacoche noire et il me fallut quelques secondes supplémentaires pour réaliser qu'il s'agissait de son ordinateur portable qu'elle me confiait le temps des fêtes pour que nous gardions le contact par Internet.

Puis elle m'empoigna et m'attira contre elle tandis que ses lèvres effleuraient ma joue. Avant que j'aie eu le temps de me ressaisir, elle s'écria :

‒ Tu te souviens de mon mot de passe… "camphene". Bon, je file, j'en ai bien pour six heures de route. J'attends de tes nouvelles !

Sans me laisser le loisir de répondre, elle avait déjà disparu dans l'escalier.

‒ Veux-tu que je t'aide à charger tes bagages ? lui criai-je alors qu'elle atteignait la porte du hall.

‒ Non, c'est correct, je les ai embarqués avant de passer te voir. Joyeuses fêtes !

Mon « Bonnes vacances ! » se perdit dans le fracas de la porte d'entrée. J'entendis le crissement des pas sur la neige gelée et le ronronnement poussif de sa vieille Dodge Aries. Un couple d'étudiants passa devant moi en me saluant. Je refermai la porte de ma chambre, un peu désorientée. Les Nouvelles Résidences de l'université de Sherbrooke se vidaient de leurs étudiants à l'approche des congés de fin d'année et je restais seule dans mon bloc. Après l'agitation matinale, les appels, les claquements de portes et les roulements de pas pressés dans l'escalier, le calme était revenu. Je me rendis à la cuisine commune où je me préparai un petit-déjeuner sommaire.

Devant mon café, je repensai à ma mère, ma sœur Marie et à tout ce qui m'avait amené ici : mon amour pour Laurent et sa trahison avec ma meilleure amie, mes piètres résultats en seconde année d'école d'ingénieur et tout ce pan de ma vie qui m'avait fait défaut et que je venais chercher au Québec. Préparer une maîtrise au département de chimie de l'UdS m'occupait à temps plein, mais ce n'était qu'un alibi pour fuir la France et franchir l'Atlantique. Johanne avait été un rayon de soleil dans ce long crépuscule qu'était alors ma vie.

Je l'avais rencontrée par hasard, au détour d'un rayon de la coopérative étudiante et le destin avait voulu qu'elle travaille dans le laboratoire du professeur Jean Lavigne, où j'allais moi-même préparer ma maîtrise. Le quotidien nous avait donc rapprochées au point de nous rendre presque inséparables. Nous étions pourtant fort différentes.

Johanne était aussi sportive que j'étais casanière. J'aimais la lecture, elle était une adepte d'Internet, et contrairement à moi pour qui l'apparence importait peu, elle était toujours vêtue avec recherche. La seule chose qui nous rapprochait était la bière qu'elle adorait et qu'un long séjour à Lille m'avait fait aimer. Johanne était donc tout cela : préoccupée par sa ligne mais vidant les bouteilles de Labatt les unes après les autres, se défoulant au centre sportif puis s'étourdissant sur la "Toile" dans les salons de discussions virtuelles où elle ne rencontrait pas que du beau monde. Malgré tout cela, elle m'était devenue indispensable, comme un second moi et à présent, j'étais seule et un peu triste. Je m'apprêtais à passer Noël solitaire tandis que Johanne roulait vers Hébertville, une petite localité du Saguenay-Lac-Saint-Jean où elle allait retrouver sa famille pour le temps des fêtes. En famille, et non en couple.

Car Johanne était aussi une femme indépendante qui ne semblait s'embarrasser d'Anthony, son chum aux larges épaules et à la chevelure flamboyante, que parce qu'une jolie fille comme elle ne pouvait être célibataire sans faire jaser. Sans le vouloir, j'avais supplanté le pauvre garçon qui continuait sa cour désespérée, reçu comme un chien dans un jeu de quilles et supporté comme un mal nécessaire. Elle ne lui pardonnait ni ses lourdeurs, ni ses maladresses et ne lui témoignait jamais la moindre tendresse, mais j'imaginais que c'était plus par pudeur que par dureté. Sur ce point aussi, Johanne était mon antipode, même si ma déception amoureuse m'avait rendue frileuse et méfiante. En dehors de quelques familiers, je ne m'étais pas beaucoup liée et je payais à présent le prix de cet isolement volontaire.

