Chapitre 1er TOUCH Rédemption
Danielle Guisiano
Le vibrato n’était pas mal. Comment qualifier ma prestation ? Satisfaisante. C’est ça, satisfaisante ou peut-être encore plus ? Doute. Toujours des doutes quant à mes performances au violon. Il est difficile de se juger soi-même. Je détaille mes doigts, longs et fins, les ongles coupés courts et carrés. Ils sont aussi importants que mon « cremona » et son archer. J’en prends soin. Ma marque de naissance est bien là, logée au creux de mon poignet. D’une teinte rose cramoisie, elle s’ancre dans ma chair et disparaît presque dans les plis de l’articulation. Un entrelacs de volutes que certains qualifient de serpent ou de liane perdu en circonvolutions complexes. Pour moi, il s’agit d’autre chose : un talisman. J’aime à penser qu’elle représente une clef de sol, celle qui m’unie depuis des vies antérieures à la musique.
Le soleil entre à flots par la croisée ouverte. Le chant des oiseaux me parvient à travers le filtre du vent léger. Ce mois de mai est magnifique dans notre région de Provence. Erika, ma mère, parle fort. Elle a dû s’installer sur la terrasse, sous ma fenêtre. Sa voix est nerveuse et agitée. Le téléphone ; elle est au téléphone. Inutile de me pencher pour le savoir, ses phrases restent sans réponse audible. Une seule personne la met dans cet état de transe : Mathieu, mon père. Sans doute discutent-ils encore de notre voyage.
— Lily ? Lily ?
Le ton clair et chantant de ma petite sœur. Cavalcade dans les escaliers qui mènent à ma chambre. Elle est pressée de me retrouver. La porte s’ouvre à la volée. Nawel, blonde et lumineuse, me sourit en me tendant une enveloppe blanche de grand format. Avant qu’elle ne parle, je sais de quoi il s’agit. Mon cœur bat un peu plus rapidement.
— Le facteur vient de passer, c’est pour toi, ça vient de Spokane.
Je reste figée quelques instants. Voilà, ça y est, je reçois la réponse, même si au tréfonds de mon être je la connais déjà. Je prends le précieux sésame qui va décider de ma prochaine destinée et le soupèse dans ma main. L’avenir ne pèse pas lourd. Dans les 150 grammes peut-être. Mais 150 grammes c’est certainement mieux que 50 grammes. Ma sœur attend, ses yeux vert émeraude me scrutent intensément. Je tarde à détacher le papier autocollant. Soudain, la certitude s’impose, je n’ai plus vraiment de doute quant à l’issue de ma candidature. Le pli s’ouvre, béant et se dévoile : plusieurs feuilles de différentes couleurs sont pliées. Je n’ai encore rien lu, mais je devine qu’il s’agit d’un heureux présage. Enfin, je prends connaissance du contenu et mon visage se fend d’un lumineux sourire.
— Je suis admise.
Nawel hurle de joie et saute. Maintenant elle court et interpelle Erika, encore en ligne.
— Lily est admise à Spokane !
Sans la voir, je devine l’attitude de ma mère ; son visage se ferme et elle serre les dents. Elle sait ce que cela signifie. Elle vient de perdre son dernier atout et plus rien ne nous retient ici, dans ma France natale. Le départ devient incontournable. Mon père, au bout du fil, apprend lui aussi la nouvelle. Sans doute argumente t-il davantage pour convaincre ma mère. Il n’y a plus de possibilité de retour arrière. Mon admission à l’université de Spokane en section musique clôt le débat. Nous partirons retrouver mon père qui travaille depuis plusieurs mois à Cœur d’Alène dans l’Idaho, Etats-Unis. La famille finira par être réunie.
Dans mes mains, le dossier de Whitworth university, department of music, tremble un peu. L’immersion aux states ne m’affole pas, c’est plutôt l’accueil réservé qui m’inquiète. La langue ne sera pourtant pas une barrière. Je suis parfaitement bilingue. Ma mère y a veillé. Depuis notre plus tendre enfance nous n’avons eu que des « nannies » anglaises. Cependant, le campus compte près de 2700 étudiants, presque autant que la population de mon petit village, Saint-Paul-de-Vence. Je vais devoir apprendre à naviguer au milieu d’une telle foule et cela ne correspond pas vraiment à mon caractère.
