Chapitre 3 : une affaire de temps

Lucie Ronzoni

3

Mars 1952

Dimitri n’avait d’yeux que pour Anna.

Anna ne le voyait pas.

Il faut dire qu’il était petit, chauve et grassouillet et elle, la plus merveilleuse jeune fille dont il puisse rêver.

Il était d’abord tombé amoureux de sa manière bien à elle de poser son béret écossais sur le nuage vaporeux de ses cheveux blonds bouclés. Sans miroir ni retouche, ses mains gantés le jetaient sur le haut de son crâne et  il était placé exactement là où il devait être. Ni trop à gauche, ni trop devant. Un geste, et son cœur avait chaviré. Le fait qu’en plus d’habile, elle s’avèrait jeune et charmante, avait agrandi le gouffre dans lequel Dimitri s’était senti sombrer. Elle ne pourrait jamais ressentir pour lui le même sentiment. C’était ainsi, il souffrirait en silence. Au moins avait-il la chance de la voir toutes les semaines, même de lui parler s’il était un peu plus téméraire. Chaque mercredi, il se disait qu’il allait tenter de l’aborder sur un détail quelconque de l’interprétation ou de l’organisation du prochain spectacle. Mais il se contentait de baisser la tête, le nez dans ses papiers, à signer des chèques ou à faire les comptes.

Le quatuor commençait à avoir une petite notoriété. C’était certainement le moment de voir plus grand : aller vers le symphonique pour pouvoir interpréter les œuvres de son maître, choisir un chef d’orchestre, jouer dans des salles appropriées. C’était remettre en question une organisation rodée déjà depuis plusieurs années. Il n’était pas sûr de vouloir que les choses se déroulent ainsi. Il aurait voulu se faire discret.

Le contexte en 1952 n’était pas plus favorable qu’à son arrivée, quatre ans plus tôt. En URSS, le totalitarisme stalinien faisait rage et fascinait, en France,  encore une certaine catégorie d’intellectuels aveuglés par des idéaux. Ceux-là lui auraient craché dessus et traité de fasciste, s’il n’avait pas pris soin de rester silencieux. Il avait vite compris que parler en mal du régime soviétique n’était pas favorablement perçu. Alors, lui, le réfugié politique de la première heure, se tut et se fit une place au milieu d’une bourgeoisie parisienne éprise de littérature française, de musique et surtout de liberté. Les boulots de traducteur et de précepteur que lui avait trouvés le secours catholique le faisaient vivre honorablement et surtout lui permettaient de côtoyer de riches familles qui ne cherchaient pas à l’interroger sur son passé, mais plutôt à profiter de son immense culture musicale. Et Dimitri ne s’en privait pas. Mais il n’était pas venu en France uniquement pour professer l’histoire de la musique à de jeunes fils et filles de bonne famille, il se devait de réaliser son rêve : jouer au grand jour les œuvres de son maître, Chostakovitch qui, resté au pays, critiqué par ses pairs,  renvoyé du conservatoire, et contraint publiquement à l’autocritique suite au rapport Jdanov, continuait de lutter pour l’art et contre le totalitarisme. Qui en occident pouvait avoir conscience de ce qui se passait là-bas ? En URSS, seuls ceux, peu nombreux qui s’intéressaient à la grande musique, av            aient conscience de la souffrance et des tourments des artistes qui avaient fait le choix de rester dans leur patrie.  Lui, Dimitri, musicologue, pétri d’admiration pour ce compositeur génial, avait choisi la fuite.

