Cendrecoeur

aurelianne-snowhawke

« Reste brave. Jure-le moi.

- Je le suis. »

Dans un monde ressemblant au nôtre s'il était plongé dans l'anarchie et le crime, Sagitta a depuis toujours vécu dans la contrée oppressée de Fleuve. Lorsque l'Inquisition vient recruter la nouvelle génération au travers du pays, la jeune fille décide de s'arracher à sa vie tragique et vouée à la mort en devenant candidate. Trois épreuves attendent les jeunes postulants, et seuls les derniers survivants auront une chance d'acquérir le titre si convoité, obtenant richesse, célébrité et pouvoir. Mais peut-on rester humain lorsque notre propre survie correspond au trépas d'un autre?

« Je les ai tués.

-Non, Sawda, tu nous as gardées en vie. », Incendies

                  

Tu t'avances dans la pièce sombre. Dans la lumière ténue et vacillante des bougies, tu retiens ton souffle, fuyant un contact de plus avec ce monde. Tu es lasse. Lasse de tout. Lasse de tes obligations, surtout. Tu n'en peux plus. Tu as dû affronter la même chose que tout le monde pour te rendre où tu es, bien sûr, mais tu ne veux plus que personne ne le vive. Tu es épuisée. Tes pas te guident jusqu'au balcon de marbre rose, et tu poses ton pied nu et olivâtre sur le dallage. La brise extérieure t'arrache un soupir de délectation, tu embrasses de toute ton âme la fraîcheur du dehors, contrastant avec la chaleur étouffante de la tour. Tu fermes les yeux dans ton extase. Tu te sens presque libre. Presque.

Ton point d'observation surplombe les rues silencieuses de la ville d'Aurèbe, et pendant un instant tu comprends ce que doivent ressentir les gargouilles dans leurs jours silencieux. Les alignements ordonnés de maisons, racines de la tour au centre de tout où tu es perchée, t'entourent en étoile et paraissent noires et opalescentes dans la nuit paisible, de temps à autre traversées par des voitures crachotantes ou quelques orphelins vandalisant les arrières-cours. Les quelques fenêtres illuminées viennent des tardifs comme toi qui ne trouvent pas le sommeil. Mais eux n'ont sûrement pas de raison aussi valable que toi. Tu resserres ton emprise sur ta chemise de nuit immaculée et passe une main dans tes cheveux brun cuivré. Te rendre compte de ta responsabilité dans la mort de dizaines d'enfants dans les temps à venir te refusent l'accès au réconfortant monde des rêves, où tu souhaiterais t'enfuir le plus loin possible, cachée dans un monde dont seule toi as la clef.

Tu lèves les yeux vers le ciel. Les étoiles, sentinelles du monde nocturne, brillent timidement au-dessus de toi. Le nuage argenté du royaume des dieux balafre les nues à son zénith, et tu reconnais plusieurs constellations, telles la Lyre, le Chasseur et la Flèche. Les cieux portent des messages, l'on dit. Les cieux te parlent, l'on dit. Tu te demandes quels mots tentent d'être transmis à ton esprit. Certainement de sombres dires. L'on ne rit pas les jours de recrutement. Mais tu serres les dents, te prépare à rencontrer ces jeunes gens, entraînes ton coeur à ne point s'attacher. La nouvelle génération doit être choisie, ainsi que la jeune fille que tu auras désigné pour prendre ta place. Sinon, qui sait ce que les dieux t'enverront comme malédiction.

Tu te mords la lèvre inférieure, tic que tu as développé lorsque tu es nerveuse. Tu détestes ton rôle de Sainte Mère. Du moins, aujourd'hui. Avoir officieusement le contrôle absolu n'est pas pour te déplaire, surtout lorsque tu peux influencer les décisions des plus grands dirigeants qui te craignent autant que la fureur divine. Ce que tu es. De tes actes le peuple se plie, et ta flamme consume des villages entiers de dissidents. Tu ne crains ni la mort ni la douleur, et ne recules devant rien, n'éprouves aucun remord. D'habitude. Or, sacrifier tous ces jeunes gens ayant la ferveur et la foi, embrassant ta cause avec passion, t'emplis de tristesse.

- Dame Leven.

Tu sursautes violemment et tires un poignard de sous ta chemise de nuit, par réflexe. Tu découvres un simple templier, une jeune recrue de la plus récente génération, l'air inquiet. Tu le jauges dans toute ta majesté et ses paupières papillotent, sûrement aveuglé par ta beauté ou terrifié par tes pouvoirs dévastateurs.

- Que veux-tu, fils? prononces-tu sèchement.

- Vous... Vous ne dormez pas?

- Tu es observateur.

Le jeunot s'approche à pas gênés de toi, et tu réprimes une moue de dédain. Il vient à tes côtés, et une brise douce vient souffler au travers de vos cheveux. Tu as envie de hurler, de pleurer ta frustration, mais tu ne peux laisser passer un seul signe de faiblesse devant ton serviteur. Tu te contentes de te mordiller la langue pour retenir ce flot d'émotions empoisonnées qui menacent de fissurer ton armure au-delà du charnel.

- Vous devriez vous reposer. Vous aurez besoin de toutes vos forces pour demain.

Rêves-tu ou ce jeune homme témoigne de la compassion pour ton sort? Ta muraille ramollit, tu t'adoucis devant cet enfant. Serait-ce de la sympathie que tu sens naître en ton coeur? Ceci est dangereux. Très dangereux. Trop. Tu lui adresses un pâle sourire. Tu aimerais bien glisser dans le monde des rêves, mais ses portes te sont fermées ce soir. Tu ne trouveras jamais le sommeil.

- Je te remercie de ton attention, mais je survivrai. Mon corps a déjà été bien plus vidé que par une seule nuit blanche.

Le jeune homme pose sa main sur ton épaule, t'arrachant un frisson. Une chaleur s'empare de ton bas-ventre, et tu jures tout bas. Achrante tenterait-elle de t'attirer dans la tentation? Tu respires difficilement, et le templier t'attire près de lui, pose ses bras autour de tes épaules nues. Ton coeur semble vouloir défoncer ta poitrine, un tourbillon envahit ton âme lorsque vos bassins se touchent. Ses lèvres viennent effleurer les tiennes, t'envoyant une décharge sensuelle jusqu'au creux de ton dos, et tu sens les braises qui sommeillent en toi prendre feu soudainement. Il t'embrasse doucement, et un flot de violentes émotions inconnues te prend d'assaut.

