Chapitre 1 : L'université de la magie

Max Femenia

« Fuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiuiu. »

Le filet d'air chaud s'échappant du réveil grinçait comme la craie sur une ardoise.

— La ferme ! grommela Quinn, la tête enfouie sous les draps du lit.

Les premiers rayons de l'aube traversaient péniblement les rideaux pour lui murmurer que l'heure était venue de se lever. Un nouveau sifflement strident vint rompre le silence à peine retrouvé de la pièce.

— Bon sang, mais c'est qu'il me provoque ! s'agaça-t-il.

Le jeune homme empoigna son oreiller et le lança en direction de la petite table en bois sur laquelle était placé le criard, le heurtant de plein fouet.

— Mon dragon siffleur ! s'écria une voix féminine.

Les yeux encore à moitié fermés, Quinn se retourna d'un air intrigué. Une jeune fille entièrement nue était allongée près de lui, des draps en soie cachant son intimité. « Qui est-ce ? » se demanda le garçon, alors qu'un mal de tête lui rappela soudain son ivresse de la veille.

— Il m'a coûté une fortune, j'espère qu'il n'est pas cassé, dit-elle en se levant précipitamment. Je savais que c'était une mauvaise idée de te ramener chez moi.

— Désolé, rétorqua-t-il sans y croire, d'une voix encore enrouée.

Elle ôta vivement l'oreiller avant de prendre le reptile de cuivre dans ses bras, le tenant comme s'il s'agissait d'un être vivant. Quinn reprenait doucement ses esprits, les yeux perdus dans le vide, et c'est en observant le visage de la jeune fille que tout lui revint subitement. La soirée à la taverne des Trois Grillons, la bière, la fille seule au comptoir, encore de la bière ; il se souvenait de tout à présent, excepté son prénom.

Passant nerveusement la main dans ses cheveux bruns ébouriffés, il entendit qu'une voix féminine appelait de l'autre côté de la porte.

— C'est ma mère, dit la jeune fille en reposant le réveil sur la table. Elle doit se demander pourquoi je ne suis pas encore levée. Je vais aller lui parler, tu m'attends ici ?

Elle se redressa face à lui en le questionnant du regard. Sa longue chevelure noire ondulant le long de son corps dessinait des courbes sensuelles, attirant toute l'attention du jeune homme, qui afficha un sourire niais. Satisfaite par cette réponse, elle attrapa une robe froissée qui traînait au sol avant de sortir, non sans lui adresser un dernier regard. Quinn connaissait bien ce genre de regard. Ce mélange d'envie et d'espoir. Il savait qu'à son retour il faudrait parler de ce qu'il s'était passé cette nuit. Toujours parler… Cela l'ennuyait déjà.

Son sourire béat disparut au moment même où le claquement de la porte se fit entendre. Il se frotta vivement le visage pour finir de se réveiller.

— C'est qu'il s'agirait de ne pas traîner, dit-il en s'étirant.

Sans perdre un instant, il rentra sa tunique en lin blanc dans son pantalon et enfila son pourpoint en cuir marron posé au sol. À peine eut-il pris le temps de lacer ses chausses qu'il écartait déjà les rideaux pour se glisser par la fenêtre avec l'agilité d'un chat.

Le jour s'était levé sur Antigone, capitale de la nation de Core et berceau de la magie. Les rayons du soleil révélaient l'éclat des hautes murailles qui entouraient la ville. Surplombant la cité, le Consortium reflétait toute la puissance de la Guilde qui jadis l'avait fait bâtir : quatre immenses bâtiments dont l'architecture défiait les lois de la physique et, au centre, jaillissant des entrailles de la terre, la Qualbra, une tour d'ivoire de plus de mille mètres pointant le ciel en véritable doigt accusateur. C'est à l'intérieur de la « tour des cieux », dans un lieu tenu secret, que se trouvait l'orbe d'Oenoul, offrande de la magie d'Azphal pour guider les hommes et leur apporter paix et prospérité.

Très en retard, Quinn fila à toute allure à travers le quartier commerçant. Malgré l'heure matinale, les rues grouillaient déjà de monde. Il s'engagea dans une ruelle peu fréquentée débouchant sur une immense place où se tenait un marché. La place Dubil devait son nom au célèbre marchand Dubil Artenag, émissaire des Îles dorées, qui avait conclu le premier accord économique avec la Guilde des magiciens, une centaine d'années auparavant. Elle accueillait le célèbre marché d'Antigone, connu pour sa richesse et sa diversité. Des centaines de marchands et de saltimbanques prenaient place pour accueillir les milliers de personnes venues des quatre coins du globe.

La traversée s'annonçait difficile, mais Quinn s'y engagea sans attendre. À quelques jours de l'examen de fin d'année, il savait que ce nouveau retard pourrait lui coûter cher. Enjambant les cageots de nourriture et sautant par-dessus les stands d'étoffes des contrées du Sud, il filait comme le vent, prenant tous les risques. Dans sa course effrénée, il n'hésita pas à passer sous les échasses d'un saltimbanque cracheur de feu perché à plusieurs mètres au-dessus du sol. Soudain, un chariot tiré par un bœuf surgit face à lui ; impossible de le contourner. Quinn se jeta en dessous du chariot en glissant sur ses genoux. La boue présente sous la charrette, qui l'avait grandement aidé dans sa démarche, le rendit cependant incapable de prendre appui pour se relever. Il agita frénétiquement ses bras comme un oiseau tombé du nid pour retrouver l'équilibre et, alors qu'il allait s'écrouler en arrière, une main l'agrippa et le tira violemment.

— Encore en retard, à ce que je vois, lui lança son sauveur d'un ton amical.

