Celui qui a vu monter Carlo !

jartagnan

Au milieu des années 1860, si vous flânez place du Palais, l’envie pressente vous prendra sûrement d’aller visiter ces petites rues typiques qui partent du Palais pour aller à l’autre bout du Rocher. Et chemin faisant, vous croiserez nombre de personnes, des autochtones, mais aussi des touristes. Et si vous vous laissez guider par la foule nul doute qu’elle vous entraînera jusqu’au couvent de la Visitation. Mais surtout, non loin de là, vous trouverez un des hauts lieux mondains du Rocher, le « Petit Bar », qui sous cette enseigne fort modeste, est une échoppe où se pressent tous les grands de ce monde. Tentés que vous serez, vous passerez donc la porte…

Une fois dedans, deux choses viendront frapper vos sens. Tout d’abord les odeurs, et quels arômes ! Derrière quelques relents de cigares, et fritures et de pet sec, votre activité olfactive sera émoustillée par les effluves de camphre, d’anis ou de paprika que dégagent les murs de cette bâtisse. Ensuite, les bruits. Le plafond bas et légèrement incliné assurant une sonorité particulière, la musique du fond, des accords de guitares espagnoles, de violons tsiganes, mais aussi de cornemuse écossaise viendront bercer vos ruches à miel sans que le brouhaha de la populace ne vienne en perturber la moindre note.

Et pourtant la populace est fort nombreuse. À l’entrée, en haut des quelques marches donnant accès à la fausse mondaine, vous trouverez quelques philosophes peu enclins à se fondre dans la foule, qui échangent leur point de vue autour d’un verre d’eau ferrugineuse, ou de liqueur de citron :

« Diable, Platon avait raison dans son allégorie de la caverne, nous autres humains ne voyons que des ombres, rares sont ceux à voir la réalité dans le blanc de l’œil

— Ouaip ! Mais Platon n’avait pas accès à ce divin élixir jaune distribué dans cette échoppe.

— En effet, et je dois l’admettre, c’est bien cette liqueur au citron qui désenclave l’esprit de l’homme et l’ouvre sur la réalité de l’existence de l’être de l’homme !

— Malheureusement, il est quand même terrible que de constater combien observer le réel avec assiduité pendant plusieurs heures nous file un mal de tête hautement carabiné et nous force à des épanchements urinaires forts fréquents.

— Oui, mais le réel est à ce prix

— Alors, mes amis, ne boudons plus notre plaisir et levons notre verre à cette révolution de pensée que j’oserai nommer l’allégorie de la taverne ! »

Après avoir observé le relief tout en longueur du petit bar et écouté deviser nos amis philosophes, vous vous hasarderez sûrement à descendre les quelques marches pour pénétrer au cœur de ce haut lieu mondain principautaire.

Sur la droite, vous trouverez les derniers vestiges de la Révolution française, hauts patriotes parmi lesquels se mêlent généralement des autochtones pour des débats souvent houleux :

« Moi je vous le dis, je n’ai toujours pas compris pourquoi ces gueux de Mentonnais ont fait sécession. Regardez le développement de notre principauté, ils doivent s’en mordre les doigts !

— Mais être rattaché à la France messire, c’est un gage d’une très grande noblesse d’âme. La France, c’est quelque chose de tellement beau comparé à ton modeste caillou. La France, c’est la plus belle France du monde ô mon môssieur !

— Mais bien sûr, et la marmotte, elle emballe la fougasse dans du papier journal, c’est ça ? Trêve de plaisanterie sans rire, depuis que vous avez décapité vos rois, votre France là, elle ne ressemble plus à rien. C’est le bordel, pas d’autorité, la populace fait tellement ce qu’elle veut que plus rien n’est fait. Si impossible n’est pas français, il faudrait bien que vous pensiez à faire le possible d’abord, une fois, juste pour voir. Avant, sous Louis XIV, la France, c’était fastueux, c’était beau, c’était vertueux. Maintenant, avec vos idées de libertés anarchistes qui ont mis en branle toute les populaces d’Europe en foutant le bordel, et avec Napoléon qui est venu repasser la seconde couche, votre “esprit” français a fait chier tellement de monde que plus personne ne vous invite nulle part !