Le silence devint si rapidement pesant que j'éprouvai le besoin de mettre de la musique et décidai de revoir le rôle de Cléonice. Un soir par semaine, je participais en effet à un atelier théâtral et nous devions présenter Lysistrata, la comédie d'Aristophane, au début du mois de mai. Même si je ne me destinais pas aux planches, l'expérience, le défi, et le plaidoyer contre la guerre et la folie des hommes m'avaient séduite. C'était une farce, plaisante et drôle, mais chacun dans la troupe prenait son rôle très au sérieux et, à défaut de talent véritable, nous y mettions tout notre cœur. Je déclamais toute seule, sans plus me soucier de gêner mes voisins : « Prends encore ce fuseau et la petite corbeille que voilà. Puis rassemble les plis de ta ceinture et file la laine en croquant des fèves. « La guerre sera l'affaire des femmes… ».

Je devinai, plus que je n'entendis, les coups discrets frappés à ma porte. Je regardai par l'œilleton et vis Bernard Pilotte qui se trémoussait dans le couloir comme un collégien pris en faute.

Bernard était l'un des agents de surface chargés de l'entretien des Nouvelles Résidences. J'étais quelque peu surprise de sa visite matinale : jamais il ne s'était permis de venir me déranger aussi tôt, sauf une fois pour me rapporter ma carte de sécurité sociale que j'avais perdue dans l'escalier. Malgré son fort accent qu'un problème d'élocution rendait difficile à comprendre, sa compagnie ne m'était pas désagréable car c'était un artiste à sa manière. Bernard savait merveilleusement s'exprimer par l'écriture et composait en quelques minutes un poème en vers libres, plein de sensibilité et de spontanéité. Le style, aussi particulier que l'auteur, m'avait tout d'abord décontenancée : il y était question de filles perdues, de drogue, d'alcool, d'amours impossibles et de l'indifférence du monde. Au début, ses poésies très noires m'avaient mise mal à l'aise puis je m'étais prise au jeu, guettant les missives qu'il glissait sous ma porte et dans mon casier postal ou me remettait en main propre. Il restait alors à attendre que j'aie achevé ma lecture, guettant mes réactions et savourant avec délices l'émotion que je ne manquais jamais d'afficher. J'avais accroché mon préféré près de la porte, le relisant parfois :

 

La fille laissée au coin des rues

Traîne son angoisse et sa souffrance

Tous ses amants ont disparu

De l'amour elle ne sait que l'absence

Une nuit ici une nuit ailleurs

Un peu d'or au bout des doigts

De la poudre pour un monde meilleur

De l'alcool pour réchauffer du froid

 

Un jour, je lui avais demandé :

‒ Vous connaissez cette fille ?

‒ Je les connais toutes, avait-il répondu, je les connais toutes ! Je lis dans les esprits mieux que dans les livres.

Il m'avait adressé un sourire énigmatique. Je comprenais que ce rictus inquiétât les jeunes femmes impressionnables car il ne jouissait pas d'un gros capital de sympathie parmi les étudiantes. Il avait une cinquantaine d'années, des cheveux courts sans couleur, un front bas qui venait buter sur des lunettes démodées, un visage pâle et émacié où sa barbe poivre et sel, mal définie, faisait des dessins étranges. Son regard délavé avait quelque chose de fascinant. J'aurais sans doute dû y apercevoir toute la violence dont il était capable mais je n'y avais vu qu'un homme seul qui avait besoin de contact. Je savais qu'il n'avait d'autre femme dans sa vie que sa mère avec qui il vivait dans un bloc miteux de la rue Jogues, et comme je ne voulais pas qu'il s'imagine quoi que ce soit à mon sujet, j'avais mis des limites à notre relation en continuant de le vouvoyer alors que lui-même me tutoyait.

Il me salua d'un air gêné.