Quinn tituba un instant avant de reconnaître la voix de William, son meilleur ami. William était grand : presque une tête de plus que lui. La blondeur naturelle de ses longs cheveux coiffés en arrière lui donnait l'allure d'un prince, en se mêlant au bleu azur de ses yeux légèrement plissés. Il portait une armure d'argent étincelante cintrée à la taille qui décuplait sa carrure naturellement imposante. À seulement dix-sept ans, il était déjà capitaine du 4e d'exploration.

— Will ! s'écria-t-il en époussetant son pantalon. Tu n'es pas en mission ce matin ?

— Nous y allons, répondit le soldat en désignant la porte Est de la ville qui se situait à l'autre bout de la place. Et toi, ne devrais-tu pas déjà être en cours ?

L'air innocent qu'afficha Quinn ne trompait personne, encore moins William, qui le connaissait trop bien. La ponctualité était la dernière de ses vertus, mais en parler n'y changerait rien, aussi changea-t-il de sujet.

— Rappelle-moi quand se déroulent tes examens ?

— Dans deux jours, je compte d'ailleurs sur toi pour m'aider à m'entraîner demain après-midi.

— À ce propos, te souviens-tu de l'examen des Tréflons, que j'ai passé le mois dernier ? Il se trouve que je l'ai réussi ! fit William en passant nerveusement la main dans ses cheveux dorés.

Le visage de Quinn changea subitement. Les Tréflons composaient la garde d'élite d'Antigone, ils étaient en charge de la protection du Consortium. Malgré son mépris pour les soldats et l'armée, le garçon avait un profond respect pour ces combattants d'élite.

— Félicitations ! Tu fais donc partie de la garde blanche, maintenant.

— Pas tout à fait. Je dois d'abord participer à l'un de leurs entraînements, et ce n'est que s'ils me jugent à la hauteur que je pourrai endosser la cape blanche. L'entraînement commence demain, dès l'annonce du 4e carillon.

— Attends, serais-tu en train de te défiler, et de me laisser tomber par la même occasion ? lança Quinn, qui commençait à bouillir. Tu ne cesses de me répéter qu'un homme doit tenir ses engagements, et je te rappelle que tu m'as fait une promesse.

— Capitaine Archer, que faites-vous ? Le régiment n'attend plus que vous pour partir, gronda une voix si rauque qu'elle couvrit le vacarme du marché autour d'eux.

Un petit homme trapu se dirigea d'un pas ballotant vers les deux garçons. Il était vêtu d'une armure semblable à celle de William, à ceci près qu'il portait une cape orange. Il dévisagea Quinn d'un regard sévère dès qu'il l'aperçut.

— Laissez donc ce magicien de pacotille à ses occupations, nous n'avons pas de temps à perdre, maugréa-t-il avec un sourire narquois, en laissant entrevoir une lignée de dents jaunes et usées.

— Partez devant, colonel Idak, je vous rejoins tout de suite, répondit William avec respect.

— Bien, mais faites vite, dit-il sèchement en fusillant une nouvelle fois Quinn du regard avant de s'éloigner.

— Tu n'en as pas marre de lécher les bottes de ce gros porc ? lança Quinn en portant volontairement la voix.

— Retrouvons-nous au lac après le déjeuner, dit William sans prêter attention à sa provocation.

Un cor résonna soudainement en provenance de la Qualbra, annonçant le 2e carillon.

— Il faut vraiment que j'y aille, s'affola Quinn. Va pour cet après-midi. Je vais t'étaler en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, lança-t-il, plein d'assurance, avant de reprendre sa course sous le regard amusé de William.

De l'autre côté de la place, deux immenses colonnes en pierre, reliées par une arche en fer forgé, marquaient l'entrée de l'université de la magie. Elle représentait un bâton magique posé sur un livre. Créée par le légendaire Azphal, l'université de la magie enseignait les arts magiques depuis plus de cent ans. Il avait été décidé qu'au terme d'un enseignement de cinq cycles, les apprentis magiciens obtiendraient le titre de mage leur permettant d'exercer la magie dans la nation de Core. Le garçon s'engouffra sous l'arche, espérant en son for intérieur que son retard ne serait pas remarqué. Bien que le Pr Arbum fût presque aveugle, ce n'était pas le cas des autres professeurs qui pouvaient croiser sa roue, aussi força-t-il l'allure. Après avoir traversé la cour extérieure, il s'engagea dans l'immense couloir du bâtiment principal. Le raffinement de ces lieux, autrefois quartiers personnels de la Guilde, était à couper le souffle. Les murs en marbre noir s'élevaient à plus de dix mètres au-dessus du sol jusqu'à former des voûtes d'ogives finement sculptées. Une ouverture dans le mur donnait sur une petite cour pavée, que Quinn savait fréquentée. En y jetant un œil, il aperçut un groupe d'étudiants qui traversait la cour en direction d'un grand bâtiment en pierre, dont les grandes fenêtres en verre réfléchissaient les rayons du soleil sur trois des arbres fruitiers. Reconnaissables à leurs toges rouges, les apprentis Inquisiteurs suivaient un homme aux cheveux blancs et à l'habit plus foncé. Il poussa une porte en bois et invita ses étudiants à le suivre d'un geste de la main.

Après s'être assuré que la voie était libre, Quinn se remit en route jusqu'à un escalier montant sur sa gauche. En haut, il s'arrêta devant une solide porte en bois. Ce rituel matinal devenu quotidien, le garçon reprit rapidement son souffle, avant de se glisser sans un bruit à l'intérieur. Dans un amphithéâtre de petite taille, un groupe d'élèves était en train d'assister au cours d'herbologie du Pr Arbum, un vieil homme dont la longue barbe grisonnante se confondait avec son habit, une robe de couleur verte aussi vieille et décrépite que lui. Les coutures d'arabesques jaunes au bas de sa toge, signe des Druides, semblaient sur le point de lâcher. Plongé dans la lecture d'un énorme livre à la reliure usée, il ne remarqua pas Quinn se faufiler entre les gradins jusqu'à une place au fond de la salle. Il s'installa à côté d'un jeune garçon bedonnant portant d'épaisses lunettes rondes et habillé d'une toge verte.

