Ceux qui changeaient la vie
sylvenn
C'est vrai, j'ai tendance à nourrir une haine sans fond envers beaucoup de choses. Envers la vie, envers ma vie, envers la société, envers les gens d'où qu'ils viennent… Je crois que j'ai toujours gardé cette amertume pour l'humanité en accumulant les mauvaises rencontres au fil des années. Ces gamins qui ont pourri mon enfance à coups de poings et de moqueries. Ces filles aussi belles qu'inatteignables. Ces adultes mal intentionnés, imbus de leur personne pour certains, avides de se venger sur des êtres plus frêles et plus faibles qu'eux pour d'autres.
Ainsi je me remémore ce sombre personnage que je ne pourrais, aujourd'hui encore, qualifier autrement que de monstre. Lui qui, quand j'avais huit ou neuf ans, me dévisageait déjà dans la cour de récré avec son regard noirci par la malveillance. Il n'était pas encore mon professeur, mais déjà cette hostilité sonnait comme un présage de l'inévitable : par ma propre étourderie, je me retrouvai un an plus tard assis face à lui, en classe de CE2. Je ne m'étendrai pas ici sur ses brimades en public, pas plus que sur ses tirages de cheveux et ses tentatives – fructueuses – d'intimidation. Tout ce que je puis tirer de tout cela, c'est que j'en ressortis changé à jamais. L'humanité ne me paraissait plus être la même. Monsieur Dunord, par tout son talent, avait su insuffler au visage de l'Homme les premiers traits de vice que je n'oublierais jamais, souillant par là même le portrait autrefois bienveillant que je me faisais du monde.
Mais détrompez-vous : si j'évoque ici l'existence d'un tel diable, ça n'est que pour mieux faire ressortir la pureté d'anges qui n'ont pas été déchus. Je ne parle pas de femmes. Je ne parle pas d'amis, pas plus que de famille. Non, je parle de ces gens qui ont fait le choix, au sortir de leurs études, d'y replonger. Si dans certains cas, la raison est plus que blâmable, dans d'autres on ne trouve que cette volonté de bien faire, d'élever et d'encourager chaque enfant à devenir cette partie de lui qui contient ce qu'il y a de meilleur.
Alors que j'ai attendu des années avant de le faire, en remettant la chose à toujours plus tard, je voudrais – enfin – prendre quelques minutes de mon temps pour remercier ceux qui prennent tout le temps de leur vie pour accompagner et transmettre leur passion au plus grand nombre de leurs élèves. J'ai eu la chance de voir passer plusieurs enseignants de cette trempe, mais chacun d'entre eux, ne vous y trompez pas, est un être d'exception.
Je voudrais donc simplement remercier deux d'entre eux, dont le nom et la bienveillance sont toujours restés ancrés dans mon cœur, et à qui je dois aujourd'hui une bonne partie de ce que je suis (je parle de la bonne partie de ce que je suis).
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A Monsieur Merlon, pour m'avoir prêté – finalement à jamais, puisque jamais je ne lui ai rendu – son recueil de poèmes de Jacques Prévert. J'avoue, je n'ai pas dû en lire tant que ça. Mais quel volume de
générosité un homme doit-il contenir en lui pour offrir son propre bouquin à un enfant en qui il a décelé ne serait-ce qu'un infime potentiel à faire vibrer un lecteur, peut-être dans 50 années de cela ? Croire en un enfant. Le lui dire. Lui offrir plus qu'un livre, un gage de son estime, un an après que celui-ci ait découvert la face obscure de l'être humain. Quel bouleversement.
Si un jour vous, Monsieur, lisez ceci, je veux que vous sachiez que chacun des milliers de mots que j'ai pu écrire dans mes textes – et dans celui-ci tout particulièrement – détient en lui l'impulsion que vous m'aviez insufflée il y a des années de cela. Si aujourd'hui j'écris pour faire sourire, pour faire pleurer, pour vivre et pour faire vivre, et si un jour même mon œuvre arrivait dans une librairie, ce serait grâce à vous. Car vous avez su croire et encourager. Peu importe ce qu'il advient, et ce que vous en dites aujourd'hui, je tiens à ce que vous sachiez que comme le dit Goldman, à votre tâche chaque jour, vous avez changé la vie.
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Ça n'est pas innocent si je choisis ce titre pour achever mes remerciements ; simplement, c'était le genre de musique que nous chantions en classe – entre deux carnages flûtesques – sous la direction de Monsieur Chenaux, professeur d'éducation musicale au collège de Simin Palay.
