Jack, Kurt et moi - Chapitre 1

Al Kleifarvatn

                                                         


Mon vieux se donnait des airs de Clint Eastwood.


Les épaules en arrière, les jambes arquées et le buste gonflé comme un gorille des montagnes, il me toisait avec défiance de son mètre soixante-dix. Il fumait comme à son habitude une Gauloise sans filtre qu'il pinçait fermement entre deux doigts et je suivais les allers-retours de la petite tige incandescente dans l'obscurité.

Il m'attendait de pied ferme et c'était bien la première fois que ce vieil aigri m'impressionnait.

Je n'apercevais pas l'expression de son visage dans le matin naissant mais je me doutais bien que ça ne devait pas être celle des grands jours. Il s'est approché. Doucement.

Le bruit de ses semelles écrasant le gravier résonnait dans mon crane comme le grincement d'un engrenage infernal, une mécanique mal graissée, qui me triturait les quelques neurones encore actives.


Ma glotte, victime innocente de mes exagérations éthyliques, flottait dans un étang de bile acide et la nuit bien trop courte n'avait pas suffit à éliminer tous les reliquats de ma beuverie.

Les festivités semblaient bel et bien terminées et nonobstant le boum boum des boites à rythmes qui continuait de m'atomiser l'encéphale, tel un marteau pilon, je comprenais qu'il y avait comme un problème.

Un chien aboyait dans le lointain, quelque part dans le village endormi, les grillons imperturbables dans leurs cacophonies nocturnes me donnaient soudainement une terrible impression de solitude.


Et j'ai vu, à la lueur orangée des réverbères, le masque figé de mon paternel.

J'y ai cherché bienveillance et compréhension, et sans trop y croire, un peu d'affect, mais c'était Stalingrad au plus profond de ses pores.




La tournée hebdomadaire des bars de la ville s'était transformée en beuverie.

Et maudite soit la nuit qui ne s'était pas montrée bonne conseillère.


J'avais entamé la soirée assez tôt pour briser la lenteur infinie de ce laborieux samedi.

Le désœuvrement et l'ennui avaient balayé toute mon énergie, j'étais resté cloîtré toute la journée dans ma piaule, allongé tel un gisant sur le lit défait. Les volets fermés pour m'isoler du monde réel, paisible, dans mes pensées, à feuilleter des bandes dessinées déjà lues mille fois, en écoutant sans grand plaisir la soupe que diffusait une radio locale.


Derrière la porte, comme une foldingue qui hanterait les couloirs d'un asile, je percevais le frottement sinistre des patins de ma mère, qu'elle traînait sur le carrelage froid en marmonnant de longues phrases incompréhensibles, comme pour se libérer des démons qui la persécutaient depuis toujours.

En fin d'après-midi, las du néant de ma vie, j'ai quitté ma grotte. Ma mère était debout au milieu du couloir dans une vieille robe de chambre. Elle me souriait.


J'avais rendez-vous comme chaque samedi avec Olivier.

Un ami d'enfance qui venait de perdre sa sœur dans un accident de voiture.

On la surnommait secrètement Donald parce qu'elle ressemblait au célèbre canard.

Il était défoncé au Prozac et voulait sortir pour se saouler la gueule, histoire d'oublier, qu'il disait.

Je l'ai retrouvé sur la place principale de Meursault garé dans sa vieille Golf, on aurait dit un moribond.

Je lui ai donné une tape dans le dos, c'était ma manière à moi de le soutenir.

Ses jambes le portaient avec difficulté. J'ai bien senti que la soirée commençait assez mal.


Le troquet puait l'anis et la Gitane, les types autour de nous parlaient bécasses et sangliers et deux ringards mal rasés, vêtus de Perfecto à franges jouaient au baby foot en chopinant des demis pêche.

Ça me déprimait d'autant qu'Olivier coulait des larmes comme des gouttes de mousson.

Je n'étais pas très doué pour les consolations. Cette foutue situation me mettait mal à l'aise.

Je comprenais sa détresse et c'était une histoire de vie tragique, mais j'avais bien assez à faire avec mes emmerdements. Il espérait sans doute une quelconque bienveillance de ma part, voire un mot compatissant mais je détournais mon regard gêné, pour admirer les coupes de foot poussiéreuses plantées au dessus du bar. S'il espérait que je lui caresse la nuque en déblatérant des phrases mièvres pour le rassurer, il se foutait le doigt dans l'œil.

Sa sœur n'était plus là et ce n'était certainement pas moi qui la ferait revenir d'entre les morts.

