Chapitre 13 - Quatorze ans pour l'éternité

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Et puis un jour, tout bascula. Du mauvais côté. On dit que la Vie est un cadeau -empoisonné. C'est un peu comme un jeu sanglant. Mais peut-on en sortir indemne ?

Chapitre 13


Mardi 07 décembre 2021
Lucie Lambert


Une fille renverse sa carafe d'eau sur ma tête. Je me retrouve trempée, assise sur ma chaise, à regarder mes amis et à retenir mes larmes. Je me lève le plus rapidement possible, en bousculant le troupeau qui s'est formé autour de ma table, à rigoler bêtement. Je cours vers les toilettes et m'enferme dans une cabine. Je n'ai pas d'habits de rechange, comment je vais faire ? J'entends des bruits de pas s'arrêter de l'autre côté de la porte. Puis, j'entends des rires. Ma respiration s'arrête, j'essaie de devenir invisible.

Je ne suis pas là, pitié, foutez-moi la paix !

– On se tire, crie une voix depuis la porte d'entrée.

J'entends toutes les filles courir, et deux minutes après, la voix du CPE se fait entendre. Je passe lentement la tête après avoir entrouvert la porte. J'aperçois mes amis et le CPE, bloquant le passage à qui voudrait entrer. Je marche vers eux. Je vois que Matéo a un sac dans les mains, probablement son sac de sport. Il me le tend.

– Change-toi avec ça. Tu peux mettre tes habits mouillés dedans, c'est pas grave.

Je retourne m'enfermer dans les toilettes et ouvre son sac. Un short et un tee-shirt de foot. Ça doit être son maillot de ce soir. Il a un entraînement. Je me change et même si tout est trop grand pour moi, c'est déjà mieux que rien. Je sors et direction le bureau du CPE. On lui raconte ce qu'il s'est passé, et on peut mettre des noms sur les élèves. Il nous dit qu'il va leur parler dans l'après-midi. De plus, il a envoyé un mail à tous les parents tout à l'heure. Aucun de nos noms n'a été indiqué, il a juste dit de faire attention à son enfant car il y a une recrue de harcèlement et de cyberharcèlement dans l'établissement.

On a une heure d'étude en suivant. J'appréhende un peu, car le système ici, c'est que c'est les surveillants qui nous placent pour éviter qu'on discute avec nos potes. J'ai pas envie de me retrouver à côté d'un d'entre eux et loin de mes amis. Mais bon, c'est la vie, il faut s'y faire.

À mon plus grand désespoir, on est tous les trois dans chacun des coins de la salle. Plus loin, c'était pas possible. Mon regard croise celui de Matéo, il a l'air dépité. Il m'encourage d'un signe de tête et se retourne avant de se faire engueuler.

* * *

J'ai reçu des morceaux de papier et de gomme pendant toute l'heure. Je n'avais pas la force de déplier les feuilles pour savoir si quelque chose était écrit dessus. Je n'ai pas pu faire mes devoirs ou avancer dans mon travail, les gens autour de moi ne faisait que parler ou me bousculer. Ils donnaient des coups de pied dans ma chaise ou des coups de coude. J'aurai probablement quelques ecchymoses demain.

Je rentre chez moi avec le sac de Matéo pour laver mes habits. À peine arrivée chez moi, mon portable commence à vibrer en continu. Le compte @riseedetls, maintenant en public, me mentionne dans je ne sais combien de stories et de posts. Des numéros inconnus m'envoient des photos de moi ce midi par DM sans laisser d'autres messages.

J'ai le malheur d'ouvrir une des stories du compte.

« Regardez qui a oublié de se sécher après la douche. Même pas propre »

« Vous savez quoi faire maintenant les gars »

« #riseedetls »

Il partage ensuite d'autres comptes qui ont été créés. Il y en a trois en plus. Je mets mon téléphone sur silencieux. Je bloque les comptes et pose mon portable sur le bureau. Un nœud se forme dans ma gorge et ma respiration s'accélère. Qu'est-ce que je suis censée faire ?

Je dois me changer les idées. Je décide donc de faire mes devoirs que je n'ai pas pu finir tout à l'heure. Je me concentre sur mon exercice, mais la sonnette de l'entrée me sort de mes pensées. La porte s'ouvre et j'entends des gens courir dans l'escalier.