Avant d'aller plus loin, je dois replacer le contexte de l'époque : un déménagement en 6ème, de nouveaux « camarades de classe » - apparemment c'est ainsi que l'on nomme ceux qui s'efforcent de vous faire la peau à chaque récréation lorsque vous commettez l'erreur d'être le petit nouveau et d'avoir une tête à claques (oui, c'est assez éloigné de l'idée que je me faisais de la camaraderie dans les tranchées, par exemple) – des surveillants encore plus agressifs que les enfants – seule solution trouvée dans leur brillante réflexion pour être « respectés » par ces derniers – et pour couronner le tout bien sûr, des professeurs attelés à délivrer davantage de sanctions que de culture à leurs élèves. Bref ; de la paisible enfance passée à Sorbiers, je glissai sans sommation au cœur d'une guerre civile, et je me tenais incrédule au beau milieu de ce No Man's Land.
Lorsque vous vous retrouvez ainsi perdu, deux choses peuvent vous sauver : des alliés, et une protection. Pour les alliés, on repassera. Non, décidément, il n'y eut que deux détails qui me permirent de ne serait-ce que survivre dans cet Enfer de violence et de bêtise qu'apportait la socialisation de tous ces petits morveux à l'entrée de l'adolescence.
Pendant les heures de cours, ce fut l'attente dévorante de retrouver Camille, cet Ange aux cheveux blonds coiffés en une queue de cheval, que j'admirais depuis l'autre côté de la cour, rêvant de la perfection du couple que nous formerions un jour. Spoil : elle a simplement fini par me haïr et notre merveilleuse histoire en est restée à l'état de fantasme pour l'un, de cauchemar pour l'autre. Cette impatience brûlante présentait l'avantage de contrebalancer avec l'effroi glaçant de me retrouver à nouveau exposé à l'imagination vicieuse sans borne de mes « petits camarades de classe ».
Mais finalement, le moment le plus long et douloureux à endurer n'était même pas cette journée de souffrance, mais plutôt l'attente que j'en avais chaque soir, une fois rentré chez moi. Là, dans ce cocon familial qui devenait une cellule pré-ligne verte, chaque seconde devenait un décompte jusqu'au réveil, où l'alarme se transformait en glas pour une énième journée de supplice. J'aurais mieux fait de me surnommer Sisyphe pendant ces quatre années d'éternité… Mais Sisyphe, lui, n'avait pas d'exutoire à sa peine. Moi, j'avais la musique.
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Vous savez, ce qu'il y a de bien avec la musique, c'est que –contrairement à moi rédigeant ces lignes – elle n'a pas besoin de mot pour vous faire vibrer. En cela, Monsieur Chavreau avait bien trouvé sa vocation : jamais il ne se répandit en compliments pour moi ni pour personne. Les seuls mots à mon propos dont je me souvienne furent ceux-ci :
« Et bien allez-y ! Si lui peut le faire, vous pouvez le faire aussi, non ? »
C'était un sarcasme. Ils ne le pouvaient pas. Je ne me rappelle ni quoi, ni quand, mais ils ne pouvaient pas, et moi je pouvais. Et mon professeur le savait parfaitement. Tout comme il savait parfaitement que je disposais de ce qu'on appelle « l'oreille absolue » lorsqu'il proposa un petit exercice d'écoute à la classe. Moi, par contre, je le découvrais.
Peut-être, Monsieur, que vous ne gardez aucun souvenir de tout ça. Vous devez en voir passer des gosses, et de toutes sortes – ou « avez dû » si vous êtes à présent retraité. En tout cas, vous ne devez pas non plus savoir que c'est grâce à vous que de cette période infernale m'est née une passion pour le restant de mes jours. Vous ne savez sans doute pas qu'à l'heure qu'il est, j'ai passé des milliers d'heures à jouer sur mon piano. Que j'ai repris à l'oreille des dizaines de morceaux. Qu'ainsi j'ai pu progresser jusqu'à pouvoir reproduire des morceaux simplement de mémoire. Que j'ai intégré plusieurs groupes de musique et ai pu partager ma passion devant un public à quelques reprises. Que j'ai composé mes propres musiques depuis une dizaine d'années.
Tout cela, je ne vous le fais pas savoir pour briller, loin de là. Je le dis parce que c'est ce que vous avez créé, et que vous avez dû engendrer de bien plus brillantes vocations encore parmi les élèves que vous avez vu défiler derrière les pupitres de votre salle de classe.
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Je dois l'avouer, j'écris tout ce texte d'une traite car les mots me viennent au rythme effréné de ma gratitude envers les deux personnalités hors du commun que vous représentez au moins à mes yeux. Alors sans doute ce « devoir » que je vous rends est-il corrigeable et perfectible, et j'ose espérer que vous m'en excuserez. Par contre, je sais que la sincérité de cet élan reste intacte et que les années qui ont passé, loin de l'avoir émoussée, ne l'ont rendue que plus authentique encore.
Si pour une fois, c'était à l'élève de noter l'enseignant, je vous attribuerais sans hésiter la note maximale. Merci de la prendre pour ce qu'elle vaut, et merci pour cette génération suivante que vous avez participé à rendre meilleure.
Merci.