Carbone & Diamant - I- Zoltan

Gabriel Kevlec

Une nouvelle écrite à quatre mains avec Frédéric Bleumalt Deux chapitres pour vous mettre l'eau à la bouche, Le reste ici : https://carbone-et-diamant.blogspot.com/

 I- Zoltan


De la fumée. Rien que de la fumée.

J'ai toujours connu la fumée. Par-delà les horizons, léchant le sommet des tours, entre les immeubles…

Je suis né dans le bruit et la poussière. Dans le sang et les cris. Comme tous les autres.

J'étais en planque depuis vingt minutes quand ce vampire repéré un peu plus tôt dans la soirée a fait son apparition. On se trouvait sur le chantier d'une nouvelle résidence ultra-sécurisée. Comme toujours, j'avais enfoncé mes écouteurs profondément dans mes oreilles avant de partir en chasse. Là où le décor pêchait, la musique m'aidait à trouver la couleur.

Transi, englué dans une sorte de manque, j'arpentais les allées aussi grises que le reste de cette ville vide d'âmes. Une semaine sans en avoir chopé un. Mes poings me démangeaient, mon corps s'engourdissait. J'éprouve toujours une forme de libération bizarre à détruire leurs faces difformes. J'adore voir leurs corps se tordre, changer de couleur, leurs expressions se figer comme celles de statues avant de s'évaporer tels des mauvais rêves sous l'effet de la lumière. Sauf qu'ici-bas, la lumière n'est plus qu'un souvenir.

N'était-on donc que cela, au final ? Une pluie de fumée et de cendres ?

Oui, j'aime les voir dégringoler, se disperser dans l'air, car, parfois, entre les fines particules de carbone, je capte des scintillances inédites, comme du diamant pulvérescent. Ça me laisse rêveur.

De la fumée, rien que de la fumée. L'essentiel de mon monde. La fumée dense qui recouvre le ciel, celle que les grands incinérateurs injectent dans le ciel, la fumée de leurs corps atomisés… La vérité, c'est que le monde est un grand four crématoire à ciel ouvert.

 

J'avais réussi à le coincer assez vite. Après quelques coups de poing bien placés, je l'avais envoyé valser sur le sol.

— Bouge pas, enculé !

Je le maintenais fermement, mes jambes sur ses cuisses, une main plaquant son bras contre le bitume, l'autre autour de sa gorge. Il ouvrait sa gueule en grognant.

— Qu'est-ce que t'attends, gamin ? me cracha-t-il, l'air de prendre tout ça à la rigolade.

— Si pressé que ça d'en finir ?

À ces mots, j'appuyai la pointe de mon arme sur sa cage thoracique, juste au-dessus du cœur.

— Bah, vas-y, petite tante, qu'est-ce que t'attends ? Frappe un grand coup. À moins que ce ne soit toi qui veuilles en tirer un ?

Ce genre de glissement morbide me filait une trique pas possible.

Les vampires crachaient toujours ce genre de sorties salaces qui avaient le don de me foutre la queue en feu. Je les détestais pour ça. Ce pouvoir sur moi.

Rapidement, je sentis sa queue se durcir sous mon cul. Une lueur nouvelle, pleine de vice, se mit à briller dans ses yeux, celle qu'il trouvait en miroir dans mon regard. Moi aussi, j'en avais envie bien plus que les mots ne pouvaient le dire.

C'est bête, mais dans ces moments, mon corps tremblait, tressaillait malgré moi. Comme si quelque chose voulait entrer en lui de force.

Il n'y avait pourtant aucun danger à cette chorégraphie dévoyée, l'ennemi devenant, le temps de quelques frictions, partenaire dans le plaisir, allait finir comme les autres avant lui, mais… Sans savoir pourquoi, une sorte de terreur m'envahissait. C'est certainement ce frisson qu'il me plaisait de retrouver à chaque fois. La perte de contrôle, là, juste à portée de main. L'idée simple qu'il puisse me mener où il veut. Savoir qu'il pouvait. Qu'il suffirait que je relâche mon étreinte pour le laisser prendre le dessus... Mais le risque de le voir déborder du cadre et reprendre les traits de l'ennemi me retenait toujours. Pourquoi avais-je toujours cette impression que le sexe et la mort possèdent une frontière commune et si ténue ?

— Je vais te baiser. C'est ça, que tout ton corps réclame, hein ?

Leur faculté à lire en nous avec autant d'aisance m'exaspérait.