— Comment cela donc ! La France, c’est la terre de la liberté, c’est l’universalité, c’est l’héroïsme aussi. Pensez donc à Jeanne d’Arc, tout le monde nous l’envie, regardez en Espagne, ils n’en ont pas eux, des Jeanne d’Arc !

— C'est vrai, ils n’ont jamais eu l’idée qu’un bon combustible pourrait sauver un pays.

— Messire, permettez-moi de vous dire que vous êtes insultant, et permettez-moi de vous traiter de maroufle à mon tour. La France, c’est le pays des droits de l’homme, c’est un fait que tout le monde doit respecter et se prosterner devant !

— Oui, ben si tu m’insultes encore, tu risques de te les prendre dans la tête les doigts de l’homme ! »

Avant que cela ne dégénère, et afin d’éviter une balle perdue, vous vous précipiterez sur votre gauche où se trouve la tablée des explorateurs, qui se montrent l’un l’autre leurs dernières découvertes préalablement empaillées, mais aussi un peu maquillées afin de gagner le prix scientifique de la soirée, pour une découverte de toute première bourre :

« Pas la peine de palabrer messires, c’est moi qui ai la découverte de l’année, s’écria l’un d’en eux en exposant un animal glabre de la taille d’un renard.

— Bas, on dirait un chien rasé ta découverte

— Non, j’ai nommé cela le Thornidre Monocouillu !

— Gné ?

— Cet animal est herbivore, il se nourrit de feuilles de buissons et de certains petits arbres qui poussent au sud du Japon.

— Ah, le Japon, c’est nippon ni mauvais là bas

— Cet animal vit souvent en bande, mais quelquefois seul, à cause du mauvais caractère de cette espèce. D’ailleurs, il n’est pas rare de voir des thornidres se cracher dessus (leur mode de combat) sans raison apparente, juste parce que le thornidre de tête n’aime pas un autre thornidre. N’écoutant que leur pleutrerie, ils se liguent à 15 contre un seul qui est obligé de fuir sous les glaviots et il ira fonder un nouveau groupe, ou se rattacher à une autre bande.

— Passionnant, on dirait des humains !

— J’ai quelques présomptions comme quoi son mauvais caractère viendrait de sa monocouille qui pendouille seule dans le vide. Mais je n’en suis pas très sur, car je ne crois pas que le thornidre a un cerveau assez développé pour savoir compter…

— Bien bien… N’empêche que ton machin ressemble toujours à un chien glabre auquel on aurait tranché une couille… »

Las de ces déjections animalières, vous poursuivrez votre chemin pour aller jusqu’au cercle des poètes disparus, grande table ronde où conversent des amateurs de mots aimant titiller le palais d’autrui par des rimes et des sonorités incongrues, en plus que par l’afflux toujours constant de muscat de Beaumes-de-Venise :

« Attendez, j’en ai trouvé une bien bonne là : Eau originelle ferrugineuse, eau minérale déminéralisée, au originale désoriginalisée !

— C’est très dans le ton d’ici mon cher, mais ce n’est pas terrible. Écoutez donc celle-ci : je veux les cheveux de ce chevalier chevelu chevauchant son cheval, et non ces cheveux de chèvre de ce chevronné chevrier !

— Bravo, clap clap clap.

— Mouai, bof, ma plume déplumée m’a plumé ceci : Un papatissier qui pâtissait chez un tapissier qui tapissait dit un jour au tapissier qui tapissait : “vaut il mieux un pâtissier chez un tapissier qui tapisse que tapisser chez un pâtissier qui pâtisse ?”