– Ça va ?! Pourquoi tu réponds pas à nos messages ? crie Matéo, tout essoufflé.
– Je fais mes devoirs et j'ai mis mon téléphone sur silencieux, réponds-je.
– T'aurais dû nous prévenir, dit-il. On s'est super inquiété et on est venu le plus vite possible.
– Je vais bien du coup.
– Tom vient de me dire que son meilleur est fort en informatique. Il m'a dit qu'il essaierait de localiser le compte pour savoir qui se cache derrière. Ils vont travailler dessus cette nuit, comme ça, demain on pourra aller voir le CPE, annonce Dylan en regardant son portable.

Mes amis s'installent dans ma chambre. Ils veulent passer la nuit ici mais je ne suis pas sûre que mes parents acceptent. Ils avaient déjà prévu la soirée en venant ici. On mange ensemble, puis, chacun surveille pendant que les autres dorment. À croire qu'on est les derniers survivants d'une apocalypse zombie. Ils regardent peut-être un peu trop de films.

* * *

Mes parents ont accepté qu'ils dorment ici. Je ne comprends toujours pas pourquoi. Ils ont certainement dû lire le mail du CPE et sont inquiets pour moi ? Qu'importe.

Entre temps, Dylan est allé chercher son ordinateur chez lui pour qu'on regarde un film. On a commandé deux pizzas. Qu'on vient de recevoir.

– Bon app les gars, dit Gaetan.

Dylan lance le film. On est tellement concentrés qu'on n'entend pas mes parents nous dire qu'ils vont au restaurant. Je l'ai appris en regardant les messages de mon téléphone après m'être demandée où ils étaient passés.

On est en train de rigoler quand on entend des gros coups venant de l'extérieur.

– On dirait que quelqu'un tape sur quelque chose, dit Gaetan.

Matéo se lève et regarde discrètement par la fenêtre. On est dans le noir et mon volet est à moitié fermé, donc on ne le verra pas de dehors. Il ouvre la fenêtre pour pouvoir entendre plus distinctement ce qu'il se passe. Je devine son visage se durcir de plus en plus. Il n'a vraiment pas l'air content. On se lève doucement pour aller à côté de lui. On voit le petit groupe en train de parler, puis de repartir tranquillement vers le portillon. Ils rentrent chez eux.

– On appelle la police ? demande Gaetan.
– Ça sert à rien, le temps qu'ils arrivent, les mecs seront déjà loin, et on n'a pas pu voir leurs visages, répond Dylan. On va juste faire attention. Je reste prêt de la fenêtre le temps que le film finisse. S'ils reviennent, je les prendrai en photo, puis, j'appellerai la police.

J'espère qu'ils ne reviendront pas quand il y aura mes parents. Comment devrais-je leur expliquer tout ça ? Quelles réactions ils pourraient avoir ? Ils seraient sûrement déçus.

Dylan envoie un screen d'une story sur le groupe. On y voit ma porte d'entrée avec écrit « trop peureuse pour venir nous ouvrir. Elle a préféré se cacher. » On se regarde tous. Je n'arrive pas à savoir où est-ce qu'ils veulent en venir. Ils veulent me ridiculiser, certes, mais pourquoi comme ça ?

– C'est de la pression psychologique, ils veulent te faire craquer je pense, réfléchit Dylan.
– On va tout faire pour les en empêcher, répond Matéo en me regardant.

Ils attendent une réponse de ma part, un « ça va aller vu que vous êtes là ». Une quelconque phrase qui leur fera comprendre que je résiste, que ça ne me touche pas. Mais ce genre de choses touchent toujours. Même en ayant un entourage, des amis exceptionnels, c'est toujours difficile de vivre en sachant que la majorité du collège te déteste. Moi-même j'essaie de me rassurer en me disant ça, j'essaie de trouver une raison à mon mal-être. Je cherche des excuses pour justifier le fait que je n'arrive pas à avouer que ça ne va pas : j'ai des amis.

On nous a toujours parlé du harcèlement au collège : ça commence par un groupe qui « s'amuse » avec une personne isolée, puis, soit ça se globalise, soit ça se fait de plus en plus souvent. On nous apprend à ne pas suivre le mouvement et à prévenir le plus tôt possible l'administration. On nous apprend les bons comportements à avoir et les conséquences que ça peut avoir : la mort. On nous apprend pas à quel point la victime peut être mal. Pourtant, on comprend toujours mieux avec des mots concrets.

