Cathédrale de glace
katondutick
Les reliefs sont escarpés à perte de vue .Le soleil d'été distribue ses feux sans en oublier aucun . C'est le temps souhaité pour une course en montagne. Les environs luisent de reflets incandescents, entre bleu et rose, sous une lumière diaphane .Seuls quelques petits nuages surmontent les crêtes en ce jour qui s'annonce radieux. Mon compagnon et moi avons emporté tout le matériel nécessaire à une randonnée de haut vol .Les cordes et le piolet sont tout neufs .D'épaisses pelisses en peau de mouton complètent l'ensemble. Pour prévenir les imprévus , il ne manque rien. Ni les bâtons aux pointes de fer, ni les plaques d'étoupe bien lacées pour protéger nos mollets. Bien sûr, nous sommes munis de lunettes opaques, presque noires s'appliquant sur les yeux toujours fragiles à ces altitudes. Avec les gants fourrés, les passe-montagnes en alpaga , notre équipement est au complet. Nous avons aussi , pour finir, chaussé des souliers à triple semelle. Chez un artisan, on leur a fixé une série de crampons pour la glace, une tradition de Norvège .
A l'école des guides , on insiste beaucoup sur ce détail. Il revêt une importance capitale. Dans ce genre de promenade sportive, pas question de négliger le risque de glissade! Elle peut avoir des conséquences graves, voire dramatiques car chacun est relié à ses compagnons par une corde. Nous avons un peu l'air des habitants de Mars, comparé aux autres citadins dans les fiacres et sur les bateaux à roue. Je souris en voyant les premières lumières s'allumer dans les maisons basses. Nous laissons loin derrière leurs toits de lauzes brunis,et continuons notre ascension effectuée dès l'aube. Appuyés sur les bâtons, précieux, nous avons marché d'un bon pas .En contrebas, on n'aperçoit qu'à peine la petite silhouette du torrent, tortueux comme un serpent minuscule ,moiré où nous nous sommes rafraîchis .Le fidèle mulet a été laissé dans l'alpage , il glisserait sur la glace.
Il n'y a personne en ce début de matinée au refuge. A part une de mes lointaines parentes bien emmitouflée. Nous faisons halte avec un franc soupir de soulagement .La plupart des gens restent sur les bords du lac. Ils attendent que les hauteurs se réchauffent vers midi . Je me donne du courage en avalant un bol de soupe chaude. Les senteurs sont celles de l'enfance. Tout petit, je restais fasciné devant la grande marmite au-dessus du feu. Avec mes cousins, nous prenions une branche dans les braises. Ensuite , une sarabande avec un pinceau fantasmagorique, créée avec le tison rouge agité en tout sens, ravissait les adultes hilares. Je regarde mon compagnon d'excursion. Il faut se restaurer avant d'aborder les sommets car l'appétit cesse d'exister dans ce genre de décor fascinant. Echanger ma place? Pour rien au monde.
Ce n'est pas un alpiniste comme ceux qu'on croise entre les séracs et les névés qui est à mes côtés. Avec patience, assis sur un tabouret, devant la paroi rocheuse, il dessine sur des feuilles de papier. Son sujet ? La magnifique chaîne des Alpes qui s'affirme devant nous. Soudain , un peu de neige tombe du toit au milieu de la table ! Cela contraint l'artiste à repose le cahiers sur ses genoux. En quelques coups de plume habiles, il installe le dessin des sommets immenses. Peu à peu ,par touches brèves , il travaille les ombres et les lumières, en clignant des yeux. Je me risque à jeter un regard furtif par-dessus son épaule. On dirait un palais magique, sorti des contes orientaux. Mais à la place des sables entourant l'oasis , il y a autour de nous, l'étendue fastueuse de neige , installée depuis l'éternité. Le dessinateur m'interroge, alors que j'entame une belle tranche de jambon des Grisons :
-Mon cher Baptiste, que pensez-vous de ce travail. ? J'ai un petit souci avec la dent du Midi. Je vais revenir ici quand le soleil aura un peu décliné.
Tout honoré qu'on sollicite mon avis, je prononce ces quelques mots :
-Monsieur, vous êtes Eugène Viollet-le-Duc, l'architecte le plus connu de France. Commenter vos dessins est affaire de grands esprits. En me prenant pour guide, moi, Baptiste Lecarnoz, natif de Gruyère, vous me faîtes un honneur dont je me souviendrai toute ma vie. Certes, j'ai accompagné sur ces lieux des personnalités de la ville de Lausanne, des touristes fortunés, des gens qui sont des grands voyageurs. Aujourd'hui, il en va tout autrement .