Je resserrais mon étreinte autour de son cou en frottant lentement mon cul sur son membre durci. Sa langue parcourut ses lèvres et vint jouer avec le bout de ses canines laiteuses. Le jeu était simple : frotter mes fesses moulées dans ma combinaison de cuir jusqu'à le faire jouir, jusqu'à voir les lueurs pétillantes de l'orgasme dans le fond de son regard animal. Je me rassurais toujours en me disant que la matière entre nous rendait ce simulacre sans conséquence. Je ne me commettais pas ; il ne s'agissait que d'une bataille comme une autre.

Le vampire, sous ma maîtrise, avait dû lire mes pensées car il s'est mis à rire ; il se foutait même ouvertement de ma gueule :

— Tu crois vraiment que tu vas tromper ton monde longtemps, petite pédale ? Libère-moi et je te baise comme tu en crèves depuis toujours.

La phrase de trop. Mon étreinte s'est renforcée autour de son cou ; j'ai brandi le pieu avant de lui enfoncer profondément à travers les côtes. Le bruit, le craquement particulier, le cri rauque, la contorsion, le halètement, le visage déformé, puis la détente : ce corps solide devint d'un coup gris, friable, inconsistant. Il s'est évanoui sous mon poids. Mes fesses ont atterri sur le bitume avec lequel il se confondait désormais.

Je suis resté là un moment, le cœur battant, honteux. Les mains dans ses cendres que je faisais passer entre mes doigts.

Oui…

Mes envies errent quelque part entre le charbon et le diamant.

Mes fantasmes rouge sang me clouaient sur un pilori que j'avais moi-même bâti. Je les étouffais sous l'épais coussin de mon lit, je les annihilais d'un coup mortel dans leurs poitrines. Oui, mes écarlates et éclatantes fantaisies sont…

De la fumée. Rien que de la fumée.

Et le rêve souvent venait prendre le relais de la réalité…

Dans mes rêves, j'abandonnais définitivement les armes… Je laissais choir pieux et autres objets tranchants. Dans mes rêves, je devenais proie. Et dans ce renversement de pouvoir fantasmé, mes chairs durcissaient, mes joues se coloraient, mon souffle devenait court et mon cœur s'emballait dans cette course vers les lueurs du plaisir.

Je me suis fait jouir, là, au-dessus de ses cendres. J'ai joui, honteux et un peu creux. Mes éruptions ont formé des rivières lactées sur cette poudre couleur carbone. J'ai essuyé sur mes joues les larmes que ces méfaits avaient provoquées. C'était la première fois que je pleurais depuis… Je ne savais plus.

C'est clair, on en a vu d'autres, des histoires de victimes amoureuses de leurs bourreaux, de doux possédés, de fieffés dingues fascinés par leurs tortionnaires, d'imbéciles heureux attirés par leurs ennemis mortels et fiers de marcher à l'envers. Sauf que pour cette histoire de victime, bourreau, proie, prédateur, tout dépend du point de vue. La vie m'a appris qu'on était tous le bourreau et la victime de quelqu'un. Et puis, c'est si attendu, si typique que mes pensées salées ne valent même pas la peine d'être contées.

Ça n'a pas d'allure. Aucun sens.

Moi, Zoltar, vingt et quelques printemps, tueur de vampires, rêve d'un coït sans fin, mourir d'extase dans les bras d'un être de la nuit. Cela ferait une belle petite annonce. O.K., cette formulation, tueur de vampires, un peu old school, n'est pas de très bon goût dans la bonne société d'aujourd'hui. De nos jours, on dit plutôt : chasseur, exterminateur.

Je crois que je me suis autorisé à nourrir ces feux en moi depuis que les gens de mon espèce ne me font plus rien. C'est curieux, mais j'ai parfois le sentiment d'être devenu insensible. Il n'y a que les expériences neuves qui trouvent grâce à mes yeux. Je suis revenu de tout, un assassin sans cœur, un robot. Je trouverais sûrement ça désespérant si j'avais encore quelques sentiments.

Peut-être s'agit-il d'une déformation professionnelle : vivre si fort, avec la violence dans le sang, des hauts et des bas à des niveaux d'intensité assez élevés, une existence où tout prête toujours à conséquence, où tout se résume à cette question : vais-je vivre ou mourir ? pousse forcément à modifier vos composantes. Ma vie en noir et blanc me pèse parfois. Manichéenne et prévisible.

C'est con, hein, mais il me semble être un peu mort.

Il faut croire que je suis né cassé.

Alors, je trouve la jouissance là où je le peux, entre la honte et l'abandon.

Mais cette réalité ne revêt aucune forme de gravité.

Car tout, jusqu'à ma propre vie n'est que fumée.

Rien que de la fumée.

Je suis rentré dormir après avoir scarifié ma chair trop faible.


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