— Jolie, très jolie, sincèrement. Mais je crois que je vais mettre tout le monde d’accord avec celle-là : Cocoa, le concasseur de cacao, courtisait Kiki, la cocotte. Kiki, la cocotte convoitait un caraco kaki avec un col de caracul. Mais Cocoa le concasseur de cacao ne pouvait offrir à Kiki la cocotte qu’un caraco kaki sans col de caracul. Le jour où Cocoa vit que Kiki avait un caraco kaki avec un col de caracul, il comprit qu’il était cocu !

— Arf oui, bon, d’accord, c’est beau ! »

Saouls de belles paroles, vous avancerez pour atteindre l’avant-dernière étape de votre cycle initiatique qui vous mènera jusqu'au comptoir, passant donc devant le carré VIP où se massent nombre de célébrités de l’époque :

« Allez messire gentleman, racontez-nous encore vos exploits en Afrique, chez le Roi Salomon, quémande un lèche-cul (il y en a beaucoup dans les carrés VIP)

— Non, ça va, j’ai assez donné, demandez plutôt à ce cher capitaine Némo de vous conter ses affaires de poulpe, rejeta Alan Quatermain

— Non, pas Némo, supplia le Docteur Jeckill, la dernière fois, son histoire de mollusque m’a filé des palpitations. Et vous savez qu’il en faut peu pour…

— Et puis il y a des enfants ici, coupa Dorian Gray, désignant le jeune Thomas

Sawyer et son copain Huckelberry Finn

— Oui, mais on aimerait bien avoir vos histoires, pleura le lèche-botte

— Pfffff, répondit le Capitaine Némo

— Oui, mais non, vous êtes là pour ça, se lamente le lèche-derche

— Monsieur… Comment déjà ? Coupe miss Murray. Enfin, de toute façon, je m’en fou de votre blaze. Ça vous dirait de venir avec moi, vous promener au clair de lune, deviser le long des remparts, demanda’-elle en se passant la langue sur la lèvre supérieure.

L’homme, subjugué, s’en ira avec la belle ténébreuse…

“Vous n’intervenez pas messire Van Helsing ? demande alors un homme de l’assistance

— Non, non… D’une part, ce n’est pas elle que je cherche, mais l’assassin de son mari, et puis il y a des choses plus importantes qui vont se passer dans peu. Cixi dans le fond m’a l’air d’avoir assez picolé, je ne veux pas rater son spectacle.

— Cixi ? Qui ça, l’impératrice d’Ekmül, une des îles du pacifique est là ?

— Oui, au fond là bas, toute de rouge vêtu, enfin, peu vêtu, puisqu’elle ne porte que le strict minimum. Ah, regardez, elle monte sur une table, ça va être chaud !

Attirez par l’émulation ambiante, vous vous retournerez pour voir une fille brune, vingt-cinq ans à tout casser, cheveux bouclés, vêtus d’un corset rouge faisant ressortir quelques bienfaits de la nature, et une sorte de short extrêmement serré lui rentrant dans l’arrière-boutique. D’une voix claire, elle se mit à chanter devant une assistance qui bave d’impatience :

Manon la gueuze ne porte jamais d’culotte

Chevalier sort ton dard et décalotte

Et bourre la ribaude

Fourre z’y ta rapière

Et bourre la ribaude

Fourre z’y par derrière

[…] (censure, interdit aux moins de 18 balais)

Oyé la bourrée

Du joyeux laboureur

Qui toujours se mit

À l’heure du semeur

Ecoute mon ode

Laboure ton champ

Et bourre la ribaude

Un coup par-devant

Poussé par la foule qui chante selon les rythmes imposés par l’impératrice du salon, vous vous retrouverez au but de votre parcours : le comptoir du ‘Petit Bar’. Tout en ronce de plastique, avec des dorures plaquées, un mur de liqueur à profusion et nombre de marmitons qui s’activent du popotin pour faire des cocktails et autres boissons princières. Après avoir commandé un double Top Bi-Badaboum (dont la recette secrète depuis des millénaires se compose d’1/3 de Tequila, d’1/3 de Rhum, d’1/3 de Limoncello et d’un noyau de cerise, le tout servit dans un verre à cervoise, à boire cul sec sinon le noyau risque de vous étouffer), vous regarderez avec fierté le chemin parcouru, regardant les philosophes philosopher (boire), les poètes poueter (se murger), les explorateurs explorer (se torcher), les révolutionnaires révolutionner

