Chants Intérieurs I - Frère Jacques

Katrin Blanch

2ème partie du recueil

La vie a des tristesses insensées

Que rien ne justifie.

Au détour de nos actes manqués,

Au chevet des morts prématurées,

S'achemine obstinément

Le cri déchirant de notre impuissance.

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Les hommes, leur laideur, leur impuissance.

Aux quatre coins du monde.

Tout au long de l'Histoire.

Derrière nos murs.

A quinze ans, à trente ans.

A cinquante ans, derrière un bureau, au bout d'un téléphone.

Ils jouent aux soldats

De plomb.


Vient enfin le jour où vieux, débiles, incontinents, ils s'en remettent aux mains des femmes.

La mort,

Qu'ils ont chatouillée toute leur vie,

Les attend,

Et leur fera payer les horreurs commises.

 

Un jour,

La mort règle son compte à la bêtise.

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Telle une peau de chagrin,

Notre terre s'amoindrit.

Entre les hommes qui l'habitent,

Notre langue n'est plus qu'un vieux chapelet

Que peu de gens savent encore égrener,

Dernier territoire d'une identité

Qui fut trop vindicative pour perdurer.

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Oyez ! Oyez ! Braves gens

Le soir, dans vos foyers

L'épopée planétaire

A grands flots déversée

Par l'œil télévisé

 

Sur vos corps engourdis,

Vos amours attiédis,

Vos assiettes refroidies.

 

L'essentiel, pensez-vous,

C'est que l'esprit soit averti.

L'important, pensons-nous,

C'est que la soif soit assouvie

... Et pensent-ils,

Que l'énergie soit assoupie.

 

Les Lumières, Dieu soit loué,

Vous avez projeté,

Esprits de liberté,

Sur la Postérité.

 

Mais que deviendrons-nous

Quand toute l'Humanité

Inerte et à genoux,

De ses atrocités,

Sera rassasiée,

Ou pire, anesthésiée ?

 

Une belle absurdité

A présent vous feriez

De venir visiter

Le monde « occidenté »

 

Car il nous a promis

A grands coups d'artifices

Une ultime asphyxie

Aux pieds des immondices

Dont les heures futures

Nous tendent la facture.

 

Car il s'est engagé

Sur de longs rails d'acier

Hors la loi du réel,

De l'espace et du temps,

Vers un monde halluciné

Où finira par s'égarer

Notre fourmilière insensée.

 

L'innocence

- Ne parlons pas d'ignorance –

Que nous guettons, la larme à l'œil

Dans le sommeil de l'enfant

Ou l'attachement de l'animal,

Est un bonheur

Aussi précieux que la fleur

Poussée par miracle

Au cœur du béton.

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Poème du jour (rédigé en 1990, lors de la première Guerre du Golfe)


La guerre,

Je l'ai apprise

Mais pas encore vécue.

Aujourd'hui le début

D'un tout début de crise…

 

On marchait dans l'oubli

Comme sur un grand tapis

Infesté de souvenirs

Qui devenaient poussière

Mais qui faisaient frémir

Lorsqu'ils venaient nous dire :

« A quand la prochaine guerre ? »

 

Je cherche en vain ce soir

La paix sur un visage,

L'espoir dans les nuages,

Mais le ciel est tout noir.

Le vent apporte un grain,

C'est celui du désert

Qui pue de plein en plein

La mort et la misère.

 

« Sommes-nous en guerre,

Vraiment ? »

Crachent-ils entre leurs dents.

Ces mots si tristes à croire,

Ils viennent nous rire au nez,

Ironie de l'Histoire

Qui n'en a pas assez.

Et l'angoisse nous déchire

En milliers de questions :

« Comment ça va finir ?

Y- en a-t-il pour longtemps ? »

Le temps d'y réfléchir,

Il est déjà trop tard,

Les yeux du monde, hagards,

Se fixent là où l'on tire.

 

On marche comme avant,

Au pas du bien- allant,

Mais quelque chose pèse lourd

Dans nos cervelles blindées.

Comme une méchante nausée

Qui fait grimper les cours…

 

Saisie d'une défaillance,

J'avale un morceau de sucre

Et puis deux et puis trois

C'est vrai, on n' sait jamais,

Si demain j'en manquais !

La peur donne faim d'avance.

 

Au fond on les comprend,

Ces gens qui l'ont connue,

La guerre et ses tourments.

Voilà, elle est revenue !

En eux elle a mûri,

N'ont pas encore fini

De vomir celle d'avant

Qu'une autre est là, guettant !

 

Les images à l'écran

Ne veulent plus s'arrêter.

Plus fort, je fais hurler

Mon poste, comme si devant,

J'étais au premier rang.

 

Oiseaux noirs dans le ciel,

Passez le mur du son,

Tachez de sang vos ailes.

Du fond de nos maisons,

Déjà, nous sont rengaine

Ces débats sur les chaînes,

On fait moins attention…

 

Car avec ou sans nous,

La guerre va jusqu'au bout.

 

Comme un gisement de boue,

Elle fait surgir, pointue,

Notre violence taboue.

 

Faut-il qu'on s'habitue ?

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A l'ombre de vies pudiques, discrètes et silencieuses, couvent parfois de violents orages, ruissellent des torrents de larmes, dorment de merveilleux trésors. Saignent et se tordent des âmes, qui à chacun de vos crimes, au cœur de votre immense gâchis quotidien, restent un peu plus muettes, abasourdies. Elles œuvrent, pourtant, ces vies, ces âmes, pour votre salut, pour inlassablement réparer ce que vous détruirez à nouveau, et peut-être un jour à jamais.