Tu t'écartes lentement, et gardes une distance si intime que le vide qui vous sépare est presque palpable. Il te scrute avec tendresse, tu ne sais que penser. Mais c'est dangereux. Tu te retires de son étreinte, calmement, un sourire enjôleur aux lèvres, puis, d'un claquement de doigts, le jeune homme se consume. Il hurle alors que la puissance ignée de la Grande Déesse fait fondre sa peau si parfaite et une odeur de viande brûlée envahit la pièce. Tu t'écartes du cadavre devenu tas de cendres que le vent disperse, puis retourne à ton observation de la ville. Tu ne dois pas ressentir de pitié. Surtout alors que tu t'apprêtes à sacrifier une cinquantaine d'adolescents.

                      

Je suis tout en haut d’une falaise surplombant la mer. Le ciel, la houle sont gris, gris comme la poussière. Le vent souffle, puissant, sur mon visage, m’obligeant à plisser les yeux, un vent chaud et humide, chargé de tempête. L’eau, très loin en bas, se fracasse violemment contre le roc, et les récifs acérés reprennent leur respiration alors qu’elle se retire pour mieux les frapper. J’ai le sentiment urgent que je dois accomplir quelque chose, mettre à terme une mission de la plus haute importance. Rien ne me vient, cependant. Je n’arrive pas à me souvenir pourquoi je suis ici. Quelle imbécile. Pourtant, ce ne devait pas être une quête d’une difficulté insurmontable. Je suis en colère. Très en colère. J’essuie une larme de rage.

Je dois dire quelque chose, je crois. Les mots ne me viennent pas. J’articule des paroles au hasard mais, bien entendu, rien ne se passe. J’ai envie de chanter. Une chanson douce, calme, pour apaiser mon être et le zéphyr. Ma voix ne sonne pas. Existé-je vraiment? Si je ne puis faire quoi que ce soit, suis-je véritable? Je sens le souffle de l’Ouest sur ma peau, et pourtant, j’ai l’impression d’être fausse. Illusoire. Je prends une profonde inspiration, comme pour me prouver que je suis vivante. Mes poumons se dilatent. L’air caresse ma gorge et m’emplit d’existence. Je ne suis pas morte. Ni chimérique. Alors qu’est-ce qui cloche tant avec cette scène?

Un corbeau voltige autour de moi. Je tends mon bras, et il s’agrippe à ma chair, m’arrachant une grimace de douleur. Posé, nous nous contemplons mutuellement. Je suis fascinée de voir un être d’une telle sagesse avoir l’air aussi fragile. Je lui caresse la tête. Lui doit me prendre en pitié, je parais si misérable. Je suis le pire exemple de la race humaine. J’ouvre la bouche à demi et tente de produire un son, pour lui montrer que j’ai besoin d’une voix. Il penche la tête, se met à croasser. De plus en plus fort… son cri me perce l’échine. Il déchire l’univers. Un cri divin, un cri…

Réel. J’ouvre des yeux fatigués sur ma chambre. Je me tire doucement de mes couvertures de laine, encore trop accueillantes. Oh comment j’aimerais y rester lovée des heures encore. Or, je ne peux me résigner à annuler mon entraînement personnel. Posté à ma fenêtre aux volets ouverts, entre les rideaux gonflés par la brise, un corbeau croasse, me demandant sa pitance. Effectivement, il aurait été grossier de lui demander de jouer au coq sans une quelconque paie. J’ouvre le tiroir de ma commode brinquebalante et y prend une poignée de baies prévues à cet effet. Je n’ai pas trouvé mieux, mais ça devrait faire l’affaire. Je tends ma main à l’oiseau, glisse mes doigts sur son flanc et caresse son encolure. Ce dernier cesse son chant cassant et se délecte de sa récompense.

Le charognard, satisfait, esquisse une révérence polie avant de prendre son envol. Je souris faiblement, puis enfile les premiers vêtements qui me tombent sous la main. J’entreprends alors de descendre au rez-de-chaussée sans faire de bruit. Réveiller qui que ce soit signerait mon arrêt de mort. On me demanderait certainement de justifier mon éveil avant même le lever du jour, ce que je ne peux me résigner à faire, avant de me punir de façon plus ou moins agréable.

Je me pose donc sur la pointe des pieds à chaque pas accompli et file. Je me glisse hors de la maisonnette et me retrouve face aux champs, quelques dizaines de mètres plus loin. L’air est frisquet, j’aurais dû apporter un manteau. Au loin, le fleuve coule paisiblement, encore endormi par ce matin à peine entamé. Son gris le confond presque avec le coton chargé de pluie du ciel, prêt à déverser ses gouttelettes sur la terre.

Près de mon humble demeure de bois pourri par l’humidité du climat fluvial résiste une minuscule cabane où l’on laisse moisir les vieilleries et souvenirs. Sa véritable fonction est tout autre, cependant; elle permet à mon père et à mon frère de camoufler leurs arcs destinés à la chasse. Officiellement, nous n’avons pas le droit. Les règles sont strictes. Le simple fait de posséder une arme est passable de la peine capitale. La chasse en elle-même est réservée aux riches, aux nobles. Les sans-castes comme nous ont droit à la flagellation publique si nous osons profaner les terres de nos seigneurs, sinon pire. Sauf qu’ils ne peuvent pas tout contrôler. C’est dans nos veines de chasser. Ils ne peuvent nous empêcher de faire ce pourquoi nous sommes sur cette terre.

J’ouvre la porte grinçante aux gonds rouillés du cabanon, essayant tant bien que mal de camoufler le bruit infernal. Heureusement, le corbeau était toujours dans le coin, et se met à croasser pour couvrir le bruit. Je lui adresse un sourire de remerciement. La charité gratuite dans ce genre est rare de nos jours.

Je trouve l’arc dissimulé sous des peaux de castor empilées. L’odeur de cuir emplit mes narines alors que mes mains caressent le matériel si doux pour retrouver l’arme. Je l’attrape et retrouve le carquois un peu plus profondément, que je hisse sur ma frêle épaule. Ce que je fais est interdit. Pour commencer, une femme tenant une arme est considéré comme un péché mortel, sauf si templière. C’est braver les dieux directement. Mais en plus, je contredis le règlement imposé à ma patrie, soit l’interdiction formelle de pouvoir se défendre si jamais l’envie prenait aux hautes-gens de se défouler sur nous.