(picoler) et les VIP baver devant les danses de Cixi…

Votre regard sera frappé par le dernier carré, où un visage familier ressortira de la foule trémoussante. Vous vous approcherez pour essayer de mettre un nom sur cette connaissance. Nageant difficilement dans la foule dansante, votre galanterie laissera passer Miss Murray revenue seule, un mince filet rouge coulant de ses lèvres, et grâce à Dame Persévérance, vous arriverez jusqu’à celui que vous avez reconnu, qui n’est autre que le Prince Charles III, venu se relaxer en compagnie d’autres personnes, dont François Blanc, connu pour avoir fait prospérer le Casino de Hombourg. Avec discrétion, vous épierez la conversation :

‘Monseigneur, je suis d’accord pour tenter ma chance avec la concession des Spélugues. Les voies de communications promises par Napoléon III ainsi que l’excellente qualité du site me rendent fort optimiste. J’accepte aussi toutes vos conditions quant aux différents services publics que notre société devra assurer en échange du monopole des jeux. Cependant, j’aimerai donner un nom un peu plus ‘exotique’ au plateau des Spélugues. Vous savez, un nom, c’est important. Permettez-moi donc de vous suggérer ‘Charleville’

— Hum, pourquoi pas, répondit le Prince. Puis-je vous suggérer moi aussi quelques noms ?

— Mais bien sur monseigneur

— Je suis très attaché à mon fils vous savez, alors Albertville me semble plus judicieux

— Oui, mais j’ai ouï dire qu’une cité savoyarde se nommerait déjà ainsi

— Ah… Exotique vous avez dit ? Et paradisiaque de surcroît ? Et pourquoi pas Elysée-Alberto ?’

Le reste de la conversation sera inaudible pour cause de bronca générale demandant le retour sur table de l’Impératrice chanteuse. Celle-ci se fait un peu prier et désirer (c’est une fille après tout), puis  exécute une nouvelle prestation :

Xyla, la joueuse de luth

Avait le cuissot accueillant

Aimait qu’on caresse son luth

Et qu’on y farfouille dedans

Une main par-ci

Une main qui tripote

Et une main par-là

Une main qui gigote

Une main au frifri

Une main qui se frotte

Et une main en bas

Au fond d’la culôôôôôôôôôôôôtte !

C’est alors que l’imprévisible se produit. Un pilier du P’tit Bar, une chopine à la main, sûrement jaloux du trop plein d’attention apporté à la belle en corsage, se mettra lui aussi sur une table, vitupérant :

‘Eh ! Oh ! Moi aussi je sais chanter et trémousser de mon joli popotin

— Houai, vas-y Mikaël, vas-y !’ Répondit un autre pilier en chopine

Avez-vous vu monter Christo ?

Noooooooooon, je n’ai vu monter personneeeeeee !

Avez-vous vu monter Vidéo ?

Noooooooooon, je n’ai vu monter personneeeeeee !

Avez-vous vu monter Carlos ?

Noooooooooon, je n’ai vu monter personneeeeeee !

C’est alors que la garde prétorienne, déjà sur place pour arrêter deux révolutionnaires qui se tapaient l’un l’autre en criant ‘tiens les vla dans ta gueule les doigts de l’homme !’, viendra fourrer le chanteur au cachot pour lui apprendre le solfège, le Prince Charles III se lèvera brutalement en se frappant le front du plat de la main :

‘Mais bon sang, mais c’est bien sûr ! Que dis je ? Heure et cas !

— quoi monseigneur !

— Le plateau des spélugues, ça sera Monté Carlo !’

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