On m'a renseigné dans le village où j'habite. L'instituteur m'a raconté toute l'histoire, montré les journaux célébrant son arrivée en Suisse. Ils expliquent ,que lassé des querelles parisiennes, des intrigues , le grand homme a quitté la capitale et s'adonne maintenant à l'alpinisme. Je suis assis aux côtés du plus illustre des architectes vivants.Mon seul souhait est de lui faire découvrir les beautés de nos montagnes. Viollet-le- Duc sourit avant de répondre :
-Point de flatterie entre nous. Vous savez, j'ai fait une belle course dans le massif du Cervin il y a quelques années. Pour un homme tel que moi, né en 1814, marcher six heures par jour, à plus de 3000 mètres d'altitude, ce fut une vraie épreuve. Je compte bien faire construire une maison par ici dans pas longtemps. Il faut d'abord que je termine mon livre sur le Mont-Blanc, avec ses dizaines de croquis. J'espère que vous pourrez l'améliorer de vos sages remarques.
Admiratif, je regarde cet homme, sexagénaire déjà, qui s'est levé à cinq heures du matin et s'apprête à repartir d'un bon pas .Ici pas d'honneurs, de réceptions et de foules l'acclamant entre deux chantiers pour réhabiliter des édifices gothiques, châteaux ou cathédrales. Il y a le silence , le souffle qu'on doit épargner, les traces à respecter. Attention à l'orage qui guette les imprudents derrière les arêtes tutoyant presque les nuées. Nous reprenons notre matériel, resserrons les crampons sous les semelles , arrimons la corde, qui nous sert, en cas de problème , au mousqueton de la ceinture. L'architecte, se lève en désignant un point vers le ciel et lance d'une voix assurée :
_On nous attend là-haut!Il paraît qu'il s'y cache un dragon. Vous finirez votre bière à notre retour. Ne me faîtes pas regretter de n'avoir point voulu un autre accompagnateur comme le réclame la coutume.
Pour sûr que cet homme n'aime pas beaucoup agir comme tout le monde. Ses ennemis ont appris à ne s'étonner de rien et ses étudiants aux Beaux-Arts le vénèrent comme un nouveau Michel-Ange. Fidèle à son habitude , il touche l'edelweiss fixé à sa boutonnière. Il m'a confié que, depuis le Cervin, c'est une sorte de talisman contre les avalanches.
Notre marche progresse, sans dépense d'énergie inutile. Je sors de mon sac une fiole en argent, cadeau de ma promise, Mariette. Je propose à l'architecte de se protéger le visage lui aussi avec une pommade à base d'huile de vison. Une recette apprise d'un vieux colonel de l'armée des Indes que j'avais emmené aux Diablerets. Il me répond qu'il est bien trop chenu pour se soucier de son apparence. A part sa femme, à qui pourrait-il avoir envie de faire la cour ?Je lui réponds que ce n'est pas une affaire de coquetterie, mais que sur la neige, les reflets sont très nocifs. Il me montre son chapeau à larges bords de feutre vert et éclate de rire. IL a l'air d'un souverain pontife avec la jugulaire qui le prémunit contre les coups de vent rageurs. Autour de nous les paysages sont très suggestifs . Nous devons assurer chacun des passages entre les blocs de glace.
- J'ai l'impression, me dit-il de retrouver les paysages d'un roman de Jules Verne.Connaissez-vous le professeur Otto Liddenbrok, héros de ce livre ?Qui sait si nous n'allons pas trouver une entrée secrète pour descendre jusque dans les entrailles de la planète.Vous avez lu Voyage au centre de la terre ?
-Non, pas encore.
-C'est une histoire passionnante. Nous pouvons imaginer que là,autour de nous, il y des forces cachées, des êtres d'avant notre ère tapies derrière les moraines. Quand elles craquent, les plaques de glace font penser à des monstres qui se retournent dans leur sommeil. Les voyageurs du roman traversent des contrées fascinantes, surtout pour un peintre tel que moi.
-J'ai vu quelques estampes de Gustave Doré…
-Il n'a pas illustré Jules Verne. Dommage. Je m'y essaierai peut-être pour amuser mon petit garçon. Taisons-nous car je me demande si nos voix trop fortes ne représentent pas un danger dans ce décor.
