Cendres
Malou
Tu t'appelles Aloïs Engel, tu mesures un mètre quatre vingt pour soixante quinze kilos de muscles fins, bien dessinés sous ton uniforme. Des cheveux blonds coupés ras encadrent ton visage doté de deux grands yeux bleus. Tu es beau, et tu le sais. Nous sommes en 1943, il fait chaud en cet après midi de mai ; toi et tes camarades attendez le prochain convoi de « juifs » en plein soleil. L'astre doré tape sur ta peau, un léger vent caresse ta joue, tes paupières se ferment, tu t'assoupis...Dans ta somnolence, tu revois quelques fragments de ton enfance. Apparaît d'abord l'image de ton père, l'autorité sous forme humaine, les couvre-feux, les coups, les prières...Puis tu ne revois pas, non, tu ressens le regard d'Adolf Hitler au-dessus de toi ; son portrait mis en évidence au dessus de la table de la cuisine t'avait toujours fait trembler et ton père t'avait enseigné à le respecter. Il admirait autant les portraits d'Hitler qu'il méprisait ceux de « la race la plus inférieure qui puisse exister », tu te remémore les moments où ton père te montrait des illustrations dans le journal, tu te souviens de ces nez énormes, de ces regards vicieux et de ces sourires mesquins. La première fois, tu devais avoir à peine cinq ans et tu t'étais mis à pleurer ; alors ton père t'avait dit « Mon fils, le juif est un profiteur qui aime l'argent et dépouille les chrétiens ; mon fils, le juif, c'est le DIABLE. »
Tu t'es réveillé en sursaut, Ulrich ton meilleur ami te secoue l'épaule, lui et toi, comme des frères avez toujours vogué dans la même embarcation. Il te dit que le wagon arrive, tu te redresse vivement et rejoins les autres SS. Les Juifs descendent du train. Bien qu'il soit devenu quotidien, ce spectacle te répugne toujours autant ; ils sont tous désordonnés, sales, agités et malodorants ; ils te font penser aux cafards que tu as eu l'occasion de croiser dans les toilettes insalubres de l'armée. Toi et tes compagnons rétablissez un peu d'ordre et chaque Juif passe devant Ulrich qui est le médecin SS du camp. Très vite, deux colonnes se forment ; celle de ceux qui sont aptes au travail, des hommes en majorité, et celle de ceux qui seront éliminés. Tu fais un sourire moqueur à Ulrich en le voyant mettre de côté certaines femmes un peu moins laides que les autres. Le plaisir de la chair est bien le seul péché que l'on puisse lui reprocher. Tu parcours des yeux l'amas de « vermine » avec dédain quand soudain une sensation étrange t'envahit, ton esprit, ton cœur et tes hormones bouillonnent d'incompréhension, tu sens comme une trappe s'ouvrir sous tes pieds et une boule grossit progressivement dans ton estomac...
Tu ne vois plus tous les Juifs en file, tu n'en vois plus qu'une...ELLE...Elle n'est pas très grande, possède une longue chevelure brune qui retombe sur des courbes gracieuses. Tes yeux océan se plongent dans les siens profonds et noirs, l'abyme ou commence à se mourir ta raison. Elle n'a pas l'air avide et perverse, elle n'a pas l'air idiote ni méchante non...elle est juste infiniment belle.
Une voix nouvelle prend place en toi, la voix te dit de tout faire pour la sauver, et ton cœur te hurle de la protéger. Tu pousses un soupir de soulagement lorsque tu t'aperçois qu'Ulrich la conduit avec les filles du « bordel ». Tu ne connais pas son prénom et Hans vient de tatouer 80064 sur son bras, mais une chose est sûre ; pour le moment, la jeune fille 80064 ne mourra pas.
Le soir même, tu dînes avec Ulrich, il te parle mais tu n'entends pas sa voix. Tu as un problème de voix, celle de ton père qui t'avait toujours paru être ta voie, et la nouvelle de ton cœur qui te fait prendre une toute autre direction. Tout se chamboule dans ta tête, tu sais que c'est mal, tu sais que c'est dangereux ? Elle ne PEUT pas être juive, elle ne DOIT pas être juive ; mais tu as bien vu cette petite étoile cousue de fils dorés contre sa poitrine...