Je me sens plus en confiance, ainsi équipée. La poigne familière de l’instrument – car je le vois comme tel – me donne plus d’assurance. Presque comme si je pouvais me dresser contre eux. Mensonges, bien entendu. Je sais de quoi ils sont capables. Et le fait d’être une jeune fille pauvre ne leur attendrira aucunement le cœur lors de leurs punitions drastiques. C’est la vie, que voulez-vous. Les plus forts sont par-dessus les plus faibles. Ce qu’ils ne savent pas, toutefois, c’est que je suis encore plus forte qu’eux. Ils ne le savent pas encore. Ils ne le sauront probablement jamais.

Alors que je bande l’arc plus ou moins maladroitement, avant de viser de mon singulier regard plissé, corrigeant la trajectoire de la flèche, je réalise qu’aujourd’hui, je dois être particulièrement rigide dans mon exercice. Dans une douzaine d’heures, l’Inquisition viendra chercher les nouvelles recrues. Les jeunes gens se sentant dignes de devenir des leurs, de contrôler leur vie, d’obtenir à la fois gloire, richesse et pouvoir. Ils sont faibles. Ils ne comprennent rien. Rejoindre les rangs de l’Église ne signifie en rien devenir maître de son destin. C’est le signe qu’ils se sont résignés. Résignés à être opprimés. Je les méprise. Jamais je ne serai comme eux. Jamais.

Or, je n’ai pas le choix de m’exercer. Lorsque le nombre de candidats demandé n’est pas rempli, il n’est pas rare que les Paladins viennent chercher des jeunes gens au hasard dans la foule. Quoi que mon cousin, Aloysius, et moi doutions. Ceux qui partent sont toujours les plus qualifiés. Nous ne savons pas comment les Paladins savent qu’ils sont talentueux, mais l’évidence est là. L’an dernier, mon frère a presque été choisi. Presque. Quelqu’un a volontairement décidé d’y aller à la dernière minute, je ne sais pas trop qui. Je n’ai pas jugé nécessaire de regarder. Tout ce que je sais, c’est que je ne vais pas prendre de risques.

Au bout de quelques flèches, je vais ranger l’arc, après avoir délogé les projectiles de la cible. Je me suis améliorée. Je ne suis pas exceptionnelle non plus, mais disons que je me débrouille. Souriante, je camoufle à nouveau l’arme là où elle était en prenant soin de ne laisser aucune trace. Puis j’entre à l’intérieur.

Je sursaute en découvrant ma mère qui s’affaire à préparer le petit-déjeuner. M’a-t-elle vue? J’espère que non. Même ma famille ne doit pas être au courant. C’est mon secret. Pour eux, le savoir est les condamner aux mêmes crimes que moi, ce que je ne supporterais tout simplement pas.

Elle me lance un sourire énigmatique. Déjà qu’elle doit se poser des questions quant à mon lever particulièrement tôt. Jessie dort encore. Phyllis aussi. Je crois que mon père est parti à la scierie, toutefois. Je suis quand même la première levée, ce qui paraît louche, étant donné qu’habituellement, je retourne me coucher après mon entraînement pour simuler un sommeil long et complet.

Ma mère ne transparaît aucune conjecture, ce qui a le don de me rendre folle. Je ne sais même pas si elle m’a aperçue, même pas si elle se demande ce que je faisais. Je n’aime pas ne pas savoir. Ça réveille en moi des envies psychopathes. Je jette un coup d’œil par-dessus son épaule, un sourire innocent collé à mon visage. « Ça a l’air délicieux. » je chuchote. Et je le pense. Nonobstant le fait que nos ressources alimentaires soient terriblement limitées, Maman trouve toujours un moyen de rendre ça fabuleux. Papa aussi, d’ailleurs. J’en viens à me demander si avec mes talents de cuisinière relevant plutôt de la légende je fais effectivement partie de cette famille. Je suis la seule capable de mettre le feu à de l’eau. Je vous jure. En fait, c’était plutôt la casserole qui a pris feu, mais le résultat est le même. Depuis, on m’interdit de m’approcher trop près du four. Sage décision.

- Ils ont coupé l’eau.

- Hein?

Je me retourne vers Maman, sans comprendre. Elle me jette un regard épuisé. Je n’en crois pas mes oreilles. Coupé l’eau? Mais ils n’ont pas le droit! Qu’est-ce que nous leur avons fait cette fois pour qu’ils nous condamnent à dépérir? J’aurais envie d’aller les visiter, ces imbéciles, et de leur arracher la gorge avec mes dents.

-Un vieil homme a été tué ce matin, commence ma mère, comme si elle lisait mes pensées. Un garçon a tenté de prendre sa défense, et il a accidentellement blessé un Paladin.

-Alors on paie tous.

-Qu’est-ce que tu crois? Ce n’est pas la première fois.

Le pire, c’est qu’elle a raison. Les hautes-gens saisissent n’importe quelle opportunité pour nous faire subir leurs caprices. Par exemple, il y a quelques années, un enfant avait volé une pomme à un noble. Ils l’ont découvert, et, après avoir tranché la main dudit enfant, ont coupé la circulation marchande dans la province pendant une saison entière. La majorité des jeunes bambins et des personnes âgées étaient morts de faim ou de froid cette année-là. C’était l’hiver. En Fleuve, on ne peut survivre sans laine ou fourrures pendant l’hiver. On ne peut juste pas.

-Tu pourras aller en chercher en ville? me demande Maman. De l’eau, je veux dire.

-J’essaierai d’en trouver, je soupire.

-S’il te plaît. On ne pourra pas durer très longtemps sans eau. N’hésite pas à aller voir… tu sais qui. Au cas où.

J’acquiesce. Depuis quand hésité-je? Et puis, ce n’est pas comme si j’avais déjà craint les parias de la société. Je ne sais pas si ma mère est au courant, mais disons que je ne traîne pas avec les gens les plus nets de Saint-Ever. Qui l’aurait cru. Je n’ai pas vraiment le physique de la criminelle, avouons-le, avec ma taille juvénile et mes grands yeux ambrés. Bon, je n’ai jamais commis de crime explicite, mis à part le tir à l’arc, mais le simple fait de traîner avec les rebelles, drogués et alcooliques que cachent les bas-fonds de la ville est une violation en soi.

