Chapitre 11 - Réalisation

Romain Lbstrd

Archibald Delavigne est un solitaire pétri d'angoisses vivant dans une routine déprimante. Jusqu'au jour où un mystérieux inconnu lui lègue trois pouvoirs sans aucune raison particulière ...

 

 

 

.11.

Réalisation

(vendredi 18 mars)

 

 

 

De grands rais de lumière transperçaient la verrière recouverte de givre, irisant de mille couleurs l'intérieur de l'appartement. Le réveil cabossé émit sa première vibration dans un boucan incroyable qu'Arch stoppa immédiatement. Il était réveillé depuis longtemps. Ses muscles étaient courbaturés, son cou rigide et douloureux. Son épopée de la veille l'avait tellement chargé en adrénaline que son corps lui faisait payer le lourd tribut de l'équivalent d'une séance de sport acharnée. Mais son cerveau, lui, filait en mode supersonique. Il ne savait pas encore s'il devait se sentir fier de son acte vengeur, mais il se souvint avoir ressenti une jouissance incroyable à administrer une raclée monumentale à cette petite ordure. Et c'est bien ce dernier point qui lui faisait peur, insinuant un doute aux frontières de sa conscience. S'il avait toujours été d'humeur égale, ne prenant que rarement la mouche, ne s'enflammant pas pour des broutilles, on pouvait également dire de lui que les bouffées de satisfaction subites ne l'étouffaient pas. Il vivait sa vie, ni plus, ni moins, pas la peine d'en faire des caisses. Alors pourquoi cette euphorie soudaine, qui tranchait particulièrement avec l'acte commis, peu glorieux ?

Dans les faits, il avait débarrassé le quartier d'un nuisible très agaçant et il ne doutait pas que le voisinage se féliciterait de ne plus voir l'angle de la rue comme un potentiel coupe-gorge. La seule chose qui le titillait, c'était qu'il ne l'avait pas particulièrement fait avec style. Certes, il n'avait pas affiché son exploit en public et avait opéré de manière discrète, presque anonyme si l'on exceptait sa boulette de s'être fait démasquer. N'empêche qu'il s'était laissé aller à la facilité en le frappant, même s'il considérait que l'autre abruti le méritait amplement. Il sentait que cette facilité pourrait lui être nuisible. Tout cet excès de confiance qui lui venait, qui le gonflait d'une assurance jusque-là inconnue de lui, il ne savait pas le gérer. Physiquement, rien ne pouvait plus lui faire peur dorénavant, et inconsciemment, ses actes et décisions subissaient de plein fouet les répercussions de cette quasi invincibilité.

Perdu dans ses pensées, il se fit couler un café dans lequel il versa son immuable goutte de whisky et alla se caler au fond de son canapé. Les radiateurs avaient beau tourner à bloc, le froid s'était insinué et avait envahi la pièce. Ce devait être une journée sacrément glaciale. Arch sourit en pensant qu'il pourrait aller de son appartement à son travail sans même mettre une petite laine. Malgré tout, ce serait trop suspect, il le savait. Il devait préserver le secret s'il désirait disposer pleinement de ses pouvoirs et dans les tréfonds de sa mémoire, un avertissement lointain de la part de Lionel mettait les voyants au rouge quant au fait de parler à qui que ce soit de ses incroyables dons. Où peut-être pas. Il se souvint surtout avoir été trop saoul pour se souvenir de la majeure partie des explications de cet étrange bonhomme. Enfin, on ne sait jamais. C'est pourquoi il ne dérogea pas à son habitude et saisit son épais manteau, son écharpe et ses gants puis sortit dans l'air sec et gelé du matin.

 

***

 

Une grosse camionnette blanche au logo démodé et illisible était garé devant la boulangerie où quelques ouvriers s'affairaient qui à prendre des mesures, qui à visser d'épais tasseaux, qui à décharger de gros pots de peinture. Supervisant les opérations d'un œil bienveillant, Maria se tenait debout dans l'encadrement de la porte. Un sourire radieux illumina son visage lorsqu'elle aperçut Arch.