« Il faut en parler pour essayer de sauver la victime. Ça peut avoir des conséquences horribles, autant sur la victime que son entourage. »

Mais on ne parle jamais des vraies séquelles psychologiques : que ça nous suit tout au long de la vie, que notre estime de soi baisse considérablement, qu'on ne se sent pas aimé, qu'on pense qu'on ne mérite pas notre place sur Terre, etc. C'est facile de dire que « ça détruit des vies » mais sans détails, cette phrase devient sans importance. Surtout qu'à notre âge, on n'écoute pas forcément ce genre d'intervention, car ils répètent toujours la même chose. C'est toujours pareil, toujours le même discours.

On trouve toujours des excuses à la personne qui a commencé : des raisons familiales, sociales, un mal-être qu'il oublie en insultant quelqu'un d'autre, etc. « Ce n'est pas de sa faute, c'est pour oublier sa douleur ».

Je n'ai jamais vu d'établissement célébrer la journée mondiale contre le harcèlement ni même en parler. Cette journée ne servira à rien tant qu'elle ne sera pas reconnue par les établissements scolaires.

* * *

Hier soir, le groupe n'est pas revenu. Heureusement pour moi, je n'ai pas eu à en parler à mes parents.

On vient de se lever et on mange notre petit déjeuner. On commence à onze heures et Gaetan n'a pas cours aujourd'hui. Son père vient le chercher dans trente minutes et nous amène au collège ensuite.

Dans la voiture, Dylan envoie un screen sur le groupe.

« Aujourd'hui, on fait la fête à la petite préférée. et pas de cadeau pour les balances »

Puis un autre.

« Apparemment elle sort avec deux gars en même temps. pas ouf en plus d'en avoir voler un à quelqu'un »

Ils commencent à lancer des rumeurs. Ce n'est pas bon signe. Leur compte a atteint les 300 abonnés. Dylan nous écrit qu'ils ont aussi raconté que j'avais menti au CPE et que j'avais aggravé les choses. Ils ont dit que j'avais mal pris une réflexion et que j'avais fait comme s'ils m'avaient insulté plusieurs fois. Ils racontent aussi d'autres mensonges dans ce genre.

Peu après l'apparition de ces stories, je commence à recevoir pleins de messages anonymes. Je ne connais pratiquement personne, peut-être trois ou quatre. Je les bloque tous, pour limiter les dégâts et aussi car on n'a plus besoin des preuves : le CPE nous croit et on en a déjà assez.

* * *

Je m'écroule sur le lit de Matéo. La journée m'a parue interminable. Dylan est assis à son bureau, jouant à un jeu vidéo pendant que Gaetan dessine à côté de lui. Mon meilleur ami arrive dans la pièce avec de quoi manger. Quatre chocolats chauds et des biscuits.

J'avais l'impression d'être un animal enfermé dans un zoo cette après-midi. Énormément d'élèves sont passés devant nous en m'insultant, ou bien en nous fixant. Dylan nous a aussi dit que certains élèves nous prenaient en photo de loin, mais ça m'étonnerait. Ils ne prendraient pas le risque de voir leur téléphone se faire confisquer. Comment est-ce qu'ils expliqueraient ça à leurs parents quand ils viendraient le chercher en vie scolaire ?

Mon portable n'arrête pas de vibrer. Matéo le déverrouille et fait je ne sais quoi dessus. Il doit mettre les notifications en muet certainement. Ses expressions faciales sont exceptionnelles. Ça me fait rire, mais en même temps, je devine que les messages que je reçois ne sont pas là pour m'encourager. En attendant, je m'allonge et fixe le plafond. Comment ai-je fait pour en arriver là ? Comment tout ça a commencé ? Pourquoi moi ? Un nœud se forme dans ma gorge, ça m'arrive souvent en ce moment. Heureusement que j'ai mes amis. Comment aurais-je fait sans eux ? Je me demande de plus en plus si je devrais en parler avec mes parents. J'ai vraiment peur de leur réaction, je sais qu'ils seront déçus. Depuis que je suis petite, ils ne cessent de me répéter que Diana est géniale, qu'elle s'habille bien, etc. Des fois, j'ai l'impression qu'ils auraient aimé l'avoir comme fille. Elle se fait des amis facilement, elle sourie tout le temps, elle passe beaucoup de temps avec sa famille et elle ne dit jamais non pour sortir en ville. Je suis tout le contraire. Donc si en plus, ils apprennent que tout le collège me déteste, ils me renieront pour toujours.