Je lui adresse un grand sourire innocent, puis prend la direction de l’extérieur. J’attrape un seau vide à la volée, posé contre le mur, puis sors de notre petite propriété. L’air pur et vif de l’hiver me frappe une seconde fois, et une seconde fois je me dis que j’aurais dû prendre un manteau, réprimant un frisson. Il faut croire que je n’apprendrai jamais.

Saint-Ever est un petit village qui s’est développé en bordure du fleuve, bien éloigné des grandes villes. En fait, nous sommes coupés de presque tout. Si la pêche arrive à faire subsister la majorité de la population, certains se recyclent comme bûcherons ou draveurs, exploitant la forêt luxuriante qui borde le lieu. Malheureusement, si la pauvreté est chose courante en Fleuve, ici, elle est frappante. Je n’ai jamais eu trois repas par jour, et nombre des habitants du coin meurent régulièrement de la faim ou de la maladie, étant incapables de se guérir, ou étant tout simplement trop faibles pour avoir une chance de survie.

Le crime n’est pas rare non plus. Je n’ai pas vraiment côtoyé nombre d’orphelins, mais je sais très bien qu’en voir un rôder autour de chez moi signifie qu’il me faut verrouiller chaque porte et fenêtre, tout en gardant le chien à l’intérieur. Trop de gens voient leur maison cambriolée peu après. De plus, je garde toujours un canif en poche, au cas où je devrais passer par les ruelles. Plus de jeunes filles disparaissent pour ne jamais revenir que l’on ne croit. J’ose espérer que mon tempérament belliqueux et ma tendance à la violence me sauverait, mais je ne dois pas me faire tant d’illusions. Vivre à Saint-Ever, comme partout en Fleuve, et même au-delà, est terriblement risqué. Chaque jour qui passe où nous sommes encore en vie est un jour de grande réussite.

Je traverse une rue cahoteuse dont le pavement n’a pas été fait depuis des dizaines d’années au moins et suis le chemin vers la Grand-Place. Sur le bord de la baie, une sorte de marché semi-ouvert fourmille à toute heure du jour, où l’on peut habilement voir commerçants, pêcheurs et artisans dévoiler leur étal à une foule plus ou moins dense. Je peux identifier facilement la plupart des visages. Je dois connaître près de tout le monde, à Saint-Ever. Et c’est réciproque. Je crois qu’on me voit comme une fille rayonnante et aimable, ce dont je doute fortement. J’ai la fâcheuse manie de frapper dès que provoquée, ce qui m’a attiré un historique d’ennuis plutôt impressionnant.

Je repère Aloysius à son stand de filets. La journée semble plutôt calme de son côté, pour l’instant, j’en profite donc pour me glisser devant lui. Son visage s’illumine en me voyant, et je lui réponds par un grand sourire. Je contemple la marchandise d’aujourd’hui, comme toujours admirative. À côté des filets parfaitement agencés, je peux voir les bracelets de corde et de perles, les mêmes qui habitent en si grand nombre mon poignet gauche, et des tonnes d’autres œuvres. À chaque fois qu’il m’en offrait un nouveau, au moment de le nouer, il me disait de faire un vœu. Il a vraiment un don. Ses doigts de fée, capables de tisser n’importe quoi à partir de rien, sont célèbres partout dans le coin. De même que son air charmeur, que son humour malgré son histoire tragique.

Aloysius a depuis toujours vécu dans une famille plutôt riche, dans les quartiers les plus élevés du village. Il était dans le genre timide, comme gamin, surtout depuis la mort de son grand-frère alors qu’il atteignait à peine les trois ans. On s’amusait souvent ensemble, avec Jessie et Zoé -qui est par la suite devenue la petite amie de mon frère- , sur le bord de la plage. À ramasser des coquillages, faire des batailles de boue. J’étais la cadette, et ça paraissait. Personne n’osait vraiment me faire perdre à ce genre de jeux, et je le savais très bien, le prenais même à mon avantage. J’étais plutôt démoniaque comme enfant.

Pas Aloysius. Lui, c’était celui qui voulait toujours aider. Son but dans la vie, c’était d’aimer les gens, faire le bien autour de lui. Il était adorable. Un jour, alors qu’il avait douze ans, il me semble, il a rencontré la petite Bianca. Elle était superbe. De longs cheveux blonds, de grands yeux bleus éblouissants. Elle souriait tout le temps, et a tranquillement réchauffé mon cousin, qui devint un garçon joyeux, espiègle et rieur, avec qui elle jouait sans cesse. Bien sûr, ce qu’il dû arriver est arrivé. Aloysius est tombé profondément amoureux d’elle, et il lui a avoué quelques mois plus tard. Je n’ai pas su les détails de la suite, mais je sais que c’était réciproque, et qu’ils sont rapidement devenus aussi inséparables que la lumière et l’ombre.

Sauf que la vie n’est pas aussi joyeuse, par ici. Il doit toujours y avoir un problème, quelque chose pour anéantir les millions d’efforts donnés pour atteindre le bonheur. Toujours. C’est une loi non-écrite, quasiment. Toujours. C’était en pleine nuit, je crois, lorsqu’ils l’ont retrouvée. Il pleuvait des chaudières, je m’en souviens. Aloysius avait dormi chez moi, dans ma chambre, et il s’était réveillé brusquement, presque comme s’il l’avait senti. Je me suis levée à mon tour, hagarde. Il pleurait, confus, persuadé que quelque chose d’atroce s’était produit. Je lui ai tenu la main, et je lui ai dis de venir dehors avec moi pour voir que tout allait bien.

Dès qu’on a poussé la porte, on a entendu les sirènes. Les voitures des templiers ont foncé vers une ruelle tout près de ma maison, et Aloysius les a suivies en courant, terrifié. Je ne savais pas trop comment réagir. J’avais dix ans. Je l’ai juste… suivi. En claudiquant dans la boue, sous une pluie glaciale qui me trempait jusqu’aux os. Il s’est arrêté dans l’allée, les templiers ramenaient son corps. Je l’ai vue, moi aussi. C’est d’ailleurs en découvrant ses yeux vides, pointés vers le ciel, son corps nu et tuméfié se faire recouvrir d’un sac noir que j’ai serré la main de mon cousin, serré fort, fort comme s’il allait tomber dans un gouffre sans fond. Je voulais le réconforter, lui faire savoir que j’étais là. Nous étions tout juste des enfants. Nous n’aurions pas dû voir ça.

