Carbone & Diamant - II - Amaury

Gabriel Kevlec

Une nouvelle écrite à quatre mains avec Frédéric Bleumalt Deux chapitres pour vous mettre l'eau à la bouche, Le reste ici : https://carbone-et-diamant.blogspot.com/

Du sang. Rien que du sang.

Une obsession, un appel, une nécessité.

Cela faisait des siècles, peut-être même bien plus, que j'incisais les villes, de cités en nuages d'érythrocytes, prières signées à l'assaut de mes pas, conspuant mon nom et ma race. Amaury, mort qui rit à la face de la Lune exsangue, aussi blanche que mon visage. Les hommes m'appellent vampire, les femmes seigneur de la nuit en frissonnant sous les draps. Depuis que notre existence a été révélée au grand jour, les nuits ne sont plus un lieu sûr. Nombre des miens ont été réduits en poussière par un exterminateur impatient d'ajouter un peu de crasse à leur monde de gris.

Mon monde à moi est rouge. Vermillon du sang qui coule, écarlate des artères perforées, incarnadin des langues et des boutons délicats avec lesquels je joue, offrant une petite mort avant la grande ; je suis un gentleman. Je croyais avoir tout vu de cette sous-race, et avais trié les hommes en trois catégories. D'abord, il y avait ceux qui voulaient me tuer. Ceux-là avaient un goût acide, métallique, leur sang goûtait la haine. D'autres, plus nombreux, étaient simplement terrifiés, et cette peur leur donnait une saveur aigre, doucereuse. Une dernière catégorie, clandestine, regroupait ceux qui me désiraient. Ceux qui voulaient être comme moi… ou me voir finir en eux. Avec ces gens-là, je faisais durer. Je ravageais leurs corps offerts sans combattre, gravais de mes ongles des chemins de vice dans leur dos, creusais de ma langue leurs chattes ou leurs culs, entrais en eux comme en terrain conquis.

Parfois, alors que j'enfonçais profondément mes canines et ma queue dans leurs corps, je les entendais prier. Pauvres fous… Ça fait bien longtemps qu'il n'y a plus d'anges ici…

Et alors que leur sang maculait mes lèvres et coulait dans ma gorge, je déchargeais au fond de leurs entrailles, tel un échange de fluides vitaux. Ils m'offraient l'éternité, je leur cédais l'épectase. Impossible de savoir qui gagnait au change.

Mais un homme a changé la donne.

Ce soir-là, sur le chantier où j'espérais cueillir une fleur de trottoir qui ne manquerait à personne, je le vis. Il avait le pas sûr et l'arme du chasseur, mais ce n'est pas le pieu qui a retenu mon attention. Il a regardé dans ma direction sans me voir, et dans ses pupilles glacées j'ai aperçu le mélange parfait. La haine. La peur. L'envie. Ma Sainte Trinité. Alors je l'ai suivi.

Caché derrière un amoncellement de pierres, je l'ai vu mettre à terre l'un des miens. J'étais suffisamment près pour voir le sourire lubrique barré de deux canines blanches, suffisamment près pour l'entendre.

— Je vais te baiser. C'est ça, que tout ton corps réclame, hein ?

Impossible de retenir une grimace. Si mes congénères avaient obtenu l'immortalité, ils ne l'avaient visiblement pas passée à lire Laclos et Verlaine. Grossiers. Dans tous les sens du terme. C'était peut-être la raison pour laquelle je m'étais peu à peu détaché d'eux. La vulgarité de leurs paroles, de leurs actes, de leurs êtres tout entiers. Ils avaient reçu le don de traverser les âges, comme ces grands arbres majestueux et imperturbables, se nourrissant de la vie elle-même, et ils l'avaient foulé au pied. Ils étaient redevenus animaux, un maillon basique d'une chaîne alimentaire pulsatile.

Du sang. Rien que du sang.

Ils ne cherchaient que ça, là où moi, j'espérais tellement plus…

Depuis l'ombre de ma planque, j'observais le chasseur. Il avait enjambé le monstre, et frottait contre son cul, le corps à terre. Dans ses yeux, les vapeurs écarlates d'une envie immanente, et les reflets bleutés de la peur, celle de perdre le contrôle, la peur de la tentation, la même qui nous pousse à nous pencher au-dessus d'un précipice, attiré par le vide. Je sentais parvenir jusqu'à mes narines frémissantes l'odeur de sa peau, de son sexe, un mélange chaud et acide qui me rendit fou.

Moins d'une seconde plus tard, il avait planté le pieu au fond de la poitrine du monstre. Assis au sol, il avait enfoncé ses mains dans la poussière puis s'était branlé. L'image de sa main ondoyant sur son sexe, de ses yeux clos, de sa bouche entrouverte sur une respiration haletante m'avait fait bander. Il avait éjaculé sur les cendres, les couvrant des éclats d'une galaxie opaline. De la vie adamantine sur les scories carbone de la mort.

Lorsqu'il se releva, réajustant son pantalon de cuir et arrangeant ses cheveux clairs, il pleurait. Des perles de détresse lacrymale dévalaient ses joues creuses, et l'envie de le prendre dans mes bras, de l'arracher à ses luttes intérieures, me submergea. Il était là, homme capable de tuer, de jouir et de pleurer dans la même minute, comme si trop de vie pulsait dans l'enceinte de son corps, et moi je sentis plus fort que jamais auparavant le manque. Le vide.

Parce que c'est ça au fond, être comme moi.

Prendre douloureusement conscience de son vide, un espace blanc qu'on s'escrime à remplir de sang comme si cela suffisait. Ça ne suffit jamais. La faim devient le fuel de nos existences. Elle guide nos pas, nos actions, elle nous modèle à son image. La faim. Une pulsion primaire. Une urgence ancestrale. Pas étonnant que mes semblables deviennent des bêtes. Ils ne voient leur salut que dans les gorgées d'hémoglobine quand je le cherche dans tout ce qui peut m'animer une heure de plus. Je me remplis de mots, de notes, de sperme, de couleurs. Je me remplis de vie, et elle persiste à me fuir, comme elle goutterait d'une outre percée.

Mais lui… Cet homme-là débordait d'un trop-plein.

Et l'évidence s'imposa à moi. Je devais le suivre.  

Parce que son sang devait avoir la saveur de la félicité, sa peau celle de la grâce.

Notre Père qui n'êtes plus ici depuis bien longtemps, que Votre enfant soit mien, que sa lumière inonde mes ténèbres, Vous qui l'avez fait diamant, permettez-moi de lui rappeler que cette gemme n'est que carbone…

Que nous sommes les deux facettes de la même pierre.

Une pierre rouge comme le sang.

Signaler ce texte