On avait déposé avant-hier des fleurs en plastique, ainsi qu'une petite croix sur le lieu du crash, une longue ligne droite à la sortie d'une zone artisanale sans intérêt.

Je trouvais sinistre de finir sa vie dans un endroit aussi peu romantique.

Il restait des traînées d'huiles et du plastique éparpillé un peu partout sur l'asphalte ainsi que des taches de liquides non identifiés. Il avait fallu deux heures aux secours pour désincarcérer de la petite Twingo le corps broyé et méconnaissable. Le camionneur qui l'avait pris de plein fouet affirmait qu'il n'avait rien vu venir et qu'elle s'était encastrée dans la calandre du semi-remorque après avoir traversé la chaussée.

Olivier assurait qu'elle s'était endormie. A six heures du matin, c'est une possibilité.

Je le laissais dans ses certitudes.

C'était son histoire après tout.

Mais moi je pensais plutôt que sa sœur n'aimait pas la vie.


Le juke-box vomissait un tube Eightie's indigeste, mon demi vivait ses dernières secondes et le silence funeste d'Olivier me désespérait. D'autant que je n'étais pas très doué pour les monologues.

On a quitté sans politesse le bistrot, j'ai coupé par la route des vins pour rejoindre Beaune.

Tom nous attendait déjà et je comptais sur son enthousiasme légendaire pour casser la morosité de ce début de soirée. J'avais passé une journée inutile et mon moral finissait par s'en ressentir.

Olivier, le cheveu en bataille et le teint blafard comme un trépassé de Toussaint, regardait filer la route en silence. Je lui ai dit que la vie continuait malgré tout et qu'il fallait être présent pour ceux qui restaient, que la mort n'était qu'un passage vers un monde meilleur, et que forcément on irait tous la rejoindre un jour.

J'étais pathétique dans ma recherche d'apaisement et la seule phrase qu'il répétait à l'envie finissait par me foutre des angoisses :

- Ma pauvre sœur est morte, qu'il disait d'une voix grise et monocorde.

- Ma pauvre sœur est morte... ma pauvre sœur est morte...

J'en avais des suées et je pensais avec justesse que le cocktail explosif Prosac / alcool n'était peut-être pas une si bonne idée.


Nous avions rendez-vous au "Galway". Un pub irlandais intimiste qui gardait l'atmosphère feutrée et typique de la verte Erin.

Je me suis garé dans une rue proche de la Place Monge. Mais c'était trop loin pour Olivier qui maugréait des phrases plus ou moins inaudibles pleines de sous-entendus.

- Va falloir te réveiller, mec ! que je lui ai dit.

Il me toisait d'un air torve avec ses yeux pochés d'épagneul battu.

Des tas de choses importantes arrivent dans une vie. Des bonnes comme des mauvaises. Voire des très mauvaises. Il n'y a pas mille solutions. Mais deux.

Simplement deux putains de solutions à choisir : la bonne ou la mauvaise porte.

C'était à lui de choisir laquelle ouvrir.

Il m'a regardé comme un gosse un peu limité à qui on expliquerait la mécanique quantique.

- Laisse tomber, va ! On va picoler ! abandonnais-je.


Les magasins du centre ville fermaient leurs portes. Il devait être dix-neuf heures.

Il y avait un monde dingue dans les rues piétonnes, les terrasses ne semblaient pas désemplir.

La chaleur était estivale, le week-end prometteur. Tom nous attendait comme à son habitude, une pinte de Guiness à la main, assis sur les marches extérieures du « Galway ». Il fumait sereinement sa roulée à l'ombre, en prenant soin d'avoir l'air cool. Il arborait une épaisse barbe blonde, des lunettes à la Lennon, une touffe de cheveux épaisse et bouclée ainsi qu'un gilet andin en grosse maille de laine dans lequel je serais mort de chaud.

- Salut les gars ! hurla-t-il, levant ses grosses fesses et manquant de se viander sur les pavés polis de la rue Notre-Dame. Il avait l'air pas mal cuit, mais de bonne humeur.

Gus, le barman irlandais, était un chic type. Il connaissait parfaitement nos envies : trois pintes de Guiness nous attendaient sur le comptoir. J'ai demandé un paquet de chips au vinaigre pour accompagner l'amertume de notre bière brune et j'ai payé la première tournée.

Olivier s'est réveillé, ça faisait un bien fou de le voir revenir parmi les vivants.

- A ma sœur bordel ! qu'il a gueulé à s'en péter les molaires.

On a levé nos verres comme trois pirates. C'était viril et poignant.