Aloysius n’a plus jamais été le même après ça. Même si la normale des gens croit qu’il a fait son deuil, je sais très bien que ce n’est pas le cas. Ses blagues et sa joie apparente sont des façades contre un monde qui lui a fait perdre tout espoir. D’ailleurs, à ses blagues, il ne rit même pas, son regard semble éteint. Je suis la seule qui se bat d’arrache-pied pour le maintenir parmi nous, à être son épaule. Le fait d’être sa benjamine ne change en rien qu’il est mon petit protégé, presque mon enfant.

- Ça va bien, jeune braise? me demande-t-il.

- Bien entendu, petit oiseau. Les ventes sont bonnes?

- Hélas non. Ça ne saurait tarder, toutefois, j’ai l’impression que les jeunes filles vont littéralement se jeter sur les bracelets à vœux une fois les recrues découvertes, espérant épouser le plus joli.

- À chaque année c’est la même histoire, non?

- Oui, et à chaque année j’ai tort. C’est bien marrant.

Personne ne se fait d’illusions sur le fait que les recrues qui reviennent sont très rares. Il aurait peut-être plus de succès en ville, mais il continue à refuser les propositions de ses parents fortunés de déménager là où leur vie serait plus prospère. Il y a bien quelques groupies qui viennent chercher de quoi rêver, mais elles sont plutôt rares et sont loin d’être des clientes fiables.

Je le rejoins derrière le comptoir et l’enlace de mes bras maigrelets. Il me dépasse d’un peu plus d’une tête, et pourtant c’est maternellement que je lui fais son accolade. J’observe un instant de son côté du miroir l’étal, en passant par la caisse et la hache qu’il camoufle précieusement au cas où d’éventuels voleurs viendraient lui chercher des problèmes. Je l’ai déjà vu s’en servir, une fois. Une vieille femme un peu timbrée des bas-fonds du village avait voulu lui voler un filet pour se revêtir pour l’hiver. Juste avant d’abattre sa hache sur sa tête, il a changé d’idée et lui a juste ordonné de déguerpir. Il est beaucoup trop gentil. Je connais bien plus de personnes que j’ai de doigts pour les compter qui auraient tout bonnement tué la vieille femme. Peut-être même l’aurais-je fait, moi. Mais lui, non. Je l’admire pour cela.

- Alors, que viens-tu faire aux étals? s’enquit-il. Si tu viens chercher de l’eau, c’est raté. 

- Dommage, moi qui croyais pouvoir en trouver si facilement, j’ironise. En fait, je comptais aller voir tu sais qui. Pour de l’eau, justement. Eux doivent bien en avoir caché quelque part au cas où. Ou alors une taupe viendra leur en apporter dans la journée.

Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, pour être sûre que personne n’écoutait, tout en simulant un air joyeux et nonchalant, comme si je parlais d’un futur rancard. Se faire prendre ainsi à parler de violation de loi peut se revirer contre soi de façon assez surprenante. Il suffit d'un seul enfant mal intentionné, d’une seule jeune femme un tant soit peu fourbe et en quelques heures le mouchard remporte une belle poignée de crédits alors que l’on finit en prison à se demander pour le restant de ses jours quelle est la phrase qui nous a condamnés. Aloysius ne me répond que par une expression intéressée semblant signifier que j’ai eu une bonne idée. Je me demande comment lui obtiendra de l’eau. Probablement que ses parents en acquerront en payant grassement un templier qui réactivera leur pompage, ni vu ni connu.

Je lui donne une grande claque fraternelle dans le dos, puis entame mon départ vers l'Anse. Je suis aussitôt arrêtée par une grande main chaude sur mon épaule droite, et je me retourne pour découvrir les grands et splendides yeux bleu océan de mon cousin. Il m’adresse un léger sourire en coin avant de prononcer d’un rire creux :

- Oh, et pourquoi ne pas t’accompagner? C’n’est pas comme si j’allais avoir des tonnes de clients. De toute façon, même si j’en aurais, les faire attendre une demi-heure ne devrait pas les tuer.

Amusée, je lui balance un coup de poing amical dans le ventre. Comme prévoyant mon geste, il se raidit juste avant mon action et encaisse le coup sans problème. Ce n’est pas non plus comme si j’allais lui faire du mal, et puis avec mes bras d’allumettes, je doute pouvoir même si je le voudrais. Il se dépêche de rentrer son stock dans un coffre-fort poussiéreux et rouillé, et j’exécute un signe de tête lui signifiant de me suivre.

Aloysius marche à mes côtés au petit trot alors que nous allons braver une foule compacte et criarde. J’évite adroitement le bras d’une grosse femme tiré comme un projectile alors qu’elle scande au vol devant le prix donné par un pauvre vendeur excédé.

Nous nous extirpons finalement de la Grand-Place, plutôt soulagés. Les foules me tapent sur les nerfs. J’ai souvent envie de pousser violemment les gens afin de réussir à me frayer un chemin, mais je me dis que contre tant de personnes, je ne ferais pas long feu. Je suis loin d’être grande, et tous ne seront pas aussi dociles que mon cousin si une garce d’adolescente viendrait leur manquer de respect.

Nous marchons un moment en silence, dans l’atmosphère poussiéreux de la ville. Les maisons ici sont empilées les unes sur les autres, et leur bois fatigué leur donne l’air d’être avachies contre leur compagnes. Les rues, non pavées et d’une terre sèche et craquelée qui soulève de légers nuages de poussière lorsque nous y posons les pieds, sont complètement désertes, mis à part ce mendiant, au loin, entre deux bâtiments sur le point de s’effondrer. Il semble endormi, bien loin de ce monde pesant dans lequel nous vivons. Une charmante odeur de soupe s’échappe de l’une des fenêtres cassées et réchauffe mes poumons chargés de l’humidité qui précède la pluie.

Les bruits du marché sont lointains, à présent que nous sommes dans les allées. Seul le crissement de nos baskets contre la terre battue retentit, et parfois la voix de quelqu’un proférant quelque chose assez fort pour qu’on l’entende à l’extérieur. Je me retourne plusieurs fois vers mon cousin, comme pour vérifier s’il va bien, malgré le fait que rien ne puisse lui faire de mal en ce moment.