« Hey ! Tu ne devineras jamais ce qu'il m'est arrivé.

— Effectivement, je ne sais pas, répondit Arch en tentant de feindre la plus parfaite innocence.

— Tu te souviens du jeune homme qui squattait l'angle de la rue en face. Que je suis bête, évidemment que tu t'en souviens, au vu de votre… euh, altercation. Bref, il s'avérait que c'était lui le responsable de ce désastre. Il est venu tôt ce matin pour me présenter ses excuses et m'a donné suffisamment d'argent afin d'effectuer toutes les réparations et même un peu plus. Salement amoché, le garçon, on aurait dit que quelqu'un l'avait battu. Ou peut-être n'était-ce que les séquelles de votre petite prise de bec. Et d'ailleurs, comment se fait-il que tu te sois battu ? »

L'excitation lui faisait perdre le fil de sa discussion, elle changeait de thème et de ton rapidement. Bêtement, Arch ne s'était pas préparé à l'éventualité que Maria lui pose des questions à propos de lundi. Il n'avait aucune réponse à fournir, et quand bien même il en aurait, elle serait peu crédible. D'ailleurs, il trouvait étrange qu'elle ait autant attendu avant d'aborder le sujet, mais les événements concernant sa boulangerie l'avaient probablement détourné de cette anecdote futile.

« Eh bien, la raison est assez simple, commença-t-il en essayant de ne pas bredouiller. Je m'étais levé du pied gauche, tout bêtement. Et ce matin-là, il a été un peu plus véhément que d'habitude. Cette coïncidence a fait que je me suis arrêté pour lui répondre et le reste s'est enchaîné très vite. Voilà, rien de transcendant.

— Ah, d'accord, répondit une Maria visiblement peu convaincue. Bref, passons. Ma boulangerie sera comme neuve d'ici deux jours et je pourrai reprendre le travail dès lundi. Tu pourras recommencer à acheter ton déjeuner ici. En tous les cas, même si je n'approuve pas la violence, je suis sûre que la leçon que tu as infligée à ce jeune homme a dû jouer sur son comportement immature. On ne l'a plus vu à l'angle de la rue depuis, et d'après les quelques témoignages de clients que j'ai pu avoir, ce n'est une grande perte pour personne. Beaucoup de personnes sont même plutôt soulagées.

— À vrai dire, moi aussi, dit Arch. Il me faisait un peu peur, mine de rien.

— Ah ? On n'aurait vraiment pas dit, vu la façon dont tu l'as corrigé. J'ai tout vu et je sais que tu le sais, inutile de le nier. C'était plutôt impressionnant. Je suis persuadée qu'après ça, il ne reviendra pas dans le coin de sitôt.

— Peut-être, je ne sais pas.

— Mais tout aussi impressionnant que ce fut, Archibald Delavigne, j'ai eu peur pour toi, reprit-elle d'un air grave. On aurait dit que tu étais possédé !

— Je sais, ce n'est pas dans mes habitudes, tenta-t-il maladroitement de se justifier. Je ne me suis jamais battu de ma vie.

— Arch le justicier est un homme modeste à ce que je vois, pouffa-t-elle en lui saisissant le bras. Est-ce qu'un héros comme toi aurait la gentillesse d'accorder quelques minutes à une femme éplorée pour un café ? »