— Salut, Lorcàn. Alors, qu'est-ce qu'il raconte ? murmura-t-il à son voisin.

— Il s'agit du récit de l'explorateur Benjamin Grandval à propos des plantes tulsivores, expliqua studieusement le garçon. On les trouve seulement au sud des Sept Terres et elles peuvent absorber l'énergie magique. C'est réellement passionnant !

— Passionnant en effet, souffla Quinn d'un air désespéré en se courbant sur son bureau pour dormir. Je vais allez m'entraîner au lac avec William cet après-midi, tu veux venir ?

Captivé par le cours d'herbologie, Lorcàn ne répondit pas ; un coup sec dans le pied de sa chaise lui rappela son oubli, ainsi que l'impatience légendaire de Quinn, qui le fixait durement de ses yeux vert émeraude.

— Peut-être que ce cours ne t'intéresse pas, mais ce n'est pas mon cas, s'énerva le garçon. De toute façon, j'ai un cours d'alchimie cet après-midi.

— Oh Lorcàn, tu me fatigues ! s'exaspéra Quinn en se redressant vivement sur sa chaise. C'est le dernier jour de cours avant les examens, tu ne voudrais pas te détendre un peu ? Et puis, qui se soucie des plantes, sérieusement !

— Pourquoi avoir choisi l'option « herbologie » dans ce cas ? s'étonna Lorcàn en lâchant le professeur des yeux pour la première fois.

Son visage était rond, surmonté d'une touffe de cheveux frisés dont la couleur s'accordait étrangement avec ses petits yeux marron. L'écart entre ses deux dents de devant lui donnait un air enjoué, teinté d'un éclat de naïveté. À seulement quinze ans, il était l'un des plus jeunes étudiants de 5e cycle.

— C'était ça ou les manœuvres militaires, j'ai donc choisi le moins pire, expliqua Quinn en levant les yeux au ciel.

— Pour un Prozer, un entraînement militaire semble pourtant plus approprié. Ce n'est pas toi qui voulais t'entraîner ?

— Difficile d'arriver en retard lors d'un entraînement sans être remarqué, dit-il en souriant. À propos de passer inaperçu, faut que je te raconte ce qui m'est arrivé ce matin.

Lorcàn l'écouta d'un air attentif décrire sa soirée de la veille. Les frasques nocturnes de son ami ne le passionnaient pas vraiment mais Quinn avait une façon théâtrale de raconter ses histoires, riche en gestes, ce qui l'amusait beaucoup. Bien qu'il ne cautionnât pas son comportement, Lorcàn se mit à rire lorsque Quinn lui révéla s'être sauvé par la fenêtre. Il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sorte d'admiration pour son ami. Quinn, à qui rien ne faisait peur, insolent, perturbateur, mais fort d'un optimisme à toute épreuve. Le reste du cours se déroula dans le calme et la lenteur caractéristiques du Pr Arbum. Sa voix monotone vint bercer le garçon, qui tomba dans les bras de Morphée, pour finalement émerger en fin de matinée. Le visage plissé, les yeux humides, il se mit à bâiller fort peu discrètement.

— Où en est-il ? demanda-t-il avec lassitude à son voisin.

Lorcàn n'avait pas perdu son temps. La pile de feuilles remplies de notes témoignait de son assiduité.

— Il parle d'alchimie florale, la concoction de potions par l'étude des plantes agressives. C'est passionnant ! dit-il en continuant de gratter le papier avec sa plume. Savais-tu qu'il existe un lien magique étonnamment fort chez certaines espèces de plante ?

— Fabuleux. Bon, s'il n'a pas remarqué que je m'étais endormi, il ne se rendra pas non plus compte que je suis parti. Je vais aller me chercher quelque chose à manger, je n'ai pas vraiment eu le temps de déjeuner ce matin. On se retrouve au réfectoire ?

— Je te conseille de rester, le Pr Arbum a promis une surprise pour la fin du cours.

Quinn se tourna d'un air intrigué vers le vieil homme, qui était maintenant accoudé à son pupitre en bois de chêne.

— Ce chapitre marque la fin de vos cours d'herbologie, annonça-t-il en refermant son gros livre poussiéreux. Ce fut pour moi un plaisir de partager avec vous durant ces cinq cycles, mais il est temps maintenant de voler de vos propres ailes. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance pour vos examens, et n'oubliez pas que de leur réussite dépend votre avenir. À ce propos, je tiens cette information du Grand Prêtre Oesnar lui-même : de nombreux postes sont à pourvoir au sein même du Consortium cette année, mais seuls les meilleurs pourront y accéder. Sur ce, je vous libère.

— Quoi ? C'est tout ? s'indigna Quinn. Il nous répète ça chaque année, merci le roi de l'info.

Alors qu'il allait partir, une jeune fille vêtue d'une toge jaune interpella le professeur pour lui rappeler sa promesse. Mais le vieillard n'était pas aussi sénile qu'il y paraissait. Un large sourire éclaira son visage alors qu'il nettoyait ses lunettes à l'aide d'un chiffon usagé.

— En effet, Mircella, je voulais voir ceux qui resteraient jusqu'au bout.

Il se dirigea lentement vers son pupitre et récupéra une grosse clé en cuivre posée dessus.

— Il existe dans le monde des créatures, animales ou végétales, capables de prouesses magiques incroyables, annonça-t-il d'un ton fort et assuré, devenu radicalement différent. Je vous propose de vous en faire découvrir quelques-unes, particulièrement rares et intéressantes.

L'ensemble des élèves était pendu aux lèvres du professeur. Celui-ci prenait soin de marquer un temps entre chacune de ces phrases, utilisant le silence de l'amphithéâtre comme moteur du suspense.

