CHAPITRE 2

abab

"Il faut que nous en parlions.

_ Pas pour le moment.

_ Le plus tôt sera le mieux.

_ Je ne veux pas, Diego.

_ Il le faut.

_ Pourquoi tu me harcèles? Je te dis que nous en parlerons plus tard!

_ Quand nous serons arrivés à destination et que nous serons à des milliers de kilomètres de lui?

_ Tu proposes que nous allions le chercher?

_ Que tu ailles le chercher. Tu es sa mère et tu as l'air d'une zombie sans lui.

_ Il faudrait être sans coeur pour ne pas avoir l'air d'une zombie quand un de tes enfants est seul pour survivre dans ce monde de fous!

_ Nous avons quatre autres enfants.

_ De toute façon, tu n'as jamais vu que par Lina. Mais d'un seul coup, comme elle te fait la tête, tu prends conscience des autres!

_ Driss a seize ans; il est en âge de pouvoir se débrouiller un peu seul. Les autres n'ont pas cette chance. Nous devons avoir des priorités désormais. "

Diego se leva pour aller s'allonger au milieu des enfants. Mina et Luciano se blottirent contre lui. Lina était un peu à l'écart, le visage tourné vers le chemin que nous avions déjà parcouru. Josef me fixait; je lui fis signe d'approcher.

"Maman, je viens avec toi.

_ Où ça, Jo?

_ Retrouver Driss.

_ Non. Tu vas rester avec les autres. Je ne suis même pas sûre d'y aller. Nous sommes déjà loin de la maison.

_ Ce n'est plus notre maison là-bas.

_ Tu as raison.

_ Maman, pourquoi ils nous ont chassés?

_ Ils ne nous ont pas chassés. Nous sommes partis avant que ce ne soit le cas.

_ Je crois que Driss est retourné là-bas parce que c'est notre maison et qu'il ne voulait pas leur laisser. Son histoire de chérie, c'est du flan.

_ Tu connais cette fille?

_ Oui. Elle habitait dans notre rue, près de la butte.

_ Il est possible qu'il vive chez elle pour le moment.

_ ça m'étonnerait; ses parents voulaient quitter la ville aussi.

_ C'est Driss qui te l'a dit?

_ Non. C'est elle. Pendant que tu finissais les sacs à dos hier, elle est venue dire au revoir à Driss. Elle a demandé où nous allions, dans combien de temps nous y serions. Elle a dit que ses parents voulaient rejoindre le pays des Cockpit.

_ C'est loin.

_ Elle a dit que ses parents étaient sur une affaire pour avoir un bateau pour traverser l'océan. Il parait que là-bas une nouvelle ville a vu le jour. Que c'est là-bas que le monde va recommencer.

_ Le monde ne va pas recommencer, Jo. Comme je vous l'ai expliqué, le monde va disparaitre et nous allons sûrement disparaitre aussi. C'est la fin du monde.

_ Oui je sais, maman. C'est pour ça que Driss doit être avec nous quand tout va se terminer, hein?

_ Oui."

Ce fut à ce moment-là que je décidais que je devais retourner en arrière chercher mon fils aîné. Nous préparions ce départ depuis des mois avec son possible lot d'embûches et la fin inéluctable qui nous attendait tous, pauvres mortels. Tout avait été si réfléchi, si anticipé, si accepté que je ne pouvais accepter de mourir sans tous mes enfants autour de moi. Lina vint se planter devant nous et nous fit sursauter.

"Je viens avec vous, dit-elle en roulant son sac de couchage.

_ Personne ne va nullepart, répondis-je. Au lit tous les deux!

_ Je viens avec vous" répéta Lina.

Jusqu'à ses six ans, Lina était une enfant comme les autres. Je la comprenais, pour autant qu'une mère comprenne ses enfants, et partageais des moments fusionnels avec elle. Puis Lina avait fêté ses six ans et Diego était revenu de l'Ile de la Déception. De ce jour, Lina était devenue comme absente de son propre corps la plupart du temps. A partir de huit ans, elle était devenue le double enfant de son père. Partout leur similitude gestuelle attirait les regards. Elle ne s'adressait aux autres membres de la famille que par mots ou phrases courtes. Un spectre vivant, disait ma belle-mère.

"Il n'y a pas de discussion, répliquai-je sèchement. Vous resterez tous ici avec votre père. C'est non négociable. Au lit maintenant!"

Josef se leva et retourna s'allonger dans son sac de couchage. Son regard disait que j'avais tort mais jamais il n'aurait contredit une de mes décisions. Lina, elle, restait plantée devant moi. Je commençais à perdre patience. Je lui pris le poignet; elle gémit. Comme un signal, Diego se redressa:

"Laisses-la, dit-il d'une voix endormie. Lina, viens ici!"

Elle lui jeta un regard noir et ne bougea pas.

"Maintenant Lina!"

Elle le rejoignit en trainant des pieds. Il la coucha près de lui et me jeta un regard qui en disait long sur ce qu'il pensait de mon talent de mère avec elle.



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