Arch était estomaqué. L'espace d'un instant, il avait crû être à deux doigts de se manger une soufflante pour s'être battu et finalement elle l'invitait à boire un café. Peut-être n'était-ce dû qu'à sa bonne humeur matinale, mais Maria semblait prendre un plaisir sincère à passer du temps avec lui. C'était nouveau pour lui. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de situation. Ou tout du moins, il l'avait perdue, cette habitude, lorsqu'il l'avait laissée sur le bas-côté de son existence, la considérant comme un poids mort à porter. Conséquence tragique et logique de faire une croix sur toute activité sociale : il n'avait plus jamais rien attendu de la gent féminine. Ses angoisses n'avaient pas uniquement tué ses ambitions dans l'œuf, elles avaient aussi coupé net tout lien profond avec le monde extérieur. Exceptés avec Jean-Lo et André qu'il connaissait depuis longtemps, il n'avait jamais établi de relation qui allât chercher plus loin que les simples interactions usuelles. Le SBAM de la caissière, sourire, bonjour, au revoir, merci. Terminé, bonsoir. Rassemblant ses esprits, il hocha la tête en souriant et resserrant son bras autour de celui de Maria, l'entraîna vers le café.

 

***

 

Si le bref moment avec Maria avait réussi à chasser un instant les questions qui trottaient dans sa tête, le reste de la journée ne lui laissa aucun répit. Les mouvements répétitifs de son travail laissaient tout le loisir à sa réflexion et il n'avait cessé de se poser des questions toute la journée. Une en particulier revenait souvent : et maintenant ? Qu'allait-il faire ? Il avait vu la satisfaction et le bonheur de Maria lorsqu'elle lui avait annoncé la bonne nouvelle pour sa boulangerie. Il avait surtout détecté du soulagement quand elle lui a indiqué avoir constaté l'absence du grand benêt de l'angle depuis le début de la semaine. Et selon les clients du coin, elle n'était pas la seule. S'il arrivait à faciliter la vie de Maria, il pouvait aussi le faire pour d'autres. Dans le bus sur le chemin du retour, il commença à échafauder ce qu'il entrevoyait comme le plus gros projet de sa vie. Mais pour cela, il devait consulter le BB afin de se renseigner et de ne pas foncer tête baissée dans une entreprise trop grande pour lui.

Le soleil rougeoyant avait déjà retiré ses rayons de l'appartement lorsqu'Arch rentra. Il jeta précipitamment son manteau sur la patère fatiguée de l'entrée, se servit un grand verre d'eau, alluma ses quatre lampes et se cala au fond de son canapé. À l'heure de commencer ses investigations, autant se mettre à l'aise. Il se massa les tempes et souffla un grand coup. Ne sachant pas trop par où commencer, il demanda naïvement combien de gens ayant tué se trouvaient en liberté dans le monde. La carte sombre afficha instantanément ses petits points rouge sang sur la totalité de sa surface. Apparemment, il n'y avait pas un seul pays qui ne soit épargné par le meurtre, ce qui lui sembla malheureusement logique. D'après le BB, plusieurs millions de personnes avaient déjà ôté la vie. Cependant, au vu de la répartition assez évidente des points sur la carte, il comprit vite que le chiffre était gonflé par tous les soldats ou même les civils armés qui vivaient ou tentaient de survivre sur un territoire en guerre. Arch soupira et réduisit sa zone de recherche à son propre pays en y soustrayant ceux qui avaient ôté la vie par devoir, bien que cette dénomination ne lui plaise pas, ou par pure légitime défense, terme qui encore une fois était défini par la subjectivité de sa morale propre. Puis il déduisit les cas qui purgeaient déjà leur peine en prison. La liste était tout de même longue, jamais il ne se serait douté qu'il y avait autant de tarés en liberté, deux cents cinquante-deux précisément. En parcourant rapidement l'histoire de quelques membres de cette triste liste, il comprit que si certains étaient plus ou moins identifiés et surveillés par la justice, cette dernière semblait ne même pas avoir connaissance de l'existence des autres. Entre les affaires non élucidées et celles jamais découvertes, les faits divers connus ne représentaient que la partie émergée de l'iceberg. Pour Arch, cette liste représentait en tout cas un bon début.