Heureusement, bien vite le temps se dégage et les rayons d'un franc soleil dissipent les nuages. Et le mont Blanc nous est rendu ,dans toute sa splendeur !Les flaques de neige deviennent plus rares. J'annonce que nous sommes à plus de 2500mètres de haut. L'architecte toussote car l'air se raréfie. Il va falloir escalader des blocs de pierre en utilisant les pieds et les mains parfois . La chaîne du plus haut sommet de France apparaît alors dans toute sa puissance . Le mont, démesuré ,assis sur la vallée depuis la nuit des temps, affronte les bourrasques sans jamais perdre sa superbe. Même un ouragan cognant sa carapace de glace, ne pourrait en venir à bout. Il vit, solennel, entouré de sa cour d'aiguilles, de sommets, de précipices affreux. C'est un monarque et seuls les chamois peuvent venir le narguer dans leurs courses insensées à flanc de paroi.
L'architecte, sans doute ému, me demande la distance qui nous reste pour parvenir jusqu'au sommet. Je réponds que le temps si clair est trompeur .Vue de la vallée, la montagne mythique semble facile à rejoindre en quelques heures. Il en va tout autrement si l'on entame l'ascension, et partant le défi devient gigantesque. Le glacier qui nous fait face est encore une fois fracturé par une de ces crevasses redoutées .Dans toute sa splendeur immaculée ,elle hisse ses bords glacés qui semblent attendre leur proie. Impossible de la franchir avec une échelle.Il faut essayer de passer le pont de neige qui la recouvre. L'heure pas trop tardive nous permet de penser que la neige est encore capable de supporter le poids d'un homme J'en ai expérimenté des dizaines de passages, semblables à celui-ci .Avec le piolet, je me penche pour vérifier la dureté du matériau …
Catastrophe !Je perd l'équilibre! Je glisse vers le bas ! Ma tête heurte des parois de glace! Je vois les sommets qui tournent. Mes crampons tentent d'accrocher un coin dans la glace. Je fais appel à toutes mes forces. Ma chute cesse enfin. Le gros bonnet de cuir m'a évité de me taillader le cuir chevelu contre les pointes acérées. Plus haut, l'architecte a résisté au choc. La corde qu'il porte nouée à la taille est notre seule chance de salut…Un homme de cet âge va-t-il résister à l'effort ? Il faut me remonter sans que lui-même y perde la vie !
-Tenez bon.Je plante le piolet bien profond. Assis dans la neige, je vais la tasser pour ne pas glisser.
-Vous allez vous épuiser.
-N'ayez crainte. J'ai sauvé un officier de cette manière durant le siège de Paris face aux Prussiens.
-Vous n'étiez pas architecte ?
-La patrie étant en danger, on m'a nommé colonel dans le Génie.Vous savez, ma famille fréquentait l'entourage de Napoléon III.Mais ma jeunesse s'est aussi passée entre activités physiques et escalades. J'en redemandais toujours plus , à la grande surprise de mes amis.Les nuits dans les masures sans confort, c'est une chose banale dans mes souvenirs . Pendant la guerre de tranchées, il m'est arrivé de ne pas dormir durant trois nuits.
Je restai songeur en écoutant cet homme, familier des vieilles pierres illustres , raconter une existence bien éloignée des bals de la cour de France. Je ne pouvais qu'espérer un miracle...
-Baptiste, vous allez agir comme mon lieutenant d'autrefois . Il avait été jeté au bas d'un mur par un obus prussien. Saisissez la deuxième corde…
-Vous ne m'aviez pas parlé de cette corde en plus !
-Je ne souhaitais pas vous inquiéter. Avec la jeunesse, on n'est jamais sûr de rien.
-Vous devez être asphyxié par mon poids. Coupez la corde et sauvez-vous, au nom du Ciel !On viendra me chercher plus tard. Vous avertirez les secours.
-Je ne redescendrai pas seul !C'est d'abord une question d'honneur .Ensuite, je suis sûr de mon fait. Par chance vous n'êtes pas aussi replet que ces messieurs à gros cigares qui peuplent la promenade au bord du lac. Remontez par degrés en observant des haltes. Avec ma vieille montre à gousset, prise à l'ennemi, je vous donnerai le signal. Il y a tout au plus quatre mètre à parcourir.Du nerf, que diable ! j'ai besoin de vous pour mes futurs dessins.
