Carton rouge
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CARTON ROUGE !
« Ça y est ! Je l’ai ! » Léa brandissait fièrement la petite carte rouge devant Roxane et Marine, bien haut pour que tout le monde la voit, surtout Evan qui parlait encore foot avec le seul autre mec de leur promo. L’effet d’annonce fonctionna rapidement et un attroupement de filles surexcitées les encercla tout de suite. « Alors comment t’as fait ? Génial ! Où tu l’as eu ? Tu connais quelqu’un ? Sur le net ? Sur quel site ? Tu me refiles l’adresse ? Tu nous pistonnes ? Et moi ? Tu me parraines ? … »
Les questions fusaient ! Elle n’écoutait pas. Le regard d’Evan venait de croiser le sien. Elle flottait, se liquéfiait ; dans ses yeux, elle existait enfin ! Elle, la petite Léa, la plus jeune de la promo avait dégoté sur le net à coup de mots de passe, de sondages, et de centaines d’heures de chat, le sésame pour les soirées les plus chaudes de la capitale, elle venait d’entrer dans le cercle très fermé des hyper branchés « ouverts à toutes technologies ». YEEES !
La carte rouge à posséder absolument était en fait la dernière idée marketing en date d’une firme agroalimentaire américaine spécialisée dans l’élevage par clonage. Pas très glamour ? Et pourtant…. Distribuer sur le net des cartes stipulant que leur propriétaire souhaitait être cloné en cas de mort accidentelle subite faisait fureur ! Il faut préciser qu’elles donnaient accès à de supers soirées branchées dans toutes les grandes capitales du style « BBC : buvez, baisez, claquez ! », « Kill you ! », « New body ! » Le nom en changeait à chaque fois, le lieu, toujours des plus insolites était tenu secret jusqu’au dernier moment, mais le thème général, lui, était immuable : « massacrez votre corps, on vous en offre un tout neuf ! »
Bien sûr, ce n’était qu’effet d’annonce et coup de pub. Seul le clonage d’embryons humains, utilisés comme source de cellules souche était autorisé, mais les nouvelles générations élevées aux OGM et aux animaux clonés, qui trouvaient génial de se faire poser un implant-phone pour leurs 18 ans, constituaient une cible marketing facile et, à grand coup de matraquage, les multinationales agroalimentaire espéraient bien faire changer un jour l’opinion publique mondiale toujours farouchement opposée au clonage humain, histoire de récupérer enfin l’argent investi jusqu’à présent à perte dans l’élevage.
Certains gouvernements ou associations avaient bien tenté de réagir mollement mais ce vent d’interdit n’avait fait que renforcer la fureur des ados à vouloir se les procurer.
Léa était bien loin de toutes ces préoccupations politiques. Dans 3 jours, elle passait son diplôme d’infirmière, le poste de ses rêves l’attendait en réanimation et surtout excitation suprême, la prochaine soirée « to change or not to change » aurait lieu, d’après les rumeurs du net, le week-end suivant. Tout s’enchaînait parfaitement pour lui offrir la soirée post-exam mémorable où elle pourrait enfin conclure avec Evan qu’elle reluquait depuis la première année ; cerise sur le gâteau, elle avait les cartes en main, c’est le cas de le dire, pour exclure Marilyn, la grande pétasse blonde. Elle avait tout pour être heureuse !
Dix jours plus tard, sur une piste de danse « secrète » aménagée dans les catacombes, on ne voyait qu’elle. Son déhanchement à damner les morts qui faisaient semblant de dormir tout autour, ses longs cheveux roux qui martelaient ses joues d’un rythme endiablé, ses prunelles vives qui vous toisaient dans la pénombre, elle les envoûtait tous, ces fiers mâles qui se pavanaient autour d’elle. Sa fièvre éclipsait toutes les autres, ces femmes, certaines beaucoup plus belles qu’elle. Elle, elle était simplement là, présente, vivante, ivre de danse, libre!
Evan avait disparu, visiblement pas intéressé ou intimidé, qui sait ? Mais elle s’en fichait ! Après 3 ans à espérer vaguement le moindre de ses sourires, elle venait de prendre conscience de sa liberté. C’était leur dernière chance, probablement une des dernières soirées qu’ils passeraient ensemble, il n’était pas prêt à la prendre au vol, tant pis ! La brève image des seins blancs de Marilyn vint obscurcir ses pensées, et si elle avait les mêmes, est-ce qu’il serait là en ce moment ? Lui plairait-elle davantage ? Oserait-elle plus facilement lui parler ? Et après ? Lui sauter dessus aurait été sûrement plus approprié que toutes ses questions… Et après ?