Il vagabonda ensuite à travers la gigantesque interface, associant progressivement à sa recherche les violeurs, les pédophiles, les dealers, les politiques corrompus et plus globalement, selon sa propre vision des choses puisque formulé par son esprit, les pourritures du type Skander Anjou qui pourrissaient le pays.

C'est à peine s'il distinguait encore les frontières.

Arch se trouvait désemparé. En admettant, et il y était forcé de toute manière, que le BB connaisse exactement tout sur tout, qu'il ne se trompe jamais, le pays faisait face à une véritable gangrène. Il avait l'impression que selon ses critères personnels, tout le monde faisait preuve d'un comportement immoral. Il filtra en précisant qu'il ne voulait voir que ceux qui avaient réellement enfreint la loi et non ceux qui ne correspondaient pas à sa façon de voir les choses, mais le nombre de points ne sembla guère diminuer. Le problème, c'était qu'Arch n'y connaissait rien dans le domaine du juridique et les petits marqueurs rouges pouvaient très bien indiquer une simple amende pour excès de vitesse. Il n'arrivait pas à formuler concrètement ce qu'il voulait. D'après de vagues souvenirs d'éducation civique, il y avait trois types d'infractions : la contravention, le délit et le crime. Après avoir enlevé la première catégorie, il garda les deux autres dont les faits restaient impunis. Le nombre de pastilles se réduisit considérablement, mais au final, qu'est-ce que cela signifiait vraiment ? La loi et le ressenti personnel sont deux choses différentes. Est-ce que Skander Anjou rentrait dans une des catégories qu'il n'avait pas retirées ? Rien n'était moins sûr concernant cette petite frappe, et pourtant, ce type méritait sa correction.

Devant tant de pistes et chemins, il changea son angle d'attaque et posa une question simple : est-ce que la justice arrivait à fonctionner normalement ? Pour la première fois depuis qu'il l'utilisait, une variante apparut sur l'interface noire. Certains points lumineux passèrent en vert, d'autres en jaune, le reste conservant leur couleur rouge. Une légende énonçait les différences entre les teintes. Tandis que le vert indiquait une affaire résolue et dont un jugement avait été prononcé et exécuté, le rouge semblait à l'opposé indiquer les personnes dont la justice ne connaissait même pas l'existence. Quant au jaune, il désignait toutes les personnes dont les peines n'étaient pas exécutées et qui se retrouvaient dans la nature grâce à la lenteur du système judiciaire. Et des points de cette couleur, il y en avait énormément.

Arch éteignit le BB, conforté dans l'idée que s'il devait agir, ce serait sur ce que la justice ignorait ou délaissait. Malgré tout, s'il avait ambitionné durant un bref instant de devenir le justicier anonyme que son pays attendait, il déchantait. Trop de choses à prendre en compte, trop d'éléments purement subjectifs. Il pourrait retrouver une par une les crapules du genre de Skander Anjou, mais ça lui prendrait mille ans et il n'était même pas sûr que ça fonctionne.

Cependant, un moyen devait exister pour se faciliter la tâche, aussi énorme soit-elle. S'il ne disposait pas de moyens suffisants pour s'occuper de tous les cas, il pouvait néanmoins passer un message si foudroyant que cela calmerait les ardeurs d'une bonne partie des centaines de milliers de points qu'il avait vu sur la carte. Et pour cela, il fallait impressionner, faire très fort, démontrer l'étendue de ses « talents ». Pièces par pièces, un plan s'échafauda dans son esprit. Ce ne serait pas très subtil, plutôt m'as-tu-vu, mais il fallait au moins ça pour que la première impression fasse trembler ses cibles. Comme aimait d'ailleurs le clamer son pote André, on a rarement l'occasion de donner une seconde bonne première impression de soi-même. Alambiqué et aux limites de l'absurde, mais pas si faux. Il prit son calepin, un crayon et commença à écrire, consultant le BB régulièrement, s'habituant au passage à la maîtrise subtile de cet engin mental terrifiant.

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