Contrairement à Nawel, je suis une fille discrète et secrète. Plutôt bien dans ses baskets malgré une propension à être « différente ». Je suis perçue comme quelqu’un de froid et distant. ça n’est pas comme si je ne voulais pas m’intégrer à un groupe, mais plutôt comme si je ne savais pas comment faire, je ressens toujours cette sensation d’être « à part ». Les autres me parviennent déformés, incompréhensibles. C’est la raison pour laquelle je préfère de beaucoup les occupations solitaires : le violon, le jogging. Rien qui ne m’oblige à m’intégrer et à développer un lien social. Mon changement de vie s’annonce radical.
*
Mon père conduit vite, trop vite, ses mains nerveuses posées sur le volant du véhicule de location nous emmènent de l’aéroport vers notre nouvelle résidence à Cœur d’Alène. Mon père ingénieur, employé par une grande firme internationale, a été muté depuis plusieurs mois sur ce site. Les mines d’argent sont un important bassin d’emploi et l’entreprise française de Mathieu a raflé avec succès une sous-traitance dont les rapports financiers ne sont pas négligeables. Il a été plébiscité pour venir renforcer l’équipe et une telle opportunité ne se refuse pas. D’autant plus que cette promotion correspond parfaitement à ses aspirations et au fruit de son travail acharné. Son statut et son salaire en ont été décuplés. Le reste de la famille, Erika, Nawel et moi étions restées à St Paul où nous vivions depuis toujours. Ma mère s’était depuis longtemps accommodée du poste surchargé de son époux et de ses longues missions en Europe. Bilan de mon enfance : une mère indépendante, un père absent, une vie confortable préservée sous le soleil du midi, dans le microcosme de la bourgeoisie niçoise. Papa a souhaité nous rapatrier à plus ou moins long terme. Et voilà l’objet du débat : le terme. Erika le souhaite le plus court possible, envisageant de me laisser en internat jusqu’à la fin de mes études, refusant catégoriquement de rendre la location de notre maison provençale. Mathieu argue que c’est une dépense inutile puisque l’avenir ne le ramènera certainement pas dans le Midi. La discussion revient en boucle sur ce sujet. Ma mère s’est murée dans un silence buté et la dispute qui les a opposés s’est tue. Le jour fait place à la nuit, l’excitation à l’énervement et à la fatigue. Nous touchons enfin au but.
La route sinue dans la dense forêt et j’ai l’impression, peut-être pas fausse, que je suis au bout du monde. Puis elle apparaît au détour d’un virage, la villa, adossée à la montagne, imposante et élégante à la fois. Elle est illuminée et semble nous attendre, solitaire à l’écart du voisinage. Son architecture est moderne, les niveaux sont rectangulaires, ouverts par de larges baies vitrées donnant sur la pelouse. L’aménagement intérieur est tout aussi contemporain, les pièces sont vastes, blanches, habilement meublées de mobilier High-tech et de tapis moelleux.
— Je l’ai loué meublée, explique mon père, tu pourras l’agencer à ta guise Erika.
L’approche de mon père est bien vue, maman a un faible pour le relooking, mais pas ce soir après les heures de voyage et de dispute.
Ma mère, d’origine slovaque, qu’une carrière de mannequin international a conduite à Paris, a rencontré mon père, esseulé et séduisant, lors d’un vernissage. Ils se sont plu, aimés et quittés. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais leur insouciance eut une conséquence : moi. Mathieu épousa très vite Erika afin de m’offrir un foyer. C’était tout mon père, issu d’une famille puritaine, l’honneur devait être sauf avant tout. Pourtant il ne leur vint pas à l’idée que grâce aux progrès de la médecine, ils auraient pu me faire disparaître dans les limbes. Ou peut être étais-je un bon prétexte ? Sans se l’avouer, ils se désiraient l’un l’autre. Deux années plus tard, Nawel, agrandissait notre famille et nous touchait de sa grâce.
Nous nous dirigeons vers l’escalier de plexiglas et d’alu pour choisir nos chambres. Je suis exténuée, la première fera bien l’affaire. Bonne pioche : elle est spacieuse avec une fenêtre donnant sur les bois. Le lit est un grand deux places et la salle de bains attenante est multicolore en pâte de verre. J’adore. Que ma nouvelle vie commence !
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Extrait Chapitre 1er de TOUCH Rédemption édité chez ATINE NENAUD