Elle sentait sur elle les regards chargés de désirs ; ce n’étaient pas ceux d’Evan, qu’importe ! Pour une fois, se sentir femme la rassurait. Après tout, ne trouvait-elle pas toujours quelqu’un pour la raccompagner ? Elle s’approcha du bar, seule, démarche chaloupée, elle accepta l’absinthe qu’on lui offrit, puis un deuxième verre, ne rien refuser, l’ivresse, la vraie, coula dans ses veines. S’arrêter ! Pourquoi ? Finalement, c’est son regard qui s’arrêta sur le beau jeune homme brun assis en face d’elle. Il lui souriait de ses yeux noirs, elle fondait. Surtout, ne pas refuser le troisième verre qu’il lui offrait ! Une nouvelle ivresse gonfla ses artères, son battement cardiaque accéléra, un désir impétueux s’empara d’elle ! Elle imaginait déjà les mains brûlantes sur elle ! Il lui demanda son prénom, elle renversa la tête en arrière, elle riait ! Non ! Ce soir elle ne rentrerait certainement pas seule !
D’ailleurs, elle ne rentra pas du tout !
La voiture quitta la route et percuta un arbre de plein fouet. Elle entendit encore le jeune homme hurler ; comment s’appelait-il déjà ? Et puis plus rien, le silence…
Vivante, Léa l’était encore, mais dans quel état ? Elle écuma plusieurs services, plusieurs hôpitaux, de ceux où elle aurait tant aimé travailler : réanimation, transfert à Garches, de nouveau réa, neurochirurgie, neurologie, puis centre de rééducation. Elle était sortie d’affaire, sortie du coma, elle progressait, une miraculée !
Au bout de 4 mois, premier bilan, elle avait récupéré une certaine motricité oculaire et la flexion/extension du pouce gauche. C’était peu, mais c’était énorme : la communication était possible ! Une pression du pouce sur la main du visiteur signifiait « oui », 2 pressions signifiaient « non ». Pour les parents, les proches, ces progrès ne signifiaient rien ! C’était même pire cette communication avec une morte vivante. Il n’y avait rien à faire ! C’était d’autant plus rageant cette impuissance, qu’on la sentait si présente, si vivace, affirmée même, son regard vous fixait, droit dans les yeux, sans jamais cligner, et ce pouce, seul mouvant, s’agitait en cas de silence pour réclamer des questions, un dialogue, une relation.
C’est au bout d’un an seulement que la mère pensa au petit carton rouge oublié dans le sac à main que sa fille portait ce soir là et qui lui avait été remis par les pompiers immédiatement après l’accident. Toujours intact, elle n’avait jamais pu se résoudre ni à l’ouvrir, ni à le jeter. Elle dira toujours qu’elle l’avait retrouvée par hasard dans un tiroir, mais en vérité, c’est un rêve qui tira des méandres de l’oubli la discussion virulente qu’elle avait eu avec sa fille quelques jours avant la tragédie. Conflit de génération, divergence d’opinion ! Elle n’en avait jamais parlé à personne, pas même à son mari. Elle enfuit alors au fond du tiroir à vielles chaussettes, comme elle aurait tant aimé l’enfuir dans sa mémoire, le petit carton rouge désormais froissé, mais l’idée avait déjà creusé son chemin et ne cesserait désormais plus de la hanter.
Trois jours plus tard, elle apporta à sa fille en même temps que 3 chemises de nuit neuves ses vielles chaussettes de ski pour qu’elle n’ait pas froid aux pieds, et la carte tomba du tas. Un éclair de soulagement peut-être même de joie passa dans les yeux de sa fille ; la mère n’aima pas cette expression, pourtant elle l’attendait, et la pression du pouce fut nette, précise, unique : c’était un « oui ».
Tout ne fut pas simple, il fallut d’abord convaincre le père, farouchement opposé à toutes ces manipulations génétiques, mais le regard triste de sa fille et cette affirmation du pouce toujours constante eu raison de toutes ses idéologies.