— J'affectionne tout particulièrement les élèves d'herbologie. Ils sont curieux et dignes de confiance. Depuis dix ans que j'enseigne dans cette université, pas une seule promotion ne m'a déçu. Il me paraît donc évident de perpétuer la tradition, continua-t-il en scrutant de ses petits yeux gris chacun des élèves présents dans la salle. Comme pour le cycle précédent, je vais donc vous accorder l'honneur de visiter l'Arboretum d'Antigone.

— Génial ! s'écria Lorcàn.

L'Arboretum constituait la plus grande réserve florale du pays, tant par la diversité des spécimens qu'il abritait que par la qualité des recherches menées en son sein. Les Druides, ces mages spécialistes de l'énergie naturelle, travaillaient sans relâche au sein des jardins suspendus, afin d'étendre leurs connaissances en matière d'herbologie et d'alchimie.

Des clameurs de joie fusèrent dans la classe à l'annonce de la nouvelle. Seul Quinn ne semblait pas intéressé par l'offre du Pr Arbum. Ayant confectionné un origami en forme de sabre, il l'avait enchanté pour qu'il se batte contre son doigt. Concentré sur son duel, son regard s'éclaira soudainement à la lueur d'une idée.

— Attends un peu, ce n'est pas dans l'Arboretum que se trouve Yo Jou… Aïe !

L'épée en papier lui avait assené un coup des plus fourbes en venant se planter sous son ongle. La riposte ne tarda pas. Furieux, il écrasa du poing l'origami contre la table.

— Comme vous le savez, un istio sera remis à ceux d'entre vous qui obtiendront leur diplôme, reprit le professeur en sortant un petit objet de la poche intérieure de sa robe.

Dans sa main tremblante de fébrilité, il tenait un petit bâton en bois poli de couleur orangée. Il était serti d'un anneau noir aux extrémités et dégageait une forte aura magique.

— Celui-là me fut remis il y a bien des années, continua-t-il en admirant le bâtonnet, les yeux emplis de nostalgie.

— « Quelques centaines d'années » serait plus juste, se moqua Quinn.

— Chaque année, une branche de l'arbre sacré fleurit. Elle sera ensuite coupée et débitée pour la fabrication des istios des étudiants de 5e cycle. Telle est la tradition. Mais l'apprentissage des traditions présuppose de les comprendre. Et pour cela, quoi de mieux que d'assister à l'une d'entre elles, dit-il en rangeant son istio, cessant son discours à chacun de ses pas lents. Avec l'accord du directeur de l'université, le Pr Albérius, j'ai obtenu l'autorisation de vous emmener jusqu'à Yo Joulda, l'arbre sacré, pour assister à la cérémonie de la coupe.

Aucune clameur ne se fit entendre cette fois. Voir l'arbre était déjà inimaginable, alors assister à la cérémonie de création des istios ! Vestige du sacrifice d'Azphal, l'arbre légendaire inspirait à tous un grand respect et seule une poignée de mages étaient autorisés à participer à cette cérémonie.

— Incroyable ! murmura Lorcàn, les yeux grands ouverts et pétillants d'impatience.

— Jeunes gens, je vous invite donc à me suivre.

Avec une rapidité inouïe, Lorcàn ramassa ses affaires et se précipita vers la porte où s'entassait déjà le groupe d'étudiants à la suite du vieil homme. Empruntant le couloir principal, ils longèrent une avenue bordée d'arbres jusqu'à une structure en granit bleu où étaient postés deux gardes en armure, un arbre blanc gravé sur leurs plastrons. L'édifice formait une niche à l'intérieur de laquelle ondulait un faisceau bleu. Le professeur sortit un parchemin de sa poche et le tendit aux soldats avant de s'engager dans l'alcôve, suivi par la cohorte d'élèves surexcités. La lumière s'anima soudainement. Des gerbes bleues et blanches jaillirent autour d'eux, les soulevant du sol pour monter lentement le long de la cheminée. Une fois au sommet, le faisceau se stabilisa.

— Bienvenue dans l'Arboretum d'Antigone ! annonça le professeur d'un ton enjoué.

Entourés par les hautes tours du Consortium, des jardins de plantes aux mille couleurs se dessinaient entre les allées de cette grande place. Les plantes grimpantes tapissant les murs des bâtiments se mêlaient aux arbustes exotiques plantés çà et là. Un peu plus loin s'élevait un magnifique temple pyramidal au-dessus duquel lévitait un gros bloc de terre entrelacé d'épaisses racines. Il s'agissait des légendaires jardins suspendus d'Antigone et les racines appartenaient à Yo Joulda, l'arbre sacré. Sa taille dépassait largement celle de n'importe quel autre arbre de l'Arboretum. Bien qu'il fût situé à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de leurs têtes, les étudiants pouvaient apercevoir ses solides branches aux feuilles rosées, presque transparentes, qui flottaient au gré du vent. Suivant l'allée qui menait au temple, ils longèrent un petit étang où s'épanouissaient des nénuphars. Au centre, des perles nacrées diffusaient une faible lueur jaune se reflétant à la surface de l'eau.

— Ce sont des perles d'Ambroi. Elles récoltent l'énergie du soleil pour s'éclairer pendant la nuit. Il y en a dans chaque lanterne du Consortium, expliqua Lorcàn à qui voulait bien l'entendre.

L'atmosphère calme et reposante de ce lieu chargé d'odeurs contrastait avec le bruit de fond en provenance des rues de la capitale situées en contrebas. À l'intérieur de la pyramide, le sol était entièrement recouvert d'une terre sombre. De grands arbres s'élevaient, dont les épaisses feuilles jaunes étaient si larges qu'elles pouvaient dissimuler un homme. Les murs et le plafond étaient recouverts d'une mousse verte et humide, donnant l'impression d'une voûte végétale emplie par le chant d'oiseaux ayant trouvé refuge dans le temple.