Bien arc-bouté contre la paroi, j'entreprends le retour vers la liberté. Par degrés, je pousse avec les pieds pour gagner quelques centimètres. L'ancien soldat, invisible, m'encourage de la voix. Mon menton s'écorche contre la paroi dont le contact brûle presque la peau .Mes grimaces feraient fuir le plus effroyable des dragons !La sueur me ruisselle dans le cou.Voilà une heure qui m'a semblée interminable ! Je vois le bâton ferré que me tend l'homme mûr.
-Encore un effort !Après, retour en ville.C'en est fini avec les émotions pour aujourd'hui.
Un dernier sursaut ! Je saisis le bout de bois !J'attends que ma nuque perde sa raideur.Hissé hors du trou, les larmes me viennent aux yeux.J'ai bien envie de rester allongé là, jusqu'au crépuscule.
-Pas question de risquer l'hypothermie. Vous devez marcher et le plus tôt sera le mieux !C'est un ordre !
J'obtempère sans délai. Les reins tout endoloris, je me hâte en poussant des soupirs. Bien vite, l'habitude reprend le dessus et mon pas accélère en suivant la cadence de mon aîné.A nouveau en vue du refuge, je l'interroge :
-Ce n'est pas à la guerre que vous avez trouvé une solution avec un bâton de marche.
-J'ai utilisé un fusil Chassepot. Celui dont on dit tant de mal. Avec des liens de cuir et beaucoup de chance, cela a fonctionné. Pour une fois que la guerre sert à quelque chose…
Au bord du torrent nous retrouvons notre fidèle mulet. L'architecte me conseille de grimper dessus. Je réponds que je suis bien incapable de chevaucher une telle monture.
-Tout s'apprend, mon cher Baptiste. Montez en selle et vite. Si c'est une première pour vous, vous n'avez qu'à faire un vœu, comme disent les colporteurs de ce côté-ci des Alpes. Avant d'arriver en bas, promettez-moi une chose.
-D'accord, vous avez ma parole.
-Vous ne parlerez de l'incident à personne.Ma femme est restée en France, mais je ne veux pas l'inquiéter. En outre, passer pour un sauveur aux yeux de l'opinion, ne m'intéresse pas. Ce fut pareil pour le soldat du siège de Paris.
-Nul ne sera au courant. Pourtant, vous pourriez consigner cela dans votre journal , comme quand on a des souvenirs forts à raconter .
-Pas la moindre envie.J'aurais bien voulu que mon grand et fidèle ami, Prosper Mérimée, écrive une nouvelle avec ce type de mésaventure. Son talent aurait fait merveille une fois encore .Hélas, il nous a quittés l'an passé.
Je redescends du mulet dans les faubourgs de Lausanne, pour éviter les commentaires. On n'a pas l'habitude de voir un guide victime d'un accident sans redouter une loi des séries. Inutile de gâcher le plaisir de ces touristes venus découvrir la cité en ce mois de juillet .M'apprêtant à quitter mon compagnon, je l'entends qui me dit :
-Vous venez avec moi.J'ai une gouvernante qui se fera un devoir de vous soigner et je vais donner des ordres pour qu'on vous prépare un bain chaud.Refuser ce serait me vexer.
Nous montons les marches du manoir au milieu d'un parc planté de cèdres et de sapins.Dans le vestibule, orné par les dessins du maître, un domestique apporte une lettre sur un plateau .En la prenant ,l'architecte précise à mon oreille :
-Je vais me changer et je vous retrouve dans le salon. Allez vous faire beau , mon garçon.
Mes contusions sont légères et à part un hématome au bras, il ne restera rien de cette dégringolade dans quelques jours. Lavé de frais, rasé, encore tout odorant d'une eau de Chypre, je retrouve le maître des lieux. La lettre à la main, il arbore un large sourire.
-Je viens de recevoir une réponse qui me ravit. Un bonheur n'arrive jamais seul. Une fois votre vie sauvée, savez-vous ce que contient cette enveloppe ?
-Ma foi non.
-L'évêché, après les autorités municipales, me confirme son entier accord. On me charge donc de restaurer la cathédrale de Lausanne.Rien ne peut me faire plus plaisir.Je vais de ce pas donner des ordres pour qu'on transporte mes malles de Paris jusqu'ici.Le devise du canton de Vaud est " Honneur et patrie ".Votre patrie, Baptiste, vient de me faire grand honneur.