Et puis il y avait la loi ! Pendant une nouvelle année, les parents écumèrent les plateaux télé et multiplièrent les interviews pour des médias du monde entier ; les journalistes se relayaient au chevet de Léa pour recueillir le fameux « oui », invariable ; le débat divisait les repas de familles ; c’est alors que la firme américaine contacta les parents. Aux Etats-Unis, un cas de jurisprudence avait déclaré l’interdiction de clonage contraire à la constitution. La bataille juridique serait rude, mais tous les frais seraient pris en charge.
Quelques mois plus tard, Léa fut transférée dans une clinique privée américaine intégralement financée.
Tout se passa exactement comme les médecins l’avaient prévu : Léa survécut, ou plutôt se réincarna, ce fut le premier clone humain. Enfin…, le premier dont l’opinion publique mondiale eu connaissance.
Premiers cris, Naissance !
Ce qui surprit d’abord ses parents, ce fut la tache ! Tache, mot disgracieux s’il en est, qui traduit toute l’horreur et la surprise des parents face à cette incongruité posée là, de façon si provocatrice, sur ce visage si connu et tant aimé. En fait de tache, ce n’était vraiment qu’un tout petit grain de beauté, là sur la joue droite, pas de quoi s’effrayer pour une première naissance, mais là qu’en penser ? Les parents ne dirent rien !
Espéraient-ils secrètement qu’elle ne serait que temporaire, qu’elle disparaîtrait d’elle-même, aléa d’un accouchement qui s’était bien passé ? Peut-être sur le coup n’osèrent-il pas pour un si petit détail après toute les étapes traversées paraître trop exigeants ? Le père à l’esprit plus pratique pensa peut-être qu’en un petit coup de bistouri, l’affaire serait réglée ? Mais il fallu bien se rendre à l’évidence, c’était bien un grain de beauté, expression différente d’un même génome, où hasard et sciences luttent sans cesse sans jamais l’emporter.
Et cette tache sautait aux yeux des parents comme le nez au milieu de la figure, là ou d’ailleurs elle était située. Et cette erreur leur rappelait sans cesse que ce bébé tout neuf, cette étrangère n’était pas, malgré tous les efforts déployés, leur fille tant aimée.
Tout ne s’arrangea pas avec le temps. La mère fidèle envers la mémoire de sa première fille s’empêcha de s’attacher à cette copie si semblable et si imparfaite. Malgré quelques élans de tendresse, son ambivalence ne l’autorisait pas à être mère une deuxième fois, et le grain était toujours là pour enrayer l’engrenage de l’amour maternel, rouillé de toute part par toutes les épreuves endurées.
Et puis il y eu dans l’ordre, mais simultanément, l’article, la photo, et….la colère!
La venue de la presse était quasi inévitable. Déjà, elle avait été si présente, quand Léa, l’accidentée était encore en « vie » ; elle n’était pas envahissante alors, juste se faire entendre, toucher, convaincre, intérêts concordants qui vous assurait son appui. Comment après ne pas conclure, ne pas assurer des exclusivités ? Comment refuser cette gloire éphémère ? Comment résister à ces cachets qui arrondissaient les fins de mois ? Et puis ce doux sentiment d’euphorie qui faisait d’eux les premiers, les pionniers, comment le repousser quand lui seul pouvait apaiser la terrible déception ? Se sentir porté par le public, porteur de tout cet espoir, n’avait qu’un but : ne pas se retrouver seuls face à la tache.Ils n’en parlaient jamais, mais elle était toujours là, entre eux, et seule la spirale des interviews avec la description du prodige accomplie pouvait un bref instant suspendre cette confrontation.
Et la photo fut prise ! C’était une belle photo, digne de reposer sur une cheminée un soir de Noël au dessus d’un feu avec de grandes chaussettes remplies de cadeaux : la mère portant dans ses bras l’enfant comme une autre vierge à l’enfant jadis. Autre temps ! Autre miracle !
On sentait alors dans ces regards échangés l’amour naissant qui finalement finissait bien par naître, et dans cet instant d’insouciance, la mère inconsciente ne pensa pas à cacher à l’objectif avec la tétine du biberon ce petit grain de beauté, fruit de tous ses déboires et l’espace d’un instant enfin oublié. La photo fut prise, la mère en eu une copie, et si son appartement avait possédé une cheminée, peut-être aurait-elle pu l’y encadrer.
Mais l’histoire en avait décidé autrement !
L’article parut. En première page !
En première page, figurait la photo de la mère à l’enfant ressuscité, mais en haut, petit encart, la photo de l’autre : la même pose, 20 ans plus tôt, la même mère, plus jeune bien sûr et cette autre, ce premier bébé identique en tout point au second, oui, identique, car sur la joue droite de ce premier bébé qui en était dépourvue : un grain de beauté !