Ulrich qui s'est rendu compte de ton état inhabituel te questionne, la prudence te presse de te taire, mais Ulrich a toujours été un ami digne de confiance et tu lui révèles la présence de celle qui empoisonne ton cœur. Comme à son habitude, le visage d'Ulrich reste inexpressif ; il te propose de l'accompagner au « Bordel » durant la pause du lendemain afin que tu puisses la revoir. Tu acceptes en souhaitant de tout cœur qu'aucun mal ne lui ait déjà été fait. Tu vas te coucher et plonges dans un sommeil vide, dénué de rêves, et de craintes...
Le lendemain, la pause arrive enfin et tu te diriges vers le « bordel » avec Ulrich. Par chance, tu peux entrer sans encombre dans la petite pièce sombre où elle se trouve. Elle est recroquevillée au sol, encore plus belle dans sa détresse. Tu t'approches lentement et sors de ta veste un morceau de pain frais, même si tu sais que les filles d'ici sont un peu mieux nourrie que les autres détenus. Tu lui le tends, elle hésite, puis finit par porter le pain à ses lèvres. Dans ses yeux tu ne lis pas seulement du désespoir, mais aussi de la force. Tu t'approches, elle recule, tu n'envisages même pas que l'envie de la brutaliser puisse te traverser l'esprit.
Tu finis donc par t'asseoir face à elle ; vous vous regardez longuement puis tu commences à lui parler ; tu te présentes, lui poses des questions, la complimente, elle n'a pas l'air de te comprendre, mais tu t'en moques, tu continues à déverser ton flot de parole, elle te regarde, elle esquisse même un sourire parfois, pâle, petit, léger et aussi éphémère qu'un papillon, mais réel et suffisant à ton cœur. Tu entends au loin un petit bruit régulier, Boum Boum, il est de plus en plus fort puis tout à coup tu atterris ; c'est Ulrich qui cogne à la porte, la pause est terminée, le plus envoûtant des rêves aussi. Tu baises délicatement la joue de la jeune fille, et sans attendre de réaction, tu cours rejoindre Ulrich. Tu lui confies un sourire béat sur les lèvres que cette nuit tu désertes, et que tu ne pars pas sans elle ; puis, vous retournez à vos tâches respectives. La nuit tombée, tu rentres chez toi, un autre avenir prend forme dans ta tête, et tu fredonnes une chanson d'amour...
En rentrant chez toi, tu perçois une lumière dans le salon, tu pénètres dans la pièce et la tu les vois : Himmler en personne accompagné de deux hommes inconnus, Ulrich et...la jeune femme n° 80064...les mains liées. Himmler prend la parole, tu l'écoute, quand il parle tu as l'impression qu'il brille tant son aura est grande ; il fait parti de ces hommes qui sont capables de soulever les foules. Il te rapporte le discours que lui a lui-même rapporté Ulrich...Ulrich...ton frère, tu cherches son regard qui pour la première fois laisse apparaître un sentiment sur son visage. Il ne contient que du mépris. Himmler te propose de prouver ton innocence, de prouver que tu n'as pas de sentiments pour une juive, l'ennemi de ta race. Un des hommes qui l'accompagne tient un revolver braqué sur toi. Ulrich t'en tend un autre et Himmler reprend la parole ; il te dit que c'est ou elle, ou toi ; que si tu la tues, tu seras innocenté, que si tu ne le fais pas, tu seras exterminé.
Tes yeux croisent ton propre reflet dans le miroir de ton salon et une phrase de Mein Kampf te revient à l'esprit. « La race aryenne nordique est la détentrice de toute culture, la vraie représentante de toute l'humanité, et c'est par application divine que le peuple allemand doit maintenir sa pureté raciale. » Tu redeviens un petit garçon et tu sens le regard du Führer sur toi ; alors tu tire sur la belle juive aux yeux sombres implorants, tu crois l'expédier en enfer, et toute ton humanité se décompose en criant « Heil Hitler !»