Chants du crépuscule

doriane-purple

Acte I : Souvenirs du futur

Je ne suis qu’un fétu de paille sur l’immense océan de la vie. Ballotté, secoué, projeté, chaviré, submergé, noyé, je m’engloutis dans la vague déferlante. Mes yeux s’ouvrent désespérément vers la surface blanchâtre et écumante. Tourbillonnant, tournoyant, chahuté par les éléments en furie, je perds la notion de haut et de bas, de verticalité, de gravité, de légèreté et je m’enfonce peu à peu dans un dédale d’eau oppressante. Mes poumons sont en feu et manquent d’exploser. Puis, soudainement, ma tête émerge enfin des flots tumultueux et une lame salée d’oxygène me transperce les poumons. Mais déjà ma vision se brouille. Une autre muraille titanesque d’eau vibrante me fait face et coupe mon accalmie salutaire. Je dois de nouveau affronter l’océan de mes menus problèmes qui s’amoncellent dans cette lame de fond écumante, dans ce tsunami ondoyant. Cette fois-ci, pas de politique de l’autruche en exécutant la technique du canard : je me retourne. Une fraîcheur fiévreuse surnage sur mon front. J’agrippe mon surf, je pagaie à toute main et je chasse à toute jambe. Je nage comme un forcené. Déjà la proue de la lame aqueuse me lèche les pieds. Une force phénoménale me soulève à une vitesse insensée. Je pagaie toujours de toutes mes forces, de toute ma déraison. Je me retourne. L’aileron du grand requin bleu me talonne. Je mets un genou sur le surf prêt à cet adoubement extraordinaire. Je me lève d’un trait alors que le sommet de cet Everest ondin me rejoint. Je lance un regard illusoire sur le vide qui me précède et je me lance sur les flancs de ce requin vorace qui martèle mon cerveau et qui est en passe de devenir bientôt un grand requin blanc d’écume, cruellement vorace. Le vent de la vitesse me fouette le visage de ces épines atrocement salées. Le goût des embruns est un doux parfum sur ma peau à présent faussement desséchée. Je me précipite vers un abîme doucement bleuté. Je tombe dans un gouffre qui n’en finit pas. Je glisse dans un doux précipice. L’adrénaline et l’endorphine dansent la gigue, la samba et le tango dans mon cerveau, tambourinent dans mes artères. L’extase est là, je la vois me transcender et auréoler mon corps. Je ne fais plus qu’un avec la Nature. Mais bientôt les mâchoires titanesques se referment impitoyablement, voici jaws, j’ose à peine le croire et je me précipite vers un précipice orageux, je m’abîme dans un abîme d’écumes fulminantes, je glisse dans la glossolalie la plus épaisse, je tombe dans ma propre tombe provisoire blanchâtre. Oubli aquatique… Derrière moi, déjà pourtant, une nouvelle série de vagues se profile dans le proche horizon et se glisse à toute vitesse vers moi. Tout est à recommencer ! Et cependant quel bonheur de tout recommencer !
La vie est une perpétuelle errance de naufragé. Accroché à notre frêle esquif, certains de nous atteindront au fil des courants et des jours de calme plat trompeur et de mer d’huile infinie, leur île oasis, d’autres l’entr’apercevrons puis la perdrons à jamais. Serais-je moi-même un perpétuel Ulysse en quête de mon Ithaque lointaine, serais-je toujours un chevalier vagabond en quête du Saint-Graal ? Mon âme se dissout dans le flot brumeux des souvenirs…
Poussières d’amour… Le scintillement bienveillant des étoiles naissantes se perdait dans le regard trouble, voire troublé de Vivian, tandis que s’effaçait peu à peu de sa vie et de sa mémoire le magnifique spectacle trompeur de la fin tragique des géants des montagnes, leurs têtes titanesques, ensanglantées par la lame écarlate du soleil couchant, pointant, implorantes, vers les cieux vengeurs, et disparaissant cependant inexorablement dans les denses flots glacés de l’obscurité insondable. La dernière goutte purpurine se perdit bientôt dans les derniers reflets de l’horizon moribond, précipitant ces titans millénaires vers une mort temporaire. Les versants doucement blanchâtres des montagnes toutes proches, reflétaient à présent la lueur diaphane de la lune gibbeuse, tandis qu’une pluie fine s’échappait en tourbillons gracieux des quelques rares nuages à peine visibles. Le vent murmurait sa douce symphonie parmi les branches, soulevant délicatement la fine pellicule de neige qui les recouvrait. De ci, de là, les mélèzes laissaient entrevoir une route escarpée qui, surplombant le profond précipice devant lequel se dressait Vivian, serpentait fébrilement le long du flanc de la pente rocheuse. Cette route constituait un tracé parfaitement adapté à la nature d’ophidien de la voiture que conduisait Vivian : une AC Cobra… Ou en tout cas une de ces répliques modernes, mise au goût du jour avec pilotage automatique, voix suave de l’ordinateur, vidéoscope, mousse antichoc, sièges baquets ergonomiques se moulant instantanément suivant la surface corporelle des usagers, guidage assisté par la télémétrie… Tout avait tellement changé… Le moteur du bolide, maintenant arrêté, exhalait encore sa chaleur dominatrice et vivante à travers la tendre fraîcheur de cette nuit. Vivian l’avait loué, il y avait à peine un jour. C’était tout à la fois si près et si loin…