Peu de temps après son arrivée, il placarda sur les murs de Paris des affiches pour recruter des musiciens passionnés, comme lui, du compositeur. Des centaines de violonistes, altistes, et violoncellistes auditionnèrent. Beaucoup d’entre eux étaient russes ou originaires de l’Europe de l’Est, d’autres étaient des communistes français convaincus, d’autres encore n’avaient aucune conviction politique. Les motivations de chacun pour jouer cette musique furent diverses. Les communistes, ignorants de ce qu’il se passait au pays,  croyaient y trouver une expression du parti alors que  les quelques russes, déplacés pendant la guerre et qui avaient choisi de ne pas rentrer chez eux, entrevoyaient, sans en parler, toute la souffrance du compositeur. Lui se taisait à ce sujet. Il ne rentrait jamais dans ces polémiques. Seul lui importait que la musique fût jouée.

Il choisit donc les meilleurs, sans tenir compte de leur passé et leur conviction, et grâce à ses relations obtint que l’église saint François Xavier, sceptique tout de même sur ses intentions,  lui soit ouverte pour les répétitions. Pour ménager les opinions, il mit au programme des compositeurs plus consensuels et put se faire une place sur la scène musicale de l’après-guerre. 

C’est ainsi que l’intellectuel musicologue, se transforma en impresario pour son quatuor à cordes : tous les mercredis soirs, en même temps qu’il prêtait l’oreille aux répétitions, il devait payer ses musiciens, faire ses comptes et organiser le planning de la semaine.

Anna et son béret avaient remplacé depuis deux mois, au pied levé, l’altiste, malade. Elle était douée, sensible à l’œuvre du compositeur, communiste et juive. Cela achevait de le plonger dans les profondeurs abyssales de son gouffre. Car, il entrevoyait mal, comment, lui, qui avait fui l’URSS en se faisant passer pour juif, pouvait fonder quoi que ce soit avec cette jeune fille. Il se contentait donc de la regarder et de s’émouvoir à sa vue.

Les musiciens venaient chercher comme d’habitude leurs payes après la répétition. Dimitri avait mis au point un double système de rémunération : une partie fixe et une partie variable en fonction de l’audience de leur concert. Le dernier spectacle n’avait pas fait salle comble en raison d’un programme russe un peu trop affiché.  Les musiciens avaient l’habitude de ces rémunérations en dents de scie, mais ce soir, ce ne fut pas le cas d’Anna. Elle prit l’argent des mains de Dimitri et regarda longtemps les billets. Plus longtemps que d’habitude. Il dut lever la tête de ses papiers pour croiser son regard.

-            Puis-je vous parler, Monsieur Poliakov ?

-            Je..je vous en prie., bégaya-t-il.

-            Je préfèrerais attendre que les autres soient partis.

Ce genre de choses devait bien arriver un jour. En tant qu’administrateur du quatuor, il devait régler un certain nombre de questions pratiques, bien éloignées de la sphère artistique, et l’argent pouvait être plus qu’un détail pour certains. Pour l’instant, il n’avait pas eu de problèmes de ce genre. Les musiciens savaient que ces concerts n’étaient qu’un plus dans leur carrière et qu’ils devaient s’assurer de gagner leur vie par d’autres moyens. Les deux violonistes, le violoncelliste, ainsi que l’altiste malade étaient musiciens permanents pour des grands orchestres parisiens. Tous donnaient des cours au conservatoire en plus des cours particuliers. D’Anna, il ne savait pas grand chose. L’altiste l’avait recommandée dans l’urgence et Dimitri n’avait pas eu le temps d’auditionner d’autres artistes, ni de la questionner davantage. Il faut dire qu’elle l’impressionnait tant, que lui parler n’avait jamais été chose aisée.

Les musiciens ne se pressaient pas pour ranger leurs instruments. L’attente fut donc longue et très troublante pour Dimitri. Elle se tenait à quelques mètres de lui, faisant semblant de s’attarder à fermer son étui. Le violoncelliste lui proposa de la raccompagner chez elle. Elle prétexta qu’une amie venait la chercher et qu’elle préférait rester à l’attendre à l’intérieur car il faisait très froid dehors. Le musicien n’insista pas. Dimitri et Anna se retrouvèrent seuls pour la première fois dans le silence et la pénombre de Saint François Xavier.

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