Carmela (prologue)

bennyben

Carmela est grande. On devrait effectuer trois jours de marche soutenue pour en faire le tour et bien que personne n'en ait fait le récit, ces trois jours doivent s'accompagner du sentiment grandissant de lassitude.

Rien ne ressemble plus a Carmela que Carmela elle meme. Parce que rien de ce qui la compose n'est semblable. Elle cultive la nuance dans chaque ruelle et carrefour. Ce qui devait etre un alignement hygeniste de rues et de lampadaires est devenu une courbe hésitante et malade, a la façon dont Van Gogh peint les tournesols.

Carmela est une ville battue. Ses traits droits et fins se sont tordus et biscornés, ils ont grossis ou se sont racornis. Ses habitants ont des noms différents selon l'humeur de qui les nomme. Etant résolu, je les nommerai ici les Carmélans. Certains sont des justiciers qui se masquent. Pas dans élan romantique ni pour se protéger d'éventuelles représailles mais à Carmela, on peut etre justicier un temps puis devenir banquier, prophète, chanteur de rue ou braqueur de parcmetres. Le masque s'impose donc, il évite de jetter tout discrédit sur l'individu qui change de profession trop souvent.

C'est pourquoi tous les Carmélans portent un masque. Le meme. Un masque en huit couché, qui cache les tempes, entoure les yeux et glisse sur le nez. Un masque blanc, fait de cuir et de papier maché que Carmela elle meme envoie à celui qui change de profession. C'est ainsi qu'on reconnait un novice dans chaque métier: la blancheur du masque. Ne mentez pas au policier qui porte un masque usé et gris-beige, il le saura tout de suite. Le justicier muni d'un masque blanc n'est pas fiable, alors qu'un politicien au masque immaculé est bien vu.

Seule Carmela vit tete nue. Tout juste porte elle un peu de brume les lendemains de fete régionale. Ces jours la, certains audacieux sortent sans masque, imaginant que personne ne les aperçoient dans le brouillard général. En fait, ils font semblant d'etre audacieux, car dès les brumes dissipées, tout le monde porte son masque. A moins que personne ne l'enlève.

Les masques apparaissent sous votre porte, au moment ou vous etes chez vous. Jamais quand vous etes absent. Derrière chaque masque est inscrit l'adresse a laquelle il faut vous rendre dans les quatre prochaines heures pour découvrir votre nouveau métier. Personne n'a jamais raconté avoir vu un quelqu'un glisser un masque sous une porte. Et personne n'a jamais raconté son changement de masque. Personne ne raconte rien. Les Carmélans parlent mais ne se racontent pas.

Je suis Carmélan depuis plusieurs dizaines d'années. J'ai brulé mon masque ce matin et j'ai choisi mon métier: raconteur.

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