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Passe-muraille du temps,

Les grandes œuvres,

Même de dentelle ou de cristal,

Sont « indésoclables ».

 

Chevaliers de demain,

Étranges naufragés

Du grand chaos naissant,

Vous lutterez

Pour que reste intacte,

Ou pas tout à fait morte,

Notre spiritualité.

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Le sceau du silence marque chaque lettre que personne n'écrit plus à personne.

La communication ne remplace pas le dialogue qui seul, rend possible l'échange.

Communiquer c'est d'abord faire exister l'autre par sa présence à son verbe et à son corps tout entier.

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Est-on sur Terre pour toujours dire « je » ? Écrit-on d'abord pour être lu ? Chante-t-on pour être entendu ?

A cette heure trop bavarde du monde, on se demande si le silence ne serait pas notre seule chance de décence, de salut. Mais l'être humain est fait de mots…

Il faudrait des mots silencieux. Des mots de chair, des mots de frisson. Apprendre à nouveau le langage de la nature. Ses couleurs, ses reliefs, ses atomes.

Il faudrait peut-être bannir les chiffres.

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C'est assurément de ceux qui ont toujours l'air d'aller bien… qu'il faut se soucier vraiment.

Ces amuseurs de galerie qui ont les oreilles à la place du cœur, quand c'est leur tour de tendre une main, de verser une larme, d'être en proie aux doutes ou à la terreur, de blêmir en silence, c'est le désert qu'ils rencontrent et sur eux-mêmes que leurs bras se replient.

Se heurter au vide peut faire très mal.

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Ce sont des petites choses,

Ce sont des moins que rien

Qui font naître les roses

Au fil du quotidien

 

Ce sont des moindres choses,

Ce sont des petits riens

Qui nous tiennent en osmose

Et renouvellent nos liens.

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Admettre

Qu'on ne changera pas le monde ni la nature humaine

Mais faire en sorte

Qu'ils ne nous changent pas.

Préserver puis cultiver en soi un terrain de virginité tant sensorielle qu'intellectuelle afin de prétendre à la vraie spiritualité, à une « différence » vécue, éprouvée, incarnée…

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Pourquoi le Budo (origine des Arts Martiaux) ?


Pour que mon corps devienne pensant

Et mon esprit mouvant.

Pour cesser toute relation de pouvoir et de crainte

Avec les autres et l'extérieur.

Mais pour apprendre l'éveil,

Appréhender le monde et avec lui,

Rester en harmonie.

Pour faire peau neuve

Et laisser choir

Celle de l'ego et de l'orgueil.

Pour éprouver l'irréversibilité

Et donc la valeur

De l'instant.

Pour retourner à la simplicité

Et reconnaître les lois fondamentales

Qui nous régissent,

Telles l'attraction irrésistible vers le cœur

de la Terre,

Telles l'étirement infini

De l'espace et du temps.

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Le Combat

 

Le principe fondateur de toute vie est le combat.

Mais qu'est-il à penser ou à espérer au-delà du combat ? Les hommes ne font-ils pas fausse route en cherchant depuis toujours le pourquoi ou l'après de cette lutte infinie entre les deux grandes figures universelles, celle du mouvement et celle du néant, la Vie et la Mort… et leurs multiples variantes ?

Le secret, le sens de toute vie « repose » peut-être au cœur de son principe fondateur, le combat.

Il fut érigé en art dans presque toutes les civilisations. En Europe, combattre à lames ou à pointes égales représentait tout un art en effet : apprentissage, filiation, codes, grades, etc. Il s'agissait partout et de tout temps de jouer son honneur… et sa vie. Mais la guerre cessa d'être un art – bien qu'elle conservât celui de la stratégie – lorsqu'on inventa la poudre à canon et l'arme à feu.

L'art existe et persiste lorsque dans le combat il y a un langage et une joute possibles entre deux éléments et deux forces de même nature. Mais que signifient un macchabée criblé de balles ou un charnier rempli de corps déchiquetés ou gazés ? Rimbaud a répondu dans Le Dormeur du Val. L'encre que fait couler l'Histoire ne cesse d'enterrer, de manière posthume, toutes ces vies charriées dans les grandes boucheries des siècles, c'est-à-dire qu'elle s'efforce de leur rendre une identité, un topos, un tombeau de papier.

Mais c'est impossible. Ces atrocités continuent de déshumaniser des millions d'hommes qui sont seulement faits pour combattre. Et de ces monstres naissent des générations de paumés, de fous-furieux qui reprennent le flambeau.

Nous avons perdu le sens et la pratique du combat, du corps à corps, de la rencontre directe et sensuelle avec notre semblable. Les hommes se tuent à distance comme ils s'aiment à distance comme ils vieillissent et meurent à distance.

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A quoi donc sert l'Histoire

Si d'elle l'homme ne tire aucune leçon ?

Sommes-nous condamnés à nous répéter

Plutôt que promus à nous renouveler ?

L'Histoire ne charrie-t-elle qu'un magma de hasards ?

A-t-on oublié que le chaos lui-même

Fut ordonné ?

 

Est-il encore permis,

Au creux d'une main d'enfant,

De recueillir

Une parcelle vierge de ce monde

Pour y faire naître

Du sens, de la douceur, des fleurs...

 

Voilà pourquoi j'ai si peur,

Papa Maman,

Du jour où vous lâcherez ma main.

 

 

 

 

 

 

 




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