Les pintes furent vidées d'une traite, nous avions soif et il fallait s'hydrater. Gus s'est empressé de nous resservir. On a ressassé les souvenirs d'antan en parlant de la sœur disparue. Je n'avais jamais eu grand chose à dire à cette pauvre fille au physique ingrat. Ses copines lui ressemblaient et pour dire vrai, nous ne courions pas après.

Tom était bien meilleur que moi pour les oraisons funèbres et son requiem m'aurait fait chialé.

Je craignais de voir repartir Olivier dans une contrée sans retour et comme l'alcool commençait à nous embrumer les neurones, j'ai dévié la conversation sur les deux têtes blondes qui dépassaient d'une banquette, bien cachées par la boiserie cirée d'une vieille commode de grand-mère.

Deux allemandes conversaient tranquillement dans un recoin isolé du pub, et dans mon délire éthylique, j'ai parié cent balles que l'une d'elle finirait sur le siège arrière.

L'affaire était simple, tout était histoire de séduction. Assuré de mon charme dans mes nouvelles pompes de sport et contaminant l'espace d'un parfum aux flagrances virils, je me voyais déjà acteur de mes fantasmes.

Le challenge n'était pas un exploit et rien ne semblait pouvoir contrarier ma petite ambition.

Je posais de manière insolente un billet flambant neuf sur le comptoir poisseux, sous le regard bovin de mes deux potes de circonstance.

- Cent balles que ce soir je fais grincer les amortisseurs ! j'ai lancé comme une provocation.

Chacun de nous leva à nouveau sa choppe comme pour sceller le contrat.

- Tope-là mec ! s'étaient-ils exclamés en chœur, visiblement très impatients de me voir dans l'action.


Il était très tôt dans la soirée et les habitués n'arriveraient pas avant vingt-deux heures.

Je n'étais pas très vaillant et je m'en voulais d'être déjà bourré. J'ai traversé le pub désert et je me suis approché des deux touristes. J'avais donc maintenant une vue d'ensemble parfaite.

Elles n'étaient pas vraiment jolies. Mais je m'en foutais pas mal.

L'une des deux me plaisait davantage.

On aurait dit deux avocates sorties tout droit d'un building aseptisé de Francfort, petits tailleurs mignons, talons hauts Louboutin à mille balles, bijouteries sobres mais dorées, coupe au carré pour la plus laide, et longs cheveux ondulés pour l'autre. Leurs mondes n'étaient pas le mien et surtout elles semblaient avoir dix ou quinze ans de plus que moi.

J'avais la vingtaine et j'ai vite compris que je risquais de perdre cent sacs.

Dégoûté par le tragique de la vie, je reste cloué comme un idiot devant les deux bavaroises sans trop savoir quoi faire. J'étais beaucoup moins motivé et j'avais peine à cacher ma déception.


Les copains suivaient lâchement le spectacle du haut de leurs tabourets, pouffant de rire comme des adolescent attardés, le museau planté au fond de leur choppes de Guiness tièdes.

La musique un peu trop forte étouffait heureusement leur immaturité honteuse, et je donnais ma bénédiction aux riffs électriques des « Smashing Pumpkins » qui me sauvaient temporairement d'une humiliation supplémentaire.

Confortablement installées dans les profondeurs d'un canapé de skaï vermillon, elles me dévisageaient d'un œil circonspect et cessèrent brusquement de siroter leurs aligotés.

Elles semblèrent surprises.

Moi, je regrettais déjà.

L'alcool n'était plus mon allié,

Au contraire, je me sentait brusquement comme un niaiseux acnéique qui demanderait à la plus jolie fille du lycée de danser sur un slow de Richard Sanderson.

Il faisait chaud.

Trop chaud.

Mon cerveau était en fusion, mes bras s'étendaient, s'étendaient, ils étaient très longs, comme des bouts de caoutchoucs dégingandés qui gesticuleraient dans un vide infini.

Je me sentis merdeux, pas vraiment à ma place devant ces deux bonnes femmes bien trop matures pour moi.

Déconfit par le néant absolu de ma conversation, je me souvins que séduire était un exercice périlleux dans lequel j'étais capable de me ridiculiser pour les vingt ans à venir.

- Do you want a glass ? me risquais-je dans un anglais plus qu'approximatif.

Il fallait que je sauve ma peau à défaut de perdre mon billet de cent balles.

J'avais rapidement compris que les deux allemandes n'avaient aucunement l'intention de finir les fesses en l'air dans une Fiat Ritmo aux tréfonds d'une carrière désaffectée...