‒ Faut m'excuser Anne, j'ai pas pensé que tu dormais peut-être…

‒ Pas de problème, Bernard, je suis réveillée depuis un moment. Je m'apprêtais à ranger un peu, dis-je en désignant ma chambre en désordre, espérant qu'il ne m'avait pas entendue parler seule à haute voix.

‒ A maison, c'est Maman qui range, me confia-t-il. J'avoue que ça me tanne de faire le ménage chez nous.

J'esquissai un sourire en songeant que Bernard ne devait pas être un parfait homme d'intérieur. Sa mère était âgée mais encore suffisamment valide pour l'entretenir et elle avait consacré son existence à élever son rejeton. Une fois, il m'avait raconté que son père les avait quittés alors qu'il venait d'avoir six ans, âge auquel son déficit intellectuel était devenu évident. Je n'en savais pas beaucoup plus mais cela avait suffi à tisser entre nous des liens de sympathie, même si Bernard ne savait rien de ma propre histoire.

J'étais donc seule, face à lui, mal à l'aise car je me savais isolée, mais pas vraiment effrayée. J'ignorais alors à quel point Bernard était malade. Si je l'avais su, je ne lui aurais sans doute jamais ouvert ma porte, mais il était  trop tard. Il se balançait donc sur le palier, cherchant gauchement dans son manteau, et sortit de sa poche un papier froissé sur lequel il avait griffonné quelques lignes maladroites.

‒ Tiens, Anne, c'est pour toi seule. C'est mon cadeau de Noël ! me déclara-t-il avec fierté.

‒ Merci beaucoup, Bernard, je le lis tout de suite.

‒ Je sais que tu aimes ce que j'écris, dit-il fièrement en désignant le poème que j'avais accroché au mur.

Il ajouta sur le ton de la confidence :

‒ Tu es mon amoureuse…à ta manière.

Je ne trouvai rien à répondre, ne sachant comment comprendre le propos, et me plongeai dans la lecture de son poème. Je tentai de déchiffrer l'écriture penchée et inégale dans laquelle un psychiatre aurait sans doute reconnu les signes d'une psychose. J'étais mal à l'aise et songeai qu'il était temps que Bernard reçoive une nouvelle dose de calmant car il était agité de tics nerveux et ses yeux roulaient dans leurs orbites. Je lus silencieusement :

 

Sur la neige mon cœur s'envole

Vers celui qui m'a laissé

Abandonné sur un banc d'école

Et grandissant au vent mauvais

Tant d'années j'ai rêvé qu'il revienne

Sans cadeau ni présent

Pour illuminer nos Noëls

Nous revoir avec Maman

Mais à chaque jour qui passe

Le rêve un peu plus se brise

Mes espoirs comme le verre se cassent

Mes souvenirs dans le brouillard se grisent

Et peu à peu la vie s'écoule

Chaque jour mon rêve tue

Bientôt j'irai rejoindre la foule

De tous ceux qui ont disparu

 

Mon cœur se serra et je n'aurais su dire si c'était par ce que Bernard avait écrit ou parce que j'y retrouvais l'unique et véritable drame de ma vie. Il s'aperçut de mon émotion et parut satisfait : il aimait attendrir et n'était jamais plus heureux que quand il avait tiré quelques larmes à son public.

‒ Merci, Bernard, c'est très gentil, répétai-je, troublée, car j'étais incapable de le complimenter davantage.

Il s'éloigna brusquement de son pas traînant et maladroit, comme si le linoléum du couloir avait recelé mille pièges, me remerciant à plusieurs reprises avec tant d'insistance que j'avais l'impression de lui avoir fait moi aussi un cadeau. Au fond, je le maudissais car il avait réussi à me gâcher ma journée. Il m'effrayait un peu aussi. Bernard savait-il vraiment lire au fond des âmes ? De sa poésie maladroite mais si authentique ne restait que le vide de l'absence. Je songeai que j'étais en partie venue ici pour tenter de combler ce trou. L'appréhension, la peur d'une déconvenue m'avaient retenue jusque-là de mettre cap au Nord. Johanne par son absence et Bernard par son poème m'en avaient donné la force.

A suivre...

© Lignes Imaginaires 2017/C. Dugave 2003
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