Ce n’était pas une tache d’encre, mais belle et bien l’acte du photographe qui s’était permis de rectifier ce que dame nature et dame science avait laissé échapper.
C’est alors que la fureur de la mère éclata !
Toute cette déception contenue depuis des semaines !
Toute l’émotion de ce deuil ni fait ni à faire !
Et cette presse qui se permettait de travestir ce qu’elle avait de plus cher au monde : le souvenir de sa fille aujourd’hui disparue !
Et c’est alors que sa complicité, sa culpabilité lui sauta à la figure !
Elle ne s’était pas contentée de tuer son enfant, pire, elle avait tout bonnement espéré le remplacer.
Et c’est alors que le grain de beauté toujours présent lui sauta aux yeux !
Cacher ce visage !
Ne plus voir cette tache, insulte à la mémoire de sa fille !
Car maintenant quand les gens penseraient à sa chère fille disparue, c’est ce visage ingrat et marqué dont tous se souviendraient.
C’est alors qu’elle sauta au visage de l’enfant ! Elle attrapa violemment cette chose qui dormait dans un berceau qui n’était pas le sien, et comme on écrase une araignée avec une vielle chaussure, elle la projeta de toutes ces forces contre le mur.
Ecraser cette bête sombre rampante sur cette joue innocente, l’anéantir, l’engloutir, disparaître.
Le sang gicla ! Léa hurla !
Mais ce n’était pas finit, les cris redoublèrent la rage de la mère. Comment osait-elle respirer encore ? Comment pouvait-il encore vivre ce minuscule microbe, produit de sa seule folie?
Elle frappa, frappa encore et encore jusqu’à ce que plus aucun son ne sorte, que le bruit mat du choc et le ruissellement du sang...
Alors, elle regarda son oeuvre, sa double œuvre, comme une artiste qui vient de détruire sa plus belle toile, le visage enfin n’était plus reconnaissable, il n’y avait plus dans ce lambeau de chair aucune accusation, aucune provocation, juste un petit bout de viande à la forme globalement humaine.
La mère n’était pas folle, elle savait ce qu’elle venait de faire.
Alors, paradoxalement, elle prit tendrement le reste de l’enfant dans ses bras, ce n’était pas le geste d’une mère, plutôt celui de tout adulte devant un pauvre petit bébé. Le visage sanglant n’était plus une offense, l’existence de ce corps inerte et défigurée ne représentait plus rien.
Elle s’approcha ensuite tout doucement de la fenêtre, où justement un paparazzi essayait de glaner quelques photographies non autorisées, ça la fit sourire, cette présence dissimulée alors qu’elle acceptait pratiquement toutes les interviews. Ça la rassura aussi, elle pensa à l’expression de celui-ci et au scoop qu’elle allait lui fournir. Peut-être comprendrait-il ? Elle n’en espérait pas tant !
Elle croisa une dernière fois son reflet dans le miroir, et elle y vit sa tache à elle ! Ce n’était pas le reflet d’un simple visage de meurtrière. Non ! Rampant sur sa joue droite à elle, il y avait aussi ce minuscule grain de beauté, qu’elle ne supportait plus de voir sur le nouveau bébé. Alors elle su ! Elle su que toujours celui-ci lui rappellerait l’énormité de son geste ! Non, pas son geste de mère infanticide, mais l’horreur de sa double maternité.
Ce n’est pas ce qui la décida, ça ne l’apaisa pas non plus, mais quand, comme la tête de sa fille quelques minutes plus tôt, la sienne se fracassa sur le macadam 10 mètres plus bas, c’était cette dernière image qui l’emporta.
Contrairement à toute attente, de ce drame la presse ne parla pas. Ce n’est pas la culpabilité qui fit taire les journalistes, mais comme toujours l’argent, les multinationales avaient trop investie pour laisser un fait divers compromettre leur avenir, l’opinion publique est tellement malléable. Ni concurrents, ni comités éthiques ne mouftèrent, publiques ou privés trop de projets similaires dormaient dans les tiroirs. Et le secret fut, petit corps de Léa, charogne alléchante, par les vautours, bien gardé.
Partout, dans tous les pays, de riches candidats au clonage affluèrent, neuf mois plus tard, les premières lois d’autorisation passèrent !