Cécité

philemon

Je suis allongé dans cette chambre d’hôpital. Le médecin présente un nombre indéterminé de doigts à 20 cm de moi, et me demande combien j’en vois. Mais je ne vois rien, je devine juste une forme, je sais que c’est un homme car il m’a parlé, je devine qu’il porte une blouse blanche, je ne saurais en dire plus…

Je suis en état de cécité. Et malgré ses propos, qui sont modérément rassurants, je ne sais pas encore si c’est réversible ou pas. Et j’ai mal à la tête, une douleur insoutenable, un étau qui me prend aux tempes, un coup de massue qui résonne sur le haut du crâne.

Le calme revient dans la chambre, les stores sont baissés, je n’ai pas peur de la suite, même du pire. Mais je gamberge tout de même, et j’essaye d’imaginer ma vie avec deux yeux morts.

Qu’est ce qui va le plus me manquer ?

Voir le soleil ? Non, car je le sentirai bien me réchauffer, je pense même ressentir la chaleur sous mes paupières, comme lors de siestes, les yeux mi-clos, avec une lumière tellement intense que la pupille n’accommode pas, une cécité lumineuse, mais une cécité tout de même.

Non, plutôt ne plus voir un sourire, des yeux qui pétillent, une bouche charnue qui goûte un fruit mûr, les marques du temps sur un visage, toutes choses qu’il me faudra alors deviner du bout des doigts, mais comment demander quand on est déjà si timide à une femme de bien accepter que je pose la pulpe de mes doigts sur son visage, suivre la commissure des lèvres pour savoir si elle est sérieuse ou si elle sourit, suivre les petites rides au bord des yeux qui en disent plus long sur sa vie et sa sérénité de femme qu’un long roman… Alors que toutes ces choses, je les vole à son insu, discrètement, lorsque je croise une femme, pour une seconde ou un plus long moment. Demain, il faudra que je me passe de toutes ces belles rencontres qui me nourrissent.

Je ne parle pas de ma capacité à créer de nouveau. Lorsque j’étais jeune adolescent, pour m’endormir, je ne comptais pas les moutons, non, je rejouais un morceau de musique, et j’intériorisais la partition, la position du doigt sur le manche, le coup d’archet, poussé – tiré, et le son que ce fragile équilibre générait. Alors ça, on ne me l’enlèvera pas. J’ai tellement joué de la guitare ou du violon les yeux fermés que je saurai toujours m’exprimer de cette manière.

La lecture… Ce n’est pas trop lire, car je sais me créer un imaginaire propre à partir des mots que j’entends ou que je lis. Je suis autant un homme de paroles que d’images. Non, ce qui va me manquer, c’est voir l’objet écrit, le livre, l’agencement des caractères sur la page blanche, la poésie des signes jetés dans un tel ordonnancement que non seulement ils donnent à imaginer, mais également à voir. Plus que la lecture, c’est l’acte de lire qui me donne une grande jouissance, s’installer, faire de la place autour de moi, faire mon nid, la tête suffisamment calée, les membres alanguis, le livre à moitié reposé pour que son poids ne soit pas une contrainte… Alors bien sûr, à défaut de lire, me restera toujours le plaisir de prendre l’objet-livre en main, sentir le grain du papier sous les doigts, deviner la légère surépaisseur de l’encre, le poids des mots…

Ce n’est pas la vie quotidienne non plus qui m’inquiète, je pense pouvoir me mouvoir dans un environnement hostile sans prendre trop de coups. C’est sans aucun doute la rançon de ma très grande taille, je me suis toujours protégé d’un univers bâti qui n’est pas fait à ma taille, des portes ou des poutres trop basses, des panneaux de signalisation posés dans mon champ de mouvement, des baleines de parapluie agressives en diable. Non, je suis armé pour ça.

Je me dis alors que ce qui est un handicap parfois dans une vie de voyant peut devenir un atout dans une vie d’aveugle. Je suis un homme tactile, et ma bonne éducation me pousse à réfréner mes instincts. J’aime toucher, et je me dis qu’une fois aveugle, j’aurai une vraie excuse pour cela. Toucher les statues dans les musées, prendre les fleurs en main, - on ne sait pas voir une fleur si on ne la touche pas, si on ne recueille pas son odeur dans la paume de la main-, prendre la main d’un enfant ou d’une femme pour avancer, traverser une rue.

Alors, non, je n’aurai pas peur de perdre la vue, tant qu’il me restera l’ouïe pour entendre les chants d’une femme ou les mots d’amour chuchotés, le toucher pour deviner les sentiments du bout des doigts, le sentiment d’agacement perceptible à la légère contraction de la peau, ou au contraire le sentiment de confiance lorsque le grain de peau s’adoucit, l’odorat et le goûter, qui sont deux sens que j’aime également mettre en avant dans la relation amoureuse.

Car oui, le drame pour moi d’être aveugle serait de ne pas connaître (reconnaître ?) le visage de ma prochaine amoureuse, mais le bonheur serait de la deviner chaque jour sans qu’il y ait l’évidence du regard, trouver une autre manière avec les autres sens de vivre la fusion des âmes et des corps.

Heureusement, je ne suis pas devenu aveugle...

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