Elle me dévisagèrent, comme un gueux à la sortie d'une gare qui demanderait l'aumône, l'air faussement contrit. La plus jolie des deux repoussa d'un geste condescendant mon offre. Un silence bref s'en suivi. Un peu gênant je dois l'avouer. Et j'ai quitté la scène en bon seigneur, sauf qu'au fond de mes veines coulait du vitriol.

J'ai pris mes jambes à mon cou, insulté les copains qui se foutaient de ma gueule et sans une parole j'ai fui sans même toucher ma bière.

Olivier, mort de rire, avait définitivement oublié sa sœur.


Nous avons continué la soirée assis sur les inconfortables fauteuils en rotin du Café de Paris, Tom a commandé une bouteille de Johnny Walker avec des glaçons. On regardait les voitures qui tournaient autour de la place Carnot. C'était rageant. Il n'y avait que du gros calibre, des suisses ou des allemands pleins aux as. Et moi, de regretter mon billet de cent balles.


Un type m'a reconnu en terrasse. Plutôt sympa, avec une bonne gueule, le genre à plaire aux filles.

Je me souvenais bien de son prénom : Raoul.

Ça ne s'invente pas.

Un vrai prénom à la con.

Mais une dégaine de cow-boy. Pour ça oui, des épaules larges et robustes, des biceps comme mes cuisses, une taille respectable et surtout un physique à rendre jaloux n'importe quel beau gosse un peu susceptible.

On avait fait quelques mémorables soirées ensemble, c'était pour les fêtes de Noël et je ne l'avais pas revu depuis, mais je me souvins que Beaune scintillait alors dans une nuit quasi polaire. Ils y avaient des pains d'épices accrochés aux fenêtres des magasins du centre ville, des guirlandes multicolores un peu partout et des gosses qui s'amusaient dans les rues enneigées de la ville. On aurait dit le dessin féerique d'un calendrier de l'avent. C'était chouette.


Et voilà que ce bon vieux Raoul débarquait six mois plus tard, paré pour une grande fiesta, question de célébrer son retour du front bosniaque.

La guerre était une salope, qu'il disait, mais qu'il fallait des gens courageux pour sauver les libertés trahies.

Je ne voyais pas trop où il voulait en venir, mais j'étais d'accord avec lui. On a vidé nos verres et nous sommes partis tous les quatre manger un bout dans un restaurant italien du quartier de la gare, qui préparait des tiramisus bien meilleurs qu'à Palerme et Syracuse réunies.

Il y avait du monde malgré l'heure tardive, ça ramassait tous les noctambules du coin et certains semblaient déjà pas mal atteints. Le patron, un gros bonhomme mal embouché et rougeaud, nous a installé sur une minuscule table couverte d'un napperon à carreaux rouges auprès d'un aquarium pisseux où crevaient d'ennui deux misérables poissons rouges.

Le four à pizza refoulé une fumée acre qui me piquait les yeux et devant l'âtre ouvert, gesticulait un grand chauve au tablier crasseux, dégoulinant de sueur, qui n'avait pas d'autre ambition dans la vie que de faire tourner des pâtons sur son doigt. Ça empestait la pizza trop cuite et le cep de vignes cramé.

On a directement commandé une bouteille de Chianti épais et noir comme du goudron.

Le vin était mauvais et certainement dangereux à boire. Mais seule l'ivresse comptait, alors nous avons picolé jusqu'à plus soif en attendant nos pizzas qui n'arrivaient pas.

Raoul a rajouté à la note un Cotes de Nuits 86, à quarante Francs la bouteille.

Olivier, dans son négativisme, pensait que c'était une idée merdique, que 1986 était une année maudite avant d'être celle de Tchernobyl. On s'est marré devant sa mine affligée et lui de refuser la moindre molécule de vin radioactif.

Et puis nous avons traîné un long moment dans la salle de restaurant désertée. Raoul mélancolique nous a narré la beauté sauvages des Balkans, les filles de Bihac, les bordels de campagne et les salopards qui visaient les gosses dans les rues de Sarajevo.

Le tiramisu n'était pas si bon que ça et nous avons commandé des cafés au serveur qui commençait à faire la gueule. Il était tard, nous étions tous ivres et Raoul en manque apparent de relation sociale, nous a proposé de sortir dans un club à la sortie de la ville.


L'endroit était maudit. Un long couloir obscur dans lequel trônait une piste de danse minuscule, où personne ne dansait. La musique alternait entre eurodance italienne et revivals new-wave des années 80. Il n'y avait que des mecs au bar, c'était une soirée spéciale strip-tease.