— C'est ici que les Druides étudient la faune et la flore de chaque forêt du pays, expliqua le Pr Arbum. Les serres d'Antigone renferment un spécimen de chaque arbre, ainsi que certaines espèces totalement disparues à l'heure actuelle. Veuillez me suivre, jeunes gens, nous allons accéder à la partie supérieure, où se trouve le joyau de ces lieux.

Le groupe s'engagea sur un sentier de gravier blanc le long duquel poussait une herbe violette. Mais l'étrange spectacle se déroulant à quelques mètres de lui attisa la curiosité de Quinn, qui se détourna du groupe. Deux hommes étaient agenouillés devant un petit autel de pierre où étaient disposés des graines et des fruits. L'un d'eux tenait un bâton dans une main et une faucille en argent dans l'autre. Une couronne de gui enserrait la tête du second, alors qu'il énonçait une formule en langue magique. Une tige jaillit des graines, puis une autre, et encore une autre, jusqu'à former un parterre de fleurs colorées. Le garçon les observa sans bruit, le regard figé, jusqu'à ce que l'un des hommes remarque sa présence.

— Qui es-tu ? Ne sais-tu pas qu'il est interdit aux étrangers de pénétrer en ces lieux ? Sors immédiatement ! lui lança-t-il d'un ton menaçant.

En se retournant, Quinn s'aperçut que le reste du groupe avait disparu. Un peu décontenancé par cette réaction, il ne trouva pas la force de se justifier. Il recula d'un pas avant de tourner les talons pour s'enfuir. En sortant du temple, il heurta de plein fouet un homme de grande taille, vêtu d'une longue robe en velours écarlate avec des bandes orange brodées le long de ses épaules. Un chapeau à la pointe tordue était posé sur sa tête, d'où tombaient de longs cheveux argentés. Cet homme était le Pr Albérius Graypen, directeur de l'université de la magie d'Antigone. Sa longue barbe blanche habilement tressée lui donnait l'air d'un noble, et ses yeux bleus envoûtants semblaient capables de lire à travers le regard.

— Quinn, que fais-tu donc ici, tout seul ? demanda-t-il d'un ton soupçonneux au jeune garçon.

— Professeur Albérius, je suis content de vous voir ! Je suivais le Pr Arbum qui devait nous montrer l'arbre sacré, mais je crois bien que j'ai perdu le reste du groupe.

Albérius connaissait bien le tempérament de Quinn, avec qui il entretenait une relation assez peu conventionnelle. Le manque d'attention de son élève ne l'étonna que peu.

— Puisque tu ne portes pas ta toge d'étudiant, je vais t'éviter un effort inutile. L'entrée du sanctuaire est soumise à un règlement très strict, et l'uniforme en fait partie. Le Pr Arbum est un vieil homme et sa vue laisse un peu à désirer ; s'il avait remarqué ta tenue, il ne t'aurait sûrement pas emmené avec lui.

Quinn baissa la tête, la mine déconfite. L'espoir de voir un jour l'arbre sacré venait de s'envoler, et d'après les tremblements de son corps, il avait du mal à encaisser le choc.

Comprenant sa maladresse, Albérius posa sa main sur l'épaule du jeune garçon en souriant.

—  Je me suis toujours demandé pour quelle raison tu avais choisi les cours d'herbologie. C'est donc l'arbre sacré qui t'intéresse en réalité. Pourquoi ?

Quinn reprit calmement son souffle avant de regarder le professeur droit dans les yeux, et avec toute la franchise le caractérisant, il lui dit :

— Je trouve les cours terriblement ennuyeux ! Comment comprendre quelque chose sans jamais l'avoir vu ? Rien ne peut remplacer la pratique. Je m'étais dit que, peut-être, en voyant l'arbre sacré de près, je parviendrai à mieux comprendre la magie pour devenir encore plus fort.

— Encore plus fort ? Tu me sembles bien sûr de toi, s'amusa Albérius. Tes résultats en herbologie sont pourtant bien en dessous de la moyenne.

— Tous les autres sont des apprentis Druides, pour ce qui est des potions, l'avantage est de leur côté. Pourtant, aucun d'entre eux ne peut me battre en duel, je vous mets au défi d'en citer un, rétorqua Quinn, visiblement vexé par cette remarque. C'est la répartition des cours qui est mauvaise. Je ne comprends pas l'utilité d'un cours d'herbologie pour un apprenti Prozer comme moi.

Ces mots égayèrent le visage d'Albérius d'un sourire en coin alors qu'il caressait soigneusement sa barbe tressée.

— Mmh… J'éprouve un intérêt particulier à l'égard les étudiants qui cherchent à contourner les lois établies. Ils sont curieux et réfléchissent par eux-mêmes. Mais ils oublient vite qu'ils ne sont pas les seuls à penser, et si les choses sont ainsi faites, c'est qu'il y a une bonne raison. Mais puisque les explications ne te suffisent pas, suis-moi !

Le directeur l'emmena jusqu'à un chemin bordé par de hautes colonnes. Au-dessus, des plantes grimpantes formaient une voûte florale que seuls quelques faibles rayons de soleil parvenaient à percer. Le chemin continua jusqu'à une fontaine en pierre représentant un saule pleureur et dont les filets d'eau remplaçaient les branches. Albérius contourna la fontaine et se dirigea vers un épais bosquet mural situé dans un renfoncement, derrière lequel se dissimulait une porte. Des inscriptions y étaient gravées. Il sortit alors un pendentif de sous sa barbe, qu'il inséra dans une petite fente. Ce pendentif représentait une étoile dorée à cinq branches, l'emblème d'Antigone. La porte se déroba dans le plafond et laissa entrevoir un escalier qui descendait. D'un geste de tête, Albérius invita Quinn à le suivre dans ce tunnel à l'atmosphère bien différente de celle de l'Arboretum. En effet, l'ambiance colorée et les senteurs fruitées des jardins avaient fait place à une environnement plus malsaine. Des touffes d'herbes ainsi que de nombreuses racines sortaient du plafond. L'air y était humide et une odeur de putréfaction envahissait les lieux. En marchant le long de ce couloir macabre, Albérius se tourna vers Quinn :

— Avant de te montrer ce qu'il y a au bout du tunnel, je souhaite m'assurer que tu comprennes quelque chose. Enchanteur, Druide, Prozer… Ce ne sont que des titres inventés par les hommes dans le but de cloisonner l'utilisation de la magie, de la répertorier en classes pour mieux la comprendre. Mais la magie ne souffre aucune limite, tout est lié. Et si tu veux devenir plus fort, un mélange de ces classes est indispensable.