Depuis combien de temps était-il là à contempler le vide ? Cinq minutes ? Dix minutes ? Une heure ? Un siècle ? Un millénaire ? … Il ne le savait plus, mais tout cela n’avait plus véritablement de sens. Il se revoyait au volant de la Cobra, messagère de la mort, ondulant dangereusement sous les caresses des virages. Il l’avait alors lancée à pleine vitesse sans avoir véritablement envie de la stopper. Il revoyait la rambarde de sécurité se précipiter sur lui. Cette frêle barrière entre le monde des vivants et des morts allait bientôt être forcée. Puis, au tout dernier moment, alors que le point de non-retour s’esquissait pesamment, une lueur fugitive avait jailli d’un peu plus haut dans les montagnes, ou peut-être des cieux, qui put le dire, et avait accroché désespérément son iris vert. Une force diffuse avait alors violemment envahi le corps de Vivian et l’avait contraint à freiner subitement et à tourner le volant pour revenir sur la voie de la vie. L’AC Cobra avait réagi de façon instantanée à ce changement d’attitude et de cap, semblant même anticiper les intentions de son pilote follement imprudent : la Cobra avait été prise d’un violent et très bref tremblement épileptique, avait effectué une grande embardée, puis avait tourné violemment en dérapant, pour ensuite frôler la rambarde alors que le vide tentait de l’aspirer à jamais et s’était enfin stoppée en travers de la route, toute secouée par la vision fugitive du gouffre aux crocs attractifs. Défaillance de l’âme, vertige du coeur. Quelle volonté intérieure ou extérieure avait poussé Vivian à arrêter sa course ? Il ne le savait pas, pas plus qu’il ne connaissait l’origine de l’intuition qui le poussait à attendre là, bien tranquillement au bord de cette route, alors qu’à l’horizon se détachaient déjà les teintes chaudes et orangées de l’aube prochaine. De la Cobra, goutte de sang arrachée à la douleur de la nuit, rouge éclatant sur le parterre de neige, s’élevait un chant enchanteur et mythique venu des confins des souvenirs de Vivian. Le vidéoscope diffusait le conte du Blade Runner. Les murmures ouatés de la fable semblaient être portés par la brise de l’aube.
« J’ai vu tant de choses que vous humains ne pourriez pas croire… De grands navires en feux surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Thanahauser… Tous ces moments se perdront dans le temps… Comme les larmes dans la pluie… Il est temps de mourir…
– Je ne sais pas pourquoi il m’a sauvé la vie. Peut-être qu’en ses derniers instants il a aimé la vie plus que jamais, pas seulement sa vie, celle des autres, la mienne… Tout ce qu’il voulait, c’était les réponses que nous cherchons tous. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Combien de temps avons-nous à vivre ? Et tout ce que je pouvais faire, c’était le regarder mourir… »
La musique nostalgique de ce film sublime semblait faire resurgir de plus belle les souvenirs de Vivian. Le syndrome de Mathusalem avait atteint son coeur à défaut de son corps et ses yeux brillaient à présent d’une lueur lointaine, à demi consumée, proche de l’extinction. Un grave accident de la route avait surpris la fougue de ses dix-neuf ans en 1994. Vivian restant englué dans un état de coma profond, ses proches avaient été contactés par deux chercheurs en biocryogénisation, le docteur Tsuaf et le docteur Finnley qui avaient expérimenté sur lui, avec leur approbation et tous leurs espoirs, un procédé tout nouveau de biocryogénisation tendant à ralentir le système organique général du patient tout en stimulant les zones cérébrales susceptibles de provoquer l’éveil… Vivian avait mis plus de quarante ans à s’éveiller de sa torpeur, sans que les médecins et les chercheurs qui s’occupaient de son cas ne sachent réellement les causes soudaines de son retour à la vie réelle. Après de nombreuses analyses, on s’était aperçu que son métabolisme n’avait subi qu’une vieillesse organique de trois ans et qu’aucune complication ne devrait l’affecter ultérieurement. Il n’avait rien perdu de ses capacités psychomotrices, ni même de ses souvenirs… Il avait dû accepter le fait qu’il ne soit plus en 1994 mais en 2034, que ses proches étaient vieillissants ou morts et qu’il devait maintenant affronter un nouveau monde dont les règles et les principes avaient muté radicalement depuis son époque. Il ne se reconnaissait en rien, ni en personne. Les objets et les idées avaient adopté une consistance froide et artificielle, tandis que les individus avaient revêtu des silhouettes uniformes et insipides, faussement désincarnées. Toutes les idées lui semblaient étrangement étrangères, tous les visages lui semblaient fermement fermés. Tout cela représentait beaucoup de choses pour lui, peut-être trop…

A suivre...

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