Il semble remarquer mon manège car il me fixe soudain avec un regard perplexe. Je réprime un rire. Je devais avoir l’air ridicule, c’est certain. Je lui fais un signe de la main pour lui dire de laisser tomber, et, ne voulant pas se battre, il abandonne. Nous continuons un instant à avancer en silence, guidés par un chemin que nous avons tous les deux pris régulièrement, et puis, soudain, Aloysius brise le silence.

« Nerveuse au sujet du recrutement? » me demande-t-il.

J’hésite un instant. Suis-je vraiment inquiète? Je ne crois pas. J’ai été chanceuse jusqu’à maintenant. Je doute qu’ils soient obligés d’utiliser la loi de la Conscription afin de remplir les sept postes symboliques requis. Je n’ai jamais vraiment réfléchi aux jours de recrutement, probablement parce que je me crois en train de conjurer le sort en n’y pensant pas. Un peu comme si je n’y faisais pas attention, ça resterait bêtement imaginaire et rien ne pourrait m’atteindre. 

Pourtant, comme toujours, j’ai cette boule dans le fond de la gorge, cette torsion des entrailles qui s’empare de moi comme la dernière fois où j’ai vécu cela. Il est vrai que je n’avais que neuf ans, à l’époque. Je ne pouvais pas encore y aller, mais je craignais pour mes proches. Aujourd’hui, la crainte est plus grande. C’est ma première année d’éligibilité, maintenant que le cycle de sept ans séparant chaque recrutement est accompli, et malheureusement pas ma dernière.

Les recrutements sont séparés par une durée traditionnelle d’un nombre précis d’années, soit sept, le chiffre le plus puissant selon l’Inquisition. Toute personne ayant entre onze et vingt-cinq ans est un candidat potentiel, ce qui nous inclue, Aloysius et moi, avec nos dix-huit et seize ans respectifs. Les recrues doivent alors passer trois épreuves dont le principe est fermement tenu secret par chaque membre de leur ordre. Dans la cinquantaine qui part, seule une dizaine reviennent, mais couverts de gloire, de richesse et de pouvoir. Beaucoup se disent que ça vaut la peine de tenter le coup, surtout avec une pauvreté aussi importante, mais rare sont ceux qui y vont vraiment.

- Oui, je finis par lâcher. Et toi?

- Un peu… Je n’ai jamais vraiment eu de chance, tu vois. Si… Si par malheur il y aurait conscription et que j’étais choisi… Je doute réellement pouvoir m’en sortir.

Un silence gêné se forme entre nous. Je n’aime pas parler de cela. Pas devant Aloysius. J’ai peur d’attirer le mauvais sort ou quoi que ce soit d’autre. Je pourrais paraître superstitieuse, mais lorsque l’on vit sous la coupe du désespoir et de la mort chaque seconde de son existence, on ne peut s’empêcher de ne rien laisser au hasard. Au bout de quelques minutes, il reprend la parole :

- Si jamais on s’y retrouve tous les deux… Tu… Tu peux me promettre quelque chose?

- Hum… ça dépend quoi, je réponds tout en cherchant ce qu’il pourrait bien me demander.

- Si… nous sommes tous les deux conscrits… Tu me jures qu’on fera tout pour se protéger? Qu’on sera alliés, quoi qu’il arrive?

Je suis surprise. Je ne m’attendais pas à ça. Il me semble que c’est une évidence. Il est clair que je ne le trahirais jamais, l’idée même m’est inconcevable. Pourquoi? Me considère-t-il aussi… survivaliste? Si égoïste et prête à tout pour vivre que je serais prête à l’abandonner? Je suis légèrement vexée, piquée dans mon orgueil, et surtout déçue. Pas à cause de lui, à cause de moi. Comment ai-je pu laisser croire que je ferais une telle chose?

- Bien sûr… Bien sûr que je m’allierais avec toi, Aloysius.

- Merci Sage.

Je lui réponds par un sourire timide. Mon vrai nom est Sagitta, l’appellation latine de la constellation de la flèche, mais la plupart des gens utilisent ce diminutif. Une pointe de culpabilité perce en mon cœur alors que je croise ses prunelles d’un bleu éclatant, de la même couleur que le fleuve. J’ai douté, et en plus je lui parais comme une psychopathe, alors que je fais tout pour être la plus maternelle possible.

Nous nous arrêtons subitement. Nous sommes presque arrivés. Le spectacle qui s’offre à nous nous aurait probablement coupé le souffle si nous n’étions pas si habitués de le voir. Le quartier s’arrête brusquement au bord d’une très haute falaise, d’où nous pouvons apercevoir l’immense baie. Une sorte de rampe naturelle, au moins quatre fois plus large que ma maison, plonge doucement vers la plage à marée basse, suivie du côté droit par d’autres habitations accrochées à la paroi de pierre. Tout en bas, une immense grotte naturelle s’ouvre sur le sable argileux, et à l’intérieur l’on peut voir l’effervescence matinale grouiller. C’est là où nous nous rendons. L’Anse.

Nous descendons pendant un moment, avec pour seule compagnie le hurlement du vent et l’odeur entêtante du sel qui emplit les eaux saumâtres du fleuve. Beaucoup des habitants de Saint-Ever savent que cet endroit existe, et pourtant personne n’affirme y être déjà allé. Probablement pour s’éviter des torsions avec les autorités, mais encore là, ceux qui mentent pour leur survie sont rares. Dans les quelques trois milles âmes qui siègent ici, deux ou trois petites centaines seulement sont au courant de ce qui s’y trame.

Des rebelles, pour la plupart. Des divergents, ceux qui ne sont pas d’accord avec le système qui nous dirige. Beaucoup se rassemblent là afin de discuter, parfois organiser des cambriolages dans les quartiers riches de la ville. On dit qu’ils paient certains Paladins afin qu’ils protègent leur secret, ce qui expliquerait pourquoi aucune descente policière n’y a été faite pour le moment. L’Anse accueille aussi son taux de drogués, d’alcooliques et de sans-abris qui recherchent simplement un lieu où être tranquilles, loin de tout le raffut du monde d’en-haut.