Nous étions ivres-morts et éreintés. Affalés, on ne disait mot.

La fille s'est pointée. Une jolie brune, à la chevelure démesurée.

Elle avait une assurance dingue pour se tordre dans tous les sens le pubis à l'air et les seins comme des petites poires devant tous ces dégénérés.

J'avais pitié pour elle.

La horde de mâles sifflait et hurlait des insanités.

Certains l'auraient bien violée, mais la loi l'interdisait.

- Je me casse ! J'ai dit, dégoûté.

Le videur en me libérant de cet enfer m'a averti que toute sorti était définitive. Et je me suis retrouvé sur le parking désert. Assis sur le capot de ma caisse, la tête me tournait et j'avais la bouche comme une éponge sèche. Peu après, la boite a fermé, Raoul m'a chopait et m'a ordonnait de le suivre chez lui au vu de mon état général. Tom a ramené Olivier qui n'était même plus capable de se rappeler qu'il avait eu un jour une sœur. Nous avons pris prudemment les petites rues de traverse et j'ai suivi les feux arrières de la voiture de Raoul qui ne roulait pas forcément plus droite que la mienne.


Sa maison était une imposante bâtisse au bout d'un chemin de terre un peu isolé de la montagne de Beaune, il m'a demandé de me taire, que son père n'avait rien d'un type drôle et qu'il était déjà lui même en sursis.

Recroquevillé comme un misérable gueux sur un matelas auréolé et posé à même le sol dans un recoin obscur du garage de ses parents, j'avais eu la gerbe jusqu'à l'aube et les relents de gas-oil et d'huile de moteur avaient suffi à me faire regretter d'être encore parmi les vivants. De plus, il avait fallu que je déguerpisse assez rapidement, avant que l'on découvre ma dépouille au petit matin. Autant dire que ma fin de nuit fut assez déplaisante. Je souffrais tellement que je m'étais juré de ne plus jamais approcher d'une bouteille de whisky et surtout de me coucher avant neuf heures pour le restant de mes jours.


J'ai démarré avec succès la Ritmo, l'habitacle puait l'haleine d'alcoolique et le vieux sandwich oublié. Il n'en fallut pas plus pour que je rende la pizza et les trois litres d'abus. J'ai laissé le moteur tourné dans le silence de cette fin de nuit et à genou dans l'allée de troènes, je me vidais les tripes.

A quatre pattes, j'ai imploré la miséricorde des puissants, suppliant à qui voulait l'entendre qu'on ne m'y reprendrait plus.

Exténué par la vengeance stomacale de ma courte nuit éthylique et bien décidé à rejoindre mon matelas douillet et cela en dépit de mon inaptitude à la conduite, j'ai pensé plus sage de rentrer par le chemin des vignes. Celui de mon enfance et sur lequel je pédalais pour rejoindre le centre ville de Beaune depuis mon village. J'étais certain de n'y croiser personne et j'évitais ainsi la route principale et son contingent de flicailles. J'ai roulé bien moins vite que si j'avais été à pied. J'étais prudent car des lapereaux n'arrêtaient pas de traverser le chemin, c'était comme dans un jeu vidéo, sauf que c'était bien moins drôle car j'aurais détesté écrabouiller une petite bête. Je me suis garé le long du muret, j'évitais ainsi le crissement suraigu des pneus sur les graviers qui réveillait en général mes parents et la quasi totalité des habitants du quartier des Mouettes.

La plage la plus proche étant à huit cents kilomètres, je n'avais jamais compris la présence d'une mouette en plein vignoble bourguignon. J'avais vécu avec cette interrogation toute ma vie et personne n'avait pu me fournir une quelconque réponse. Cela ne semblait choquer personne à part moi. Les gens n'avaient parfois aucune curiosité.


Mon père m'attendait de pied ferme. L'index levé comme pour m'avertir d'une sanction divine, il m'avait promis les pires tourments si j'osai d'aventure lui répondre. L'abjecte nausée me reprit en apercevant cette silhouette si familière. Je me suis appuyé nonchalamment contre le rebord d'une fenêtre et j'ai attendu la sentence. Tenir debout était au dessus de mes forces, le vertige me prenait dés que je m'immobilisais, et je paniquais à l'idée de m'écrouler devant lui comme un vulgaire pochard.


Il a dégainé plus vite que prévu et j'ai compris à son visage blême, à ses yeux rougis par l'épuisement d'avoir attendu toute la nuit mon retour, que le prix de sa lassitude, de son désespoir de père trahi, seraient de toute évidence bien trop chers pour moi.


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