Quinn plissa bêtement les yeux en dévisageant Albérius, qui comprit que son élève n'avait pas saisi le sens de sa phrase.

— La pratique, c'est vrai… soupira-t-il.

— Je comprends ce que vous me dites, mais je suis un Prozer, je me bats avec une épée, alors en quoi les plantes peuvent-elle m'aider ? répondit Quinn en haussant les épaules.

Le garçon n'allait pas tarder à avoir la réponse à sa question. Le couloir aboutit bientôt à une immense salle ronde, surmontée d'une charpente de bois. Le plafond était composé de vitres recouvertes de mousses sèches et de feuillages qui atténuaient les rayons du soleil, plongeant ainsi la pièce dans une pénombre semblable à celle d'une forêt. La chaleur étouffante et l'odeur nauséabonde d'herbe brûlée évoquaient une serre. Pourtant, aucune plante n'était présente. À la place, une innombrable quantité de fioles étaient entreposées sur des étagères de bois fixées au mur. Au pied des étagères, un homme de petite taille, chauve, joufflu et vêtu d'une toge mauve pleine de taches observait avec attention un montage complexe de tubes et d'éprouvettes posés sur une grande table. Un autre savant à l'allure squelettique, portant d'épaisses lunettes rondes et un pince-nez, lisait un parchemin en faisant les cent pas autour d'un immense trou creusé au centre de la pièce.

— Bonjour, c'est toujours une joie de vous voir, s'exclama-t-il d'une voix aiguë en s'apercevant de leur présence. Moléna ! Viens donc saluer notre hôte, l'Enchanteur Albérius Graypen.

— Comment vas-tu, mon vieil ami ? demanda amicalement le directeur en ôtant son chapeau. Je te présente Quinn, un de mes étudiants. C'est un Prozer passionné d'herbologie et d'alchimie, dit-il en adressant un regard complice au garçon. Ses examens sont dans deux jours et il aurait besoin d'un petit coup de pouce.

Sans attendre, Porius pressa son assistant. Celui-ci s'approcha de Quinn avec un regard niais et le sourire exalté d'un enfant. Il se mit à présenter toutes les potions avec une étonnante précision. Son bégaiement ponctué de petits rires qu'il poussait sans cesse laissait supposer un retard mental. Néanmoins, Moléna savait absolument tout ce qu'il y avait à savoir sur la confection des potions. Le gros flacon carré sur l'étagère du haut contenait un épais liquide vert dont une seule goutte pouvait paralyser un homme pendant plusieurs minutes. Le gaz présent dans la petite fiole voisine en cristal pouvait quant à lui accélérer la régénération. Un autre flacon posé sur la table à côté de lui avait la capacité de faire disparaître le métal. « Cela permettrait de lancer mes poignards sans que la cible ne puisse les esquiver », se dit-il de plus en plus étonné par ce qu'il découvrait. Au fur et à mesure que le savant lui énumérait le contenu des flasques, Quinn commença à voir ce qu'Albérius voulait lui faire comprendre. En apprenant à confectionner ses propres potions, il pourrait dépasser ses limites, mais cette idée s'effaça rapidement devant la complexité de telles préparations. Cet art demandait patience et rigueur, deux qualités qu'il ne possédait pas.

Soudain, un grognement rauque résonna dans la pièce, faisant sursauter Quinn de même que Moléna qui se réfugia derrière le garçon, le regard figé par la peur.

— Qu'est-ce-que c'est que ça ? demanda Quinn en observant la fosse d'un air intrigué.

— La raison de notre présence, fit Albérius en caressant lentement sa barbe, un sourire au coin des lèvres. Les potions que Moléna vient de te présenter n'ont de secret pour aucun Druide qui se respecte, et n'importe quelle herboristerie en possède. Mais ce qu'il y a là-dedans, tu n'en trouveras nulle part ailleurs.

Non sans une certaine appréhension, le garçon suivit son professeur jusqu'au bord du gouffre, où une forte odeur de putréfaction lui provoqua un haut-le-cœur. D'épaisses barres de fer bardées de piques aiguisées s'entrecroisaient comme pour former les barreaux d'une prison. Mais quel animal aurait besoin d'une telle cage ? Le cœur de Quinn battait à tout rompre. En jetant un œil à l'intérieur, il sentit un frisson d'inquiétude lui parcourir l'échine. Une créature de deux fois la taille d'un homme était en train de manger avec voracité les restes de ce qui semblait être un bœuf. Elle avait le corps d'un scarabée mais sa tête était celle d'un ogre. Son visage déformé était recouvert de pustules d'où s'échappait un liquide verdâtre, et ses canines sortaient par-dessus ses lèvres violettes. Alors qu'il finissait de déchiqueter sa proie, la créature sentit leur présence. Elle se retourna d'un air menaçant en poussant un rugissement irréel, un flot de bave rougi de sang coulant de sa gueule béante.

— Mais… que fait ce monstre dans la fosse ? demanda Quinn, horrifié.

Albérius posa amicalement sa main sur l'épaule de Quinn pour le rassurer.