À peine arrivés que nous avons déjà un flot d’effluves contradictoires qui nous frappe; bière, sueur et parfum. À l’intérieur de la gigantesque voûte, qui s’enfonce presque jusqu’à la Grand-Place, à ce qu’on dit, des gens chantent, boivent et hurlent des paris à propos de jeux de hasard. Plus loin, là où je ne peux pas voir présentement et où les gueulements ne se font presque plus entendre, des sortes de chambres ont été aménagées pour les visiteurs plus ou moins passagers.

Je sens la main d’Aloysius se fourrer dans la mienne. Il est inquiet, et ça se comprend; depuis toujours élevé et bercé chez les plus fortunés de Saint-Ever, il a grandi en se faisant dire à quel point les rebelles étaient des monstres sanguinaires dévorant tout le monde sur leur passage. Quant à moi, ces gens-là, ce sont ma famille, presque. Je les côtoie depuis des années, et tous me connaissent, de Bernie le mendiant aveugle à Orion le chef des rebelles du coin. Il me coûte presque de ne pas pouvoir les mentionner en public. Ici, finis le monde oppressant dans lequel nous vivons. C’est comme un tout nouvel univers. On se sent presque en sûreté. 

«Hey, Chase! »

Je me retourne dans la direction de la voix. Une grande blonde, pulpeuse et sensuelle, au regard venimeux, s’avance dans ma direction de son éternel air nonchalant. Dolce-Rocksane Anderson. Une espèce d’alcoolique nymphomane accro à la nicotine, mais dont la voix suave est connue au travers de tout l’Anse. Ses seins aussi, d’ailleurs. Je ne connais pas beaucoup d’hommes ni de femmes de cet endroit qui n’a pas couché avec elle. Pourtant, je l’aime bien. Avec elle, je fais les quatre cent coups, malgré nos différences flagrantes. Notre seul point commun, celui qui nous a vraiment rapprochées, c’est notre incapacité à réfléchir avant d’agir, ainsi que notre usage de la violence un peu trop fréquent. Disons qu’il ne faut pas nous mettre en colère.

- Alors, que viens-tu faire ici? me demande Dolce d’une voix mielleuse.

- J’venais chercher un peu d’eau. Tu sais, à cause de la coupure.

Je sens la poigne d’Aloysius prendre de la force autour de ma main, signe probable que la jeune femme a eu son petit effet. Elle me lance un regard énigmatique puis sors une cigarette de sa poche, avant de se l’allumer à l’aide d’un briquet qu’elle tire juste après. Elle aspire profondément, garde un instant l’air dans ses poumons avant de souffler la fumée tout en m’affirmant :

- C’est ton jour de chance, Chase. On vient tout juste de connecter le réservoir avec certains tuyaux de nos chers amis, et t’en fais partie. M’enfin, c’est légèrement plus compliqué mais j’ai rien pigé, du voca’ de scientifique et tout, un peu trop compliqué pour moi (elle tire une nouvelle fois sur sa cigarette). T’auras même pas besoin de ce truc bidon.

Par réflexe, je cache le seau de bois moisi derrière mes jambes d’allumette. Dolce réprime un petit rire en me voyant ainsi me renfrogner, puis nous adresse un léger signe de la main avant de partir. Ainsi, à ce que j'ai compris, ils ont réussi à rétablir l'eau courante dans certaines maisons pendant mes va-et-viens en ville. Je n'ai donc plus grand chose à faire ici. Je pourrais rester encore quelques moments, mais je doute qu'Aloysius soit assez à l'aise pour cela. Je me dirige vers la sortie.

« Chase, attends un peu! »

Une voix masculine, cette fois. Forte et bourrue, comme celle de la plupart des fiers rebelles de cet endroit. Je m’arrête afin d’en vérifier l’origine, et je découvre l’un des capitaines auto-proclamés de la flotte rebelle. Flotte est un grand mot, ne possédant qu’un seul bateau, mais ça les vexerait si jamais quelqu’un en ferait la remarque.

- Qu’est-ce que tu veux, Jackson? je réponds en rigolant.

- Tu veux nous jouer un truc?

Je rougis, et tente de le camoufler en simulant un rire amusé. Il m’a appris à jouer de la guitare et à chanter, alors que je venais tout juste de sortir de mon premier recrutement. J’étais effrayée, et je faisais souvent des cauchemars la nuit. Mon père a alors émis l’idée que si on trouvait quelque chose pour me distraire, on réussirait à me faire échapper à cet endroit maudit et me redonner un peu de sourire. Ça a marché. Ce grand gaillard est en réalité un bon gars, et sa voix est étonnamment douce lorsqu’il fredonne. J’y ai donné tout mon cœur, souhaitant fuir la réalité au plus vite, et je me suis découvert un véritable talent. Je m’en vante un peu trop, d’ailleurs, on me le rappelle souvent.

- Oh, j’aurais bien aimé, ‘Son, mais je commence à avoir faim, là.

- C’est ça, va voir Maman, p’tite fillette, s’esclaffe-t-il.

- Retourne dans les jupons de la tienne, je riposte du même ton.

Aloysius et moi sortons de l’Anse alors que le vent marin nous frappe de plein fouet. Je me surprends à greloter, moi qui habituellement résiste si bien au froid et supporte mal la chaleur. L’air vif du bord de mer me transperce la peau de façon agréable, mais je suis tout de même frigorifiée, avec pour seule protection ma chemise blanche et mes jeans noirs. Mon cousin passe un bras autour de mes épaules, que j’accueille chaleureusement. Il est rare que nous nous fassions des gestes affectifs de ce genre, mais quand ils viennent, je ne les refuserai pas.

Mon ventre exécute la fameuse implosion –du moins je le vois comme tel– qui caractérise la faim soudaine. Ma salive prend un goût amer. J’ai décidément envie d’engloutir ce repas que ma mère a préparé ce matin et dont le fumet m’enthousiasmait tant.

Nous traversons une seconde fois la rampe, puis les allées mal famées du centre-ville, qui commencent à se peupler tranquillement, avant de revenir à la Grand-Place. Le rassemblement de personnes hurlant pour enterrer leur voisin a augmenté en densité, poussant les limites de l’impossible. Je remarque, désespérée, qu’une petite troupe de gens s’est agglutinée autour du stand de mon cousin en cherchant bêtement où sont partis le stock et son vendeur. Ridicule.