– Tu sais quoi ? Je te déconnecte de tous tes comptes et je te connecte sur mon compte. Comme ça, on pourra continuer de parler. Pour tes messages, j'ai mis un truc qui bloque tout ce qui est envoyé par des numéros que t'as pas enregistré dans tes contacts. Voilà, voilà, m'informe Matéo.

Je le remercie et finis de boire mon chocolat chaud. Pendant ce temps, Dylan finit la planche qu'il avait commencé tout à l'heure pendant que Dylan et Matéo discutent du match de foot de demain soir. J'aime cette ambiance, voir mes amis vivre, discuter avec eux, etc. L'ambiance est légère, c'est calme. Je regarde par la fenêtre et observe le ciel. Il fait beau, il y a peu de nuages.

– Problème, dit une voix qui me fait sortir de mes pensées.

C'est Dylan. Il vient s'asseoir à côté de moi, accompagné de Matéo et de Gaetan. Il nous montre deux nouveaux posts : des photos de nous à la récré cette après-midi. Pas de légende au post, pas de commentaires. Les photos ne sont pas forcément dévalorisantes, c'est des photos normales. Il n'y a pas vraiment de quoi s'inquiéter.

– Je vais demander à tous mes amis de signaler les posts pour qu'ils disparaissent, dit Dylan en envoyant les posts à ses contacts. En fait, je crois que le compte incite les gens à envoyer des photos de toi pour ensuite les poster.

On vérifie également les « comptes fan » pour voir si il y a d'autres posts à signaler, mais rien. Mes amis vérifieront plusieurs fois par jour pour limiter les dégâts. Après avoir fait le tour des abonnés, on regarde l'heure. Je dois rentrer chez moi et je suis déjà en retard.

« Dix-neuf heures à la maison », m'ont répété mes parents avant qu'on parte au collège ce matin.

J'ai dix minutes de retard. Matéo va voir ses parents pour savoir s'ils peuvent me ramener en voiture, histoire de gagner du temps. Ces derniers disent oui. Je remercie sa mère en montant dans la voiture avec Matéo. Pendant le trajet, une musique qu'on adore tous passe à la radio et on commence à chanter ensemble. J'aime beaucoup la mère de mon ami. Elle est gentille, souriante, elle s'inquiète toujours de savoir si on va bien, si on n'a pas faim ou soif.

Je descends de la voiture, leur fait un signe de la main et passe la porte d'entrée. Alors que j'enlève mes chaussures, j'entends mes parents venir vers moi. Ils me reprochent d'être en retard. Malgré le fait que je sois chez quelqu'un qu'ils connaissent et qu'on m'ait ramenée en voiture, ils sont très en colère. J'évite de continuer à négocier, ça ne servirait à rien.

On s'installe à table et le repas se passe dans le silence. Personne ne parle. Je mange rapidement pour aller dans ma chambre le plus vite possible. J'ai besoin de m'isoler un peu. Je finis mon assiette, la débarrasse et monte les escaliers, presque en courant. Je suis donc privée de sortie pendant une semaine, ma mère va m'amener et me chercher au collège en voiture pour être sûre que je ne vais pas ailleurs. J'espère juste qu'aucun élève ne va m'embêter devant elle. J'envoie un message sur le groupe pour les prévenir. Ils ne sont pas très contents, mais ils savent qu'au moins, aucun élève ne pourra me suivre à pied pendant que je rentre chez moi. Je continue de parler avec mes amis toute la soirée. Tom arrive cette semaine, je ne pourrai donc pas le voir et notre soirée tombe à l'eau.

* * *

Ça fait maintenant cinq jours que je suis punie. Rien n'a changé au collège. J'ai toujours l'impression d'être une bête de foire. Le comportement des élèves a empiré. Ils ont dû remarquer que mes parents étaient là à chaque début et fin de journée. Donc ils profitent des cours pour m'humilier. Matéo et Dylan ne peuvent pas toujours m'aider, ils ne peuvent pas être collés à moi 24h/24. C'est insupportable. J'ai la pression, j'aimerais me cacher dans un trou de souris, ne pas exister – autant que le soleil pendant la nuit.