— C'est une chimère, dit-il d'une voix apaisante. Il a fallu pas moins de cinq arcanes magiques pour la créer, et figure-toi que l'un d'entre eux est un arcane de Prozer. L'union des différentes classes magique pour n'en former qu'une, c'est la clé du pouvoir.

Concluant ainsi sa leçon du jour, Albérius s'éloigna de la fosse avec un air satisfait. Pendant que son professeur échangeait avec Porius, Quinn ne parvenait pas à détourner son regard de la créature. Malgré tout le dégoût qu'elle lui inspirait, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la pitié pour elle, ou était-ce de la peine, il ne le savait pas vraiment. Ce dont il était sûr en revanche, c'est qu'il ne supportait pas l'emprisonnement, pour lui ou bien pour les autres.

— Qu'allez-vous en faire ? lança-t-il d'un ton solennel sans détourner son regard de la créature.

— Elle mourra bientôt, demain soir au plus tard, fit Porius, déçu, en s'adressant à Albérius. Nous avons une fois de plus échoué durant la phase de stabilisation du rituel.

— À quoi bon l'avoir créée, dans ce cas ? demanda Quinn, qui refusait de lâcher l'affaire si facilement. Et puis même si elle avait vécu, qu'auriez-vous bien pu faire de cette chose ?

— Cette chose, comme tu l'appelles, était un vieil ogre malade du nom de Dorkdregon, lui répondit Albérius. Il y a dix jours, il s'est attaqué à un village en bordure de Sombreronce. Il était si faible qu'une poignée de fermiers a suffi à le maîtriser. Aujourd'hui, il est capable de réduire un homme en bouillie d'un simple coup de patte et peut soulever une charge dix fois supérieure à son poids. Une telle créature pourrait être très utile pour construire ou défendre la cité, à condition de réussir à lui ôter sa dangerosité.

— Encore faut-il que nous trouvions un moyen de le domestiquer, fit Porius en surveillant un mélange de liquide fumant dans un bocal en terre cuite.

— En effet, quant à toi, Quinn, si tu veux être en mesure de devenir un grand magicien, tu dois acquérir les capacités des autres arcanes magiques. C'est seulement à cette condition que tu seras en mesure d'exploiter toute l'étendue de ton potentiel.

Le professeur connaissait bien son élève. Sa seule ambition était de surpasser ses amis, en particulier William, dont les talents de combattant étaient mêmes arrivés jusqu'aux oreilles d'Albérius. Quinn fixa ses mains un moment, comme s'il espérait y trouver une solution. Il redressa la tête et dit :

— C'est étrange… Vous n'allez surement pas le croire, mais je pense avoir compris ce que vous essayez de me dire.

— À la bonne heure, cette journée n'aura pas été vaine, finalement. Le 3e carillon ne va pas tarder à sonner, il est temps pour toi de t'en aller. Moléna, un haricota, s'il te plaît !

Le savant lui lança un petit objet rouge vif qu'Albérius attrapa au vol. Il le serra dans sa main en murmurant une incantation puis le jeta aux pieds du garçon. Une gerbe d'étincelles rouges jaillit de l'haricota pour encercler Quinn dans un tourbillon de fumée. Après quelques secondes, le brouillard se dissipa. La chaleur étouffante de la serre fit rapidement place à un froid polaire. En ouvrant les yeux, Quinn s'aperçut qu'il était prisonnier d'une petite pièce sombre aux parois couvertes de glace. À travers l'obscurité, il discerna le contour de ce qui ressemblait à une étagère, sur laquelle étaient entreposés des sacs de nourriture congelée. La morsure du froid ne tarda pas à se faire sentir, d'autant que ses vêtements n'étaient pas adaptés à une telle température. Son pourpoint était devenu si rigide qu'il avait du mal à bouger les bras. Un nuage de vapeur s'échappait de sa bouche à chaque expiration et il ne sentait presque plus ses doigts. Pris de panique, Quinn se mit à cogner de toutes ses forces contre les murs glacés en appelant à l'aide, mais en vain. Ses coups résonnèrent dans la pièce et un bac de poissons bascula soudainement d'une étagère. Le garçon comprit alors qu'il était dans une chambre froide, certainement celle du réfectoire. Il chercha à tâtons le long du mur jusqu'à tomber sur la poignée verrouillée de l'extérieur. Le manque de chaleur devenant préoccupant, Quinn n'hésita pas une seconde. D'un geste souple du poignet, il fit jaillir un rayon blanc sur le verrou de la porte, qui s'ouvrit à la volée.

— Maudit haricota, lança-t-il en se précipitant hors de la pièce.

Comme il le pensait, il se trouvait bien dans les cuisines du réfectoire. La porte de la chambre froide était dans un sale état, aussi préféra-t-il ne pas traîner dans les parages. Il se dirigea vers la sortie lorsque son regard se posa sur un panier en osier rempli de fruits et de viande séchée.

L'occasion était trop belle pour la laisser passer. Un coup d'œil à droite, un autre à gauche, personne en vue. Il enfourna le maximum de victuailles au fond de ses poches avant de sortir furtivement des cuisines. À l'extérieur, de nombreux étudiants avaient envahi les bancs et tables de la cour pour profiter de leur repas. Installé à une table, Lorcàn disputait une partie d'échecs avec un étudiant mince et de grande taille portant la toge rouge des apprentis Inquisiteurs. Quinn reconnut tout de suite Delb Gweneth, l'un des amis de Lorcàn et étudiant du 5e cycle. Il avait de longs cheveux noirs qui descendaient sur la nuque à la façon d'un mulet et des yeux marron rapprochés lui conférant un air bête. Sa fine moustache contrastait avec son gros nez, et les tourments de l'adolescence martelaient ses joues de nombreux boutons rouges. Il était aussi studieux que Lorcàn, et une saine rivalité s'était installée entre eux. Bien qu'extrêmement concentré sur sa partie d'échecs, Lorcàn remarqua immédiatement l'arrivée de son ami.

