CHAPITRE 1
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Le chemin était désert. Un léger brouillard enveloppait les branches et collait nos cheveux à nos joues. Lina était plantée sous un arbre, le nez en l'air. Elle semblait hypnotisée par les multiples couleurs des feuilles. Je pris mon écharpe et lui entourais le cou, menton et nez.
"L'automne te plaît?" lui demandai-je.
Elle hocha légèrement la tête mais ne bougea pas d'un millimètre.
"Personne ne pourrait recréer ces couleurs, dis-je pensive.
_ Je sais.
_ Nous devons partir, Lina.
_ Pourquoi?
_ Parce qu'il ne fait plus bon vivre ici.
_ Je veux rester encore un peu ici.
_ C'est impossible."
Lina mit ses bras autour du tronc et ferma les yeux. Je décidais de lui accorder encore quelques minutes. En retournant sur mes pas, je vis que les autres étaient en train de se chamailler. Et Diego ne faisait rien pour les séparer. Lui aussi contemplait les merveilleuses couleurs de l'automne. Tel père, telle fille. C'était toujours à moi que revenait la responsabilité de faire le juge-arbitre. Je pris Mina par le bras et la fis reculer d'un mètre. Elle fut légèrement déséquilibrée et le temps qu'elle reprenne ses esprits, j'avais attrapé les deux garçons par l'arrière de leur doudoune.
"C'est terminé ! criai-je. Ter-mi-né! C'est clair pour vous deux?
_ Oui, oui.
_ Allez mettre vos sacs à dos!"
Je rattrapais Mina par la taille avant qu'elle ne fonce sur eux. Ses yeux débordaient de larmes et son nez coulait. Je remontais le haut de son anorak pour lui couvrir le cou, menton et bas du nez. Elle se calma en quelques secondes.
"Toi aussi tu mets ton sac à dos!"
Elle se dirigea vers ses frères docilement. Ce fut à cet instant que je remarquais l'absence de Driss. Et Diego était toujours en contemplation, oubliant tout ce qui l'entourait. Je rejoignis les enfants.
"Quelqu'un a vu Driss?
_ Non, répondirent-ils en choeur.
_ Depuis combien de temps ne l'avez-vous pas vu?
_Bah, répondit Luciano, il a dit qu'il devait passer un appel.
_ A qui?
_ A sa chérie sûrement."
Les enfants se mirent à pouffer de rire.
"Diegoooo!"
Pas de réaction. Je regrettais de plus en plus ces derniers temps de m'être liée pour la vie avec cet homme lunaire et désinvolte.
"Diegooo!!"
Lina et Diego se retournèrent en même temps vers moi, avec le même air exaspéré. Tel père, telle fille. Je leur fis signe d'approcher. Comme deux automates réglés sur la même fréquence, ils haussèrent les épaules sans quitter leur position. Je leur fis de nouveau signe pour qu'ils approchent. Ils me regardaient avec leur air boudeur et restaient campés sur leur position.
Et si Driss était parti seul? Après tout, il avait rechigné pendant des jours à l'idée de quitter sa vie actuelle. Il avait pinaillé sur tout: vêtements, nourritures, moyens de transport, superflu... J'avais cédé sur le téléphone portable, croyant que s'il pouvait échanger encore pendant quelques jours avec ses amis, la pilule serait moins difficile à avaler. Mais il m'avait eue par ruse. Driss était, après tout, un adolescent de seize ans plein de ressources.
Mina, Luciano et Josef avaient enfilé leur sac à dos et étaient prêts à partir.
"Je ne peux pas partir sans Driss, chuchotai-je. Nous devons le retrouver.
_ Il est parti maman, répondit Luciano. On ne peut rien y faire."
Peut-être fussent mes larmes ou l'air perdu des enfants mais Diego nous rejoignit. Lina, elle, restait accrochée à son arbre.
"Où est votre frère? demanda Diego.
_ On ne sait pas.
_ Est-ce qu'il a pris son sac à dos?
_ Oui.
_ Alors il est parti."
Diego me prit la main et caressa mes doigts un à un. Sa façon habituelle de me réconforter.
"Je ne peux pas partir sans lui, marmonnai-je.
_ Il le faut.
_ Je ne peux pas.
_ Tu as d'autres enfants. Tu ne peux pas les abandonner. Driss était notre aîné mais il a fait son choix."
Je giflai Diego du dos de ma main libre. Avant qu'il n'ait le temps de parler, je lui en envoyais une autre. Il perdit son air nonchalant, ce qui me rendit le sourire.
"Lina, on part! criai-je. (Voyant qu'elle ne m'écoutait pas) Lina, maintenant! Ne m'obliges pas à me déplacer!
_ Je reste ici.
_ Impossible!
_ Pourquoi? Driss est bien resté ici!
_ Driss a fugué mais je vais le retrouver!
_ Ne dis pas..., commença Diego.
_ Tais-toi! Lina, maintenant!"
Lina lâcha le tronc mais d'un air de défi, fit signe qu'elle ne bougerait pas.
"Lina, nous devons partir. Il y aura plein d'autres arbres et plein d'autres automnes là où nous allons.
_ Je reste ici.
_ Diego, dis quelque chose!"
Au lieu de parler, Diego rejoignit Lina, remit son écharpe en place et la prit par la main. Lina se laissa tomber au sol; surpris, Diego lâcha sa main. Les enfants et moi soupirâmes; à ce rythme, le cirque allait durer des heures. Diego s'allongea à côté de Lina et commença à chuchoter à son oreille. Je fis signe aux enfants de poser leur sac à dos et leur tendit une barre chocolatée.
"Pourquoi il nous a abandonnés, Driss? demanda Mina.
_ C'est pour sa chérie, répondit Luciano. Il en était malade de la laisser à un autre.
_ Comment ça de la laisser?
_ Bah si tu pars, ta chérie, elle se trouve un autre chéri. Normal, non?
_ Non, répondis-je. Enfin si. Enfin je pense qu'elle et sa famille vont aussi fuir.
_ Ouais bah Driss, il ne pensait qu'à ça. Sa chérie dans les bras d'un autre.
_ Vous savez où habite cette fille?"
Mina et Luciano firent non de la tête. Josef, quant à lui, restait silencieux. Il n'avait pas touché sa barre chocolatée et portait toujours son sac à dos. Je lui caressais la joue. Il me tendit un papier sur lequel était écrit:
"Ne dis rien à personne. Je ne peux pas venir avec vous pour le moment mais promis je vous rejoindrai. Je sais où vous allez. Bonne chance."
"Quand t'a-t-il donné ce papier? demandai-je.
_ Jeudi."
Soit trois jours plus tôt. Un bruit de raclement coupa court à ma réflexion. Diego avait attrapé Lina par les deux manches de son blouson pour la trainer vers nous. De la pointe de ses chaussures, elle raclait le sol. Habituellement, Lina et son père s'entendaient comme larrons en foire mais ce jour-là, il la trainait sans ménagement. Lorsqu'ils furent près de nous, il la souleva pour la mettre sur ses pieds. Lina se laissa volontairement tomber au sol. Il la remit debout en la soulevant par son écharpe. Surprise, elle sentit l'étreinte du tissu se resserrer sur la peau de son cou. Aucun de nous n'en croyait ses yeux.
"Je continue, Lina?
_ Non papa."
Sans toux, sans pleurs, elle prit son sac à dos et se tint prête. Sans un mot, nous l'imitâmes.