Nous manquons nous noyer deux ou trois fois sous la foule avant d’atteindre l’étal, faisant se disperser le groupe qui nous fusille du regard. Probablement cherchaient-ils quelque chose à voler. Bien fait pour eux, je me dis tout en leur brandissant un doigt d’honneur, alors qu’Aloysius rit tout bas.

- Tu viendras chez moi? s’enquit-il. Au crépuscule?

- Si tu veux. Pour quoi faire?

- Pêcher un peu ne nous ferait pas de mal, après la sélection, et puis ça rapportera un peu sur la table de ta famille.

Je lui souris timidement. J’apprécie tout le mal qu’il se donne pour nous permettre de survivre. Il n’hésiterait pas à voler de l’argent à ses parents, même, mais je ne veux pas qu’il s’attire trop d’ennuis. Les problèmes, c’est mon domaine, pas le sien. Son père et mon père ne veulent plus se parler, et avec raison. Le mien a transgressé l’une des lois les plus primordiales du pays, c’est-à-dire se marier avec une pauvre, une sans-caste, une intouchable. Rien que par ce geste, sa famille fait mine qu’il n’existe plus. Seul Aloysius continue à nous voir, et ce en mentant à sa famille. Il dit que je suis sa nouvelle petite amie. Ça fonctionne, étant donné que les de Beauregard ne connaissent même pas mon visage. Mon père devait être très amoureux pour ainsi attirer l’antipathie des siens, mais j’ai peur pour mon cousin, qui risque toujours l’exil en pactisant avec nous.

- Merci, je murmure. J’apprécie beaucoup.

J’entends soudain un cri horrible, et je me retourne d’un coup sec. Je cherche des yeux la provenance du bruit, inquiète. Il n’est pas rare que des gens se font détrousser, mais quelque chose semble clocher. C’est alors que je les vois. À une centaine de pas, claudiquant, et retenant une fille par les cheveux à rire comme des idiots. Armés.

- Aloysius… m’inquiété-je.

- Quoi? se demande-t-il, puis ses yeux deviennent ronds et terrifiés. Oh mince.

Je recule lentement, et me heurte à l’étal de mon cousin. Une bande de Paladins, ici, maintenant, visiblement saouls morts, ça ne présage rien de bon. Surtout lorsqu’ils s’amusent à s’envoyer une jeune fille terrorisée, en larmes. Je déglutis. Ils se rapprochent.

Je vais rejoindre Aloysius derrière son étal, les yeux toujours rivés sur la bande d’ivrognes. Ici, on sait bien les dangers de l’ivresse. Surtout lorsque celle-ci est subie par les autorités. Je me mordille la lèvre. Qu’est-ce qui va bien se passer? Je sautille d’un pied à l’autre, nerveuse, alors que je sens mon sang se solidifier sous le coup de l’inquiétude.

C’est là que ça commence.

L’un des Paladins tire un petit objet métallique de sa poche, qu’il fait passer autour du visage angélique de sa victime. Celle-ci pleure toutes les larmes de son corps, les implorant, les priant de ne pas lui faire de mal, qu’elle oublierait tout. Elle est faible. Je sens malgré tout mon cœur menacer d’éclater ma poitrine. J’ai peur. Je peux prédire ce qui va arriver sans problème.

Pourtant je reste là, tétanisée. Je ne fais rien.

Un silence fragile pétrifie la Grand-Place, parfois ondulée par quelques murmures anxieux. Tous restent là, le regard figé sur la scène, incapables d’agir. Je suis moi-même sur place, la bouche cousue, à observer la scène, et je me dégoûte moi-même. Sauf que rien n’y fais. Je reste spectatrice.

« Vous entendez, tous? » scande maladroitement l’un des ivrognes. « On se fait une petite fête, et il nous manque un peu d’invités. Surtout… des invités féminines, en fait. »

Il éclate d’un rire gras qui me donne envie de vomir, et dont le son me transperce l’âme comme un épieu. Je réalise peu à peu l’ampleur du problème. À quel point la situation risque de dégénérer. Je vois le fêtard brandissant le petit couteau faire jouer de sa lame autour de la gorge de sa proie, qui murmure des « Pitiés… » à peine perceptibles.

« Si vous osez vous dresser contre l’Autorité Divine… »

Le sang s’échappe du cou de la fille avant que j’aie le temps de réaliser, et une exclamation horrifiée s’empare de la foule. Je détourne les yeux, visant le sol, alors que je sens mon corps trembler d’effroi. Je réprime un haut-le-cœur lorsque retentit le bruit mât d’un corps qui s’effondre.

« Voilà la couleur qui teintera les murs de ce coin pourri. »

Les gens commencent enfin à se bouger, et peu à peu, une sorte de fièvre terrorisée prend possession de la Grand-Place. Hagarde, je ne sais pas quoi faire. Fuir avec les autres? Me planquer? Me laisser bêtement entraîner avec ces dingues pour probablement finir violée, et peut-être même tuée? Je me fais subitement tirer vers le sol, achevant de me décider.

Je découvre le visage strié de larmes d’Aloysius, qui me serre les deux mains de plus belle. Ses prunelles céruléennes se plantent dans les miennes d’un air décidé, et je sens ma lèvre inférieure trembler, mes yeux s’embuent. Je les essuie d’un rageusement, m’interdisant de paraître faible devant mon cousin, qui a besoin de moi. Il n’en est pas question.

- On… on ne peut p-pas rester ici, balbutie-t-il.

- Je sais, soufflé-je.

Il semble chercher un instant où prendre les voiles. Je serre les dents, résistant à ce flot d’émotions souhaitant s’échapper de mon armure. Soudain, il se lève, me tirant par la main droite, puis fonce dans une allée transversale. Je le suis du mieux que je peux, et finis même par le dépasser, et alors que nous nous enfonçons dans la ville, avec les hurlements qui proviennent du carnage derrière en arrière-plan, il n’y a qu’une seule pensée qui se forme dans ma tête. Les mêmes mots tournent en boucle, sans arrêt, au même rythme que mes pas précipités. Je ne mourrai pas ici. Il n’est pas question que je reste dans ce trou à attendre mon décès silencieux, écrasé par les autorités. Ils ne m’auront pas. Si je trépasse, ce sera mon choix, et ce départ sera glorieux, insultant pour eux. Ce soir, je rejoindrai l’Inquisition.

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