— Te voilà enfin ! s'exclama-t-il avec soulagement. Mais où étais-tu passé ?

— Je suis tombé sur le Pr Albérius durant la visite de l'Arboretum, dit Quinn en s'asseyant sur le banc.

— J'espère que tu ne lui as pas fait trop mal en lui tombant dessus, lança Delb, dont le sourire hérissait les poils de sa moustache.

Quinn le dévisagea d'un air consterné, provoquant volontairement un silence malaisant.

— Comme je n'avais pas ma toge, il m'a empêché de vous suivre, continua-t-il en s'adressant de nouveau à Lorcàn. Il m'a tout de même montré quelque chose d'incroyable.

— Plus incroyable que Yo Joulda, j'ai du mal à y croire ! intervint une nouvelle fois Delb. Je n'arrive pas à croire que tu l'aies vu, je suis vert de jalousie. Je savais que c'était une erreur de choisir l'alchimie au lieu d'herbologie.

Il frappa violemment son poing contre l'échiquier en envoyant balader la moitié des pièces. Lorcàn se releva aussitôt, rouge de colère, mais se calma aussitôt. Une jeune fille vêtue d'une toge jaune bien trop grande pour elle venait de faire son apparition.

— Salut les garçons ! lança-t-elle d'une voix claire et chaleureuse.

— Salut Thaïs, on t'attendait justement pour manger, lui dit Lorcàn en se rasseyant.

Son arrivée avait jeté un froid sur le groupe. Il faut dire que Thaïs ne laissait personne indifférent. Ses longs cheveux blonds bouclés, enclins à flotter et facilement dénoués, se posaient sur son visage délicat à la peau blanche et au teint frais. Elle avait des yeux en amande d'un bleu si clair qu'ils en devenaient intimidants. Pourtant, Quinn ne l'avait pas lâché du regard depuis son arrivée. Alors que Lorcàn et Thaïs dégustaient le même sandwich au thon qu'offrait le dortoir du Consortium, Delb sortit un torchon de son sac dans lequel se trouvait du pain coupé en tranches et trois gros morceaux de fromage aux senteurs sucrées. Fromagers de père en fils, les Gweneth tenaient une échoppe dans le quartier commerçant et leur célèbre fromage sucré était connu dans toute la capitale. Habitant la même rue, la mère de Quinn en achetait de temps en temps. Ce dernier connaissait bien le goût savoureux de ce mets délicat, aussi s'empressa-t-il d'échanger les fruits qu'il avait volés contre quelques tartines.

À la veille de la cérémonie de l'Orbe, les examens de fin de cycle étaient le principal sujet de discussion des étudiants. Une belle performance leur assurerait une place de choix au sein même du Consortium. Alors que Delb souhaitait intégrer l'armée pour voir du pays, Lorcàn espérait devenir un Druide de l'Arboretum. Les épreuves individuelles ne seraient qu'une formalité, mais l'examen final l'inquiétait beaucoup. Il s'agissait d'un duel magique entre étudiants, ce que le garçon redoutait par-dessus tout.

— Ne t'inquiète pas, Lorcàn. Ton adversaire sera forcément un étudiant de la même spécialité que toi, tenta de le rassurer Thaïs.

— C'est facile pour toi de dire ça. Vous autres, Enchanteurs, n'avez pas à affronter qui que ce soit pour réussir l'examen, rétorqua-t-il.

Le repas se poursuivit tranquillement. Quinn était étrangement calme, ce qui n'échappa pas à Thaïs. Lui qui d'ordinaire aimait se donner en spectacle n'avait pas dit un mot depuis le début du repas. Il mangeait placidement ses tartines de fromage, le regard perdu dans le vide.

— Tu sembles préoccupé aujourd'hui, Quinn, tout va bien ? lui demanda la jeune fille.

— Je réfléchis, répondit-il en prenant une pomme à l'intérieur de son gilet en cuir. J'ai rendez-vous avec William cet après-midi, il faut que je trouve une stratégie pour enfin pouvoir le battre.

— Comment se fait-il que tu ne l'aies jamais battu ? s'étonna Delb. Aussi bon guerrier qu'il soit, il ne pratique pas la magie. Un apprenti Prozer ne devrait avoir aucun mal à vaincre un simple soldat.

— Will n'est justement pas un simple soldat, et puis je n'utilise jamais la magie lors de nos duels, rétorqua-t-il sèchement d'un air vexé. Mais si tu penses pouvoir le battre, ne te gêne pas, rejoins-nous au lac Vermillon après manger.

— Très bien, j'accepte le défi.

— Vous allez au lac ? Génial, s'écria Thaïs. Je n'y suis pas allée depuis une éternité, ça ne vous dérange pas si je vous accompagne ?

— Au contraire, et puis Will sera content de te voir. Et toi, Lorcàn, qu'en penses-tu ?

Tous trois se tournèrent alors vers le garçon qui faisait mine de ne pas avoir suivi la conversation, mais leurs regards insistants le forcèrent à tomber le masque.

— Je ne sais pas trop, j'avais l'intention de revoir mes cours, bredouilla-t-il, le regard fuyant. Les examens sont dans deux jours et je n'ai pas encore fini de relire le livre d'astronomie.

— Par pitié, Lorcàn, sois cool pour une fois, fit Quinn en soufflant d'un air consterné.

— Il a raison, enchérit Delb. Je suis persuadé que tu connais déjà par cœur chacun des ouvrages et parchemins de la bibliothèque du Consortium. Et si tu viens, nous pourrons nous entraîner pour l'épreuve finale. J'ai encore du mal à incanter correctement certains sortilèges et j'aurai sûrement besoin de ton aide.

Lorcàn n'était pas dupe. Il savait bien que Delb n'avait nullement besoin de son aide, mais ce geste le toucha. Les battements de cils de Thaïs l'implorant de se joindre à eux finit de le convaincre.

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