L'autre jour, je suis sortie de cours pour aller aux toilettes. Pendant que je traversais la cour de récréation pour revenir, j'ai croisé un élève de ma classe. Il m'a poussé contre le mur pour me mettre des coups. Personne ne l'a su, car mes ecchymoses étaient au niveau de mes bras, que je cache avec des vêtements à manches longues. Quand il a eu enfin fini, j'ai repris mon chemin, comme si de rien était, et lui, est parti en direction des toilettes.

Hier soir, Matéo m'a appelée. On a longuement parlé, de moi surtout, de comment je me sentais. Il s'inquiétait beaucoup pour moi, que je sois seule. Il aurait voulu me tenir compagnie, me changer les idées.

- Tu me dis vraiment si t'as besoin, je me déplacerais pour venir chez toi. Je pense pas que tes parents refuseront. Tu es privée de sortie, pas de recevoir quelqu'un, me dit-il.
- Matéo, je vais bien. Comme je t'ai dit, c'est juste que je suis épuisée, j'en ai un peu marre. Mais c'est supportable, vous êtes là.

Aujourd'hui, un petit groupe d'élèves a éloigné mes trois amis. D'autres ont profité de l'occasion pour se moquer de moi. Ils ont formé un cercle et les premiers rangs ont sorti leurs téléphones. Deux élèves que je n'ai jamais vu se sont dirigées vers moi. Ils ont l'air plus âgés et sont certainement en troisième. Je sais que les prochaines minutes ne vont pas être de tout repos. Instinctivement, je recule dès qu'ils s'approchent trop. J'entends des gens crier, certainement ceux qui composent le cercle. J'entends des gens courir, certainement d'autres élèves qui se ramènent pour assister à la scène. Les deux troisième ont envahi mon espace personnel. Ils me fixent. Je n'ose pas les regarder dans les yeux, donc je regarde par terre. Je ne peux plus reculer, le cercle m'en empêche. Ils ne bougent pas, ils ne font que me regarder. Je reste à l'affût pour voir d'où peut venir le premier coup : quelle main ? ou quel pied ?

Le premier coup vient de partir dans mon ventre. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir que je me retrouve à terre, pliée en deux tellement j'ai mal. Je prie pour qu'un autre coup ne vienne pas s'abattre sur mon tibia ou sur mon bras.

« Rapporteuse ! Rapporteuse ! »

J'ai l'impression que ça fait des heures que je suis là, recroquevillée par terre, serrant mes genoux contre ma poitrine, alors que ça fait probablement trois minutes. J'ai mal aux côtes, je n'arrive plus à respirer. Deux autres élèves les ont rejoint, je me prends donc aussi des coups dans le dos.

« Regardez la fragile ! Elle peut même pas se défendre toute seule ! Elle va attendre que quelqu'un la sauve, comme toujours ! »

Comme si c'était facile. Je les verrais bien à ma place. L'un des élèves me tire par les cheveux pour me ramener vers le centre du cercle.

« T'aurais jamais dû naître ! Personne ne t'aime ! Va crever ! Tes soi-disant amis restent avec toi juste parce qu'ils ont pitié ! »

J'ai mal et je n'arrive pas à me relever. L'un pose son pied sur mon épaule pendant que les autres rigolent. Soudain, ils m'attrapent par le pull pour me relever. J'entends mon vêtement craquer. Je relève la tête. Voir toutes ces personnes me fixer me déstabilise. Heureusement qu'on me tient, sinon, je serais encore tombée à terre. J'ai les larmes aux yeux.

Laissez-moi disparaître, pitié...

Je vois une élève se diriger vers moi avec des ciseaux.

– Laisse-moi arranger ça, dit-elle en pointant mes cheveux.
– Écartez-vous ! crie une voix derrière la foule.

Tout le monde se tourne et la majorité partent en courant, y compris les cinq élèves qui m'entouraient. Je vois le CPE, une surveillante et mes amis apparaître. Je tombe à genoux. Matéo se précipite vers moi et me prend dans ses bras. Ils m'accompagnent jusqu'au bureau du CPE.

– Tu vas rester ici jusqu'à la fin de la journée. Je vais être obligé d'en parler à tes parents avant que ça ne dégénère encore plus, m'annonce ce dernier.

Ils savent tous que je ne veux pas que mes parents l'apprennent. Il appelle mes parents pour prendre rendez-vous avec eux à dix-huit heures. Je vais devoir rester deux heures ici toute seule vu qu'on finit les cours à seize heures. Je sais déjà que mes parents sont en colère car ils croient que j'ai fait une connerie.

