Cartes postales de Dublin n°1
Richard Magaldi
DUBLIN LA ROUSSE
En descendant à la gare de Pearse, le vent froid de mai me perçait toujours les os. La courte éclaircie de la matinée était déjà oubliée. Si le dicton raconte qu'en Irlande « on voit les quatre saisons dans la journée », l'hiver avait toujours tendance à éclipser sérieusement les autres.
Je refermai mon ciré en sortant de la gare, grande bâtisse de brique à la sombre allure d'usine, pour affronter les rafales glaciales et me diriger vers la Liffey pour une ballade sur les docks. Un pub un peu glauque sur ma gauche, aux vitres crasseuses, promettait de la « live irish music every saturday night », et je me demandais qui pouvait bien venir se perdre ici, si loin de Temple bar. En réponse immédiate à mes pensées, la porte s'ouvrit pour laisser sortir une grande rousse en imperméable noir .
« Vous avez du feu? » me demanda-t-elle en tenant son paquet de cigarettes,dans cet anglais légèrement chuinté typique des irlandais.
« Désolé je ne fume pas » m'excusai-je avec un sourire gêné.
Elle me regarda, parut étonnée soit par ma réponse , soit par mon accent, et se détourna pour se diriger fièrement vers les quais.
Je la laissai prendre quelques mètres pour mieux admirer sa démarche. Arrivée sur la promenade de bois le long de la rivière, elle continua vers le port, ses cheveux au vent. Je pris la même direction.
Les nombreuses grues semblaient arrêtées au milieu des immeubles de verre flambant neufs encore inoccupés, et aux façades couvertes de panneaux « bureaux à louer », « appartements à vendre ». La crise était bien là, le Tigre celtique s'était endormi sur ses lauriers financiers, gagnés un peu trop rapidement dans le monde du profit facile.
Les eaux noires de la Liffey étaient légèrement écumées de mousses blanches qui s'envolaient dans les rafales, on aurait dit une rivière de Guiness prête à être goûtée. Au loin derrière le port, le gris du ciel se perdait dans celui de la mer, l'horizon n'existait plus.
Un groupe d'adolescents en tee-shirts et tongs me croisa bruyamment, insensibles au froid comme d'habitude.
Près du nouveau pont en forme de harpe celtique, je retrouvai ma belle rousse assise sur un banc, face aux statues de bronze de personnages décharnés, hommage terrifiant aux nombreux émigrés de la Grande Famine.
Je m'assis à côté d'elle. Après quelques secondes, elle me demanda :
« Vous êtes touriste? »
« Non, j'habite ici, à Dalkey, je suis français »
« C'est un choix? »
« Dalkey ou français »?
Elle eut un beau sourire.
« Dalkey je comprends, c'est le plus beau village sur la côte près de Dublin, mais l'Irlande? Vous étiez obligé? »
« Pour mon travail, et vous? »
« Mais moi j'adore »
Elle éclata de rire avant de continuer:
« Je suis née ici, comme les fées des tourbières, je suis faite de vieilles pierres envahies de bruyères et d'arcs en ciel qui se fondent dans la mer. D'ailleurs regardez » Elle sortit de sa poche un billet d'avion dans sa pochette cartonnée.
« Voilà, un billet pour les Canaries. Tous mes amis sont là-bas, toute l'Irlande ne rêve que de se brûler au soleil après un voyage de bétail dans les avions de Ryanair. Et bien, moi je reste là. »
Elle déchira le billet, jeta les morceaux qui s'éparpillèrent en tourbillons et se leva toute joyeuse.
« L'Irlande n'est qu'un sortilège, attention à ses pièges, petit frenchie ».
Et elle repartit sans se retourner.
Un rayon de soleil couchant avait percé les nuages, et toute la baie de Dublin prit une lumière rousse à son tour.