* * *

– Je dois aller en salle de professeurs, je reviens. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux aller voir un surveillant à côté, me précise le CPE avant de quitter son bureau.

C'est maintenant ou jamais. Il est dix-sept heures, alors l'entrée principale est ouverte. Je passe devant les surveillants en disant que je vais aux toilettes puis me fonds dans la masse d'élèves. Je parvins à quitter l'établissement sans qu'on ne m'embête. Une fois assez éloignée, je commence à courir. Ma jambe me faire encore un peu mal, et mes côtes aussi. Mais je continue. Je veux partir, loin. Très loin. Je traverse le parc, mais ne m'arrête pas pour observer les canards, comme j'ai l'habitude de le faire. Je longe les magasins, les restaurants. Je m'arrête quelques minutes, à bout de souffle. Une larme coule sur ma joue, mais je l'essuie avec ma manche. Ce n'est pas le moment. Je traverse la ville et arrive sur un pont. Je regarde en bas. Il est vraiment très haut. Quelques personnes passent à ma hauteur en discutant de tout et de rien. Je me demande comment se passe leur vie. J'aurais bien envoyé un dernier message à Matéo, mais j'ai laissé mon téléphone dans le bureau, avec toutes mes affaires.

J'enjambe la barrière et me retrouve du côté du vide. J'ai le vertige. J'ai peur, mais moins peur qu'avant d'aller au collège. Une boule se forme dans ma gorge, mais elle fait moins mal. Peut-être que mon calvaire va enfin prendre fin ? Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. Mais au moment d'expirer, quelqu'un vient enrouler ses bras autour de moi, ce qui me fait sursauter. J'ouvre immédiatement les yeux et tourne la tête. J'aperçois Gaetan, en train de pleurer, Dylan et Tom, en train de sortir de la voiture, et je devine que Matéo est derrière moi.

– Lucie, on est là, chuchote-t-il, la tête enfouie dans mon cou.
– J'en ai marre, soufflé-je, en regardant dans le vide.

Une larme coule le long de ma joue et vient s'écraser sur le bras de mon meilleur ami. Il resserre son étreinte et je le sens sangloter. Je sais qu'il ne va pas bouger, il va rester là jusqu'à ce que je me décide à les rejoindre.

– On est là pour t'aider, me dit Tom en tendant une main vers moi.
– On va arranger tout ça, ajoute Dylan.
– Tes parents ont directement été alerté par le CPE dès qu'on a appris ta disparition. Ils sont allés au collège et ils t'attendent là-bas, m'informe Gaetan.

Et si je laissais encore une chance à la vie ? Peut-être que ça pourrait s'arranger, qui sait ? Et si je gardais espoir ? De toute façon, maintenant, mes parents sont au courant que quelque chose ne va pas. Alors, autant tenter ma chance. Mes amis m'aident à les rejoindre et on rejoint la voiture de Tom. Je m'installe au milieu de la banquette arrière, entre Matéo et Gaetan. Je pose ma tête sur l'épaule de mon meilleur ami pendant qu'ils me racontent ce qu'il s'est passé.

– Un ami m'a appelé en me disant qu'il t'avait vu courir à travers la ville. Il a trouvé ça bizarre, surtout à cause de la tête que tu faisais. Donc il m'a appelé. Il t'a un peu suivie pour nous dire où tu allais. J'ai prévenu Tom et on a pris sa voiture pour venir ici le plus vite possible, dit Dylan.

Matéo caresse mes cheveux jusqu'à ce qu'on arrive devant le collège. Il n'y a plus personne, hormis un surveillant qui nous attend. On descend de la voiture et on se dirige vers le bureau du CPE. Mes parents sont debout, en train de regarder par la fenêtre. Ils se tournent vers moi quand ils entendent la porte s'ouvrir. Mon père se précipite vers moi pour me serrer dans ses bras.

– On a eu tellement peur. Qu'est-ce qu'il se passe Lucie ? me dit-il.

On leur explique tout. Ma mère est livide et mon père a les larmes aux yeux. Ils croyaient que tout s'était arrêté depuis la dernière fois où on était allé voir le CPE. Ils nous ont proposé de trouver une solution ensemble. Ils ont été si compréhensifs. J'avais tord d'avoir peur – une nouvelle fois. Le CPE va convoquer les parents de Candice demain soir, et on y est convié